Variations sur la robotique et l'automantisme


Jean-Pierre Depetris
, Le 5 décembre 2014

Du pouvoir des robots

Je ressens cette impression curieuse et persistante que le monde est dirigé par des programmes, des robots. Cette impression est curieuse car elle commence par remettre en question ses propres prémisses. Qu’appelle-t-on encore « le monde » si l’on imagine que des robots puissent le diriger ? Peut-être est-il alors seulement question de ce que l’on appelle « le monde libre », où l’adjectif s’entend alors comme dans « roue libre ». Et comment peut-on encore concevoir que des programmes, des robots, soient capables de commander quoi que ce soit quand on sait qu’ils sont dans leur essence des suites de commandes ? « Commandé par des programmes », cela sonne un peu comme « commandé par des réflexes » ; c’est quasiment le constat d’une mort cérébrale.

Il serait finalement moins fantaisiste de se raccrocher à une théorie du complot. Des conjurés se seraient insinués dans les rouages profonds des principaux États, de ce que nous appelons déjà « l’État profond » d’où ils imposeraient leur pouvoir occulte. Mais l’idée ne tient pas davantage pour plusieurs raisons.

La première est que nous connaissons très bien les conjurés, nous savons les places qu’ils occupent et qui ne sont pas si stratégiques. La deuxième est que nous connaissons aussi très bien ce qu’ils cherchent, leurs tactiques, leurs stratégies, leur vision du monde et leurs intentions. A-t-on jamais vu de complot qui se soit tramé à visages découverts ? La troisième raison enfin est que ces gens si bien connus ne sont pas particulièrement aimés, estimés, ni même respectés, non seulement par les opinions publiques, mais par ceux-là-mêmes qui ont les véritables et légitimes fonctions de pouvoir. Leurs idées et leurs intentions ne sont pas davantage partagées ni approuvées. Ces raisons mises à part, tout se passe pourtant comme si un petit groupe de conjurés gouvernait effectivement le monde, faisant manger dans leurs mains les dirigeants en titre des pouvoirs institués. Ces conjurés apparaîtraient bien alors plutôt comme l’interface des programmes, les orateurs programmés de la logique des robots, desquels ils tiendraient la réalité de leur pouvoir.

Comment un scénario aussi fou pourrait-il se réaliser ? Attention, je ne propose pas un scénario du type Matrix ; dans le mien, les robots sont plus rudimentaires et dépourvus de toute efficacité. On ne doit pas attendre d’eux la moindre commande pertinente dans une situation donnée. Ils ne fermeraient certainement pas un robinet en cas d’inondation, comme on l’a vu dans la dernière crise financière, et ils lanceraient moins encore les pompes. Pour ce qui est des pompes, nous serions plutôt chez les Shadoks.

De l’impuissance du pouvoir

Je n’évoque peut-être ici que l’impuissance des pouvoirs, qui n’est pas une si grande nouveauté. Certes il s’agit aussi de cela. Il y a d’ailleurs bien longtemps que les termes « pouvoir » et « impuissances » se trouvent associés plus souvent qu’à leur tour à travers d’inconscients oxymores. Depuis des temps immémoriaux les détenteurs du pouvoir semblent avoir été davantage les outils du destin ou de quelque raison dans l’histoire, que leurs véritables acteurs. Qu’est-ce qu’un Alexandre, qu’est-ce même qu’un Spartacus, sans le travail de taupe d’un Archimède ou d’un Pythagore ? Cependant, jamais aucun pouvoir n’a paru être le jouet de robots, plutôt que du destin, du sens de l’histoire, du progrès ou de quelque déterminisme. Jamais non plus ce qui paraissait au-dessus des détenteurs du pouvoir n’avait paru aussi impuissant qu’eux. Voilà ce qui est réellement nouveau et qui devient intéressant.

À l’époque où William Klinton était président des États-Unis, on a commencé à forger l’expression « le locataire de la Maison Blanche » pour illustrer avec beaucoup de justesse cette perte de pouvoir. Aujourd’hui, concernant Obama, on serait plus tenté de dire « le prisonnier de la Maison Blanche » en pensant au Numéro Six de la célèbre série britannique the Prisoner. Rétrospectivement, G.W. Bush laissait déjà la même impression. Celle-ci fut même particulièrement saisissante pendant les heures et les jours qui ont suivi l’attaque du Word Trade Center. En contraste complet avec les discours qu’on lui demandait de prononcer, l’homme semblait plutôt effarouché, et totalement dépassé par la situation. L’impression que j’ai ressentie alors était celle d’assister à un coup-d’État mais qui laissait chacun à sa place. Ceux qui n’ont pas eu une telle sensation à l’époque devrait rechercher des documents vidéos pour observer ce dont je parle.

De l’essence du pouvoir

Le véritable pouvoir est celui sur les choses. Je ne crois pas que des Archimèdes aient jamais pu abolir l’esclavage sans des Spartacus, mais je crois encore moins le contraire. Un ventilateur électrique vaut bien mieux qu’un esclave qui agite une palme. D’autant plus que si j’ai besoin d’un esclave pour me ventiler, j’en viendrai vite à en avoir besoin pour travailler à ma place, pour savoir écrire à ma place, parler d’autres langues à ma place… jusqu’à ce que je devienne un idiot complet. D’un autre côté, si j’ai besoin d’un ventilateur et d’une prise, pourquoi pas d’un programme qui édite à ma place, qui me suggère mes contacts et mes pôles d’intérêt, qui structure mes idées à ma place… jusqu’à ce que je parvienne aussi bien à devenir un idiot complet ?

Voilà bien justement la question, celle du pouvoir sur les choses : ce pouvoir est proprement la technique au sens où je possède un minimum de maîtrise sur celle-ci, au sens aussi où j’en acquiers un minimum d’intelligence théorique, voire philosophique.

Ce pouvoir des robots ne serait en somme que le symptôme d’une perte de maîtrise de la technique ; de dispositifs technologiques qui partent en roue libre, ouvrant la voie à un nouveau monde technologique qui rappellerait plus celui des Shadoks, que sa projection magnifiée dans la science fiction. Ces nouveaux Shadoks en seraient réduits à l’attente messianique d’un point de singularité, parousie d’une intelligence nouvelle surgissant de la profusion de gadgets idiots, plutôt que d’envisager l’effort nécessaire pour se remettre au niveau de techniques qui commencent à leur échapper.

De la maîtrise et de sa perte

Mais à qui échappent exactement les techniques ? Est-il imaginable qu’elles échappent à tout le monde ? Et si cela était, elles n’échapperaient certainement pas à tous d’une même façon. Les manières dont les techniques échappent à ceux qui s’en servent mériteraient une étude sérieuse qui n’est pas envisageable ici.

En un sens, il est cependant normal que la technique nous échappe ; elle est en partie faite pour ça. Il n’est qu’à songer ici aux techniques d’écriture. Si je me rends attentif au style ou à quelques contraintes formelles, il se pourrait bien que ma pensée en soit stimulée et que ce que je dise alors aille un peu au-delà de ce que j’aurais été capable de concevoir autrement. Inversement, s’il m’arrive d’écrire comme guidé par des réflexions qui m’absorbent, par des émotions, des intuitions… sans prêter la moindre attention à un style ou à la simple construction de mes phrases, il se pourrait que j’écrive dans un style parfait.

Ce qui est certain est que je suis incapable d’être attentif à tout en même temps. Cependant, il est préférable que je sois en mesure de me rendre attentif à tout successivement. Il est préférable que je sois assez familiarisé avec une langue pour savoir l’employer automatiquement sans devoir dissiper mon attention dans des questions d’orthographe, de syntaxe, de ponctuation ou de lexicologie ; mais je dois être aussi capable de prendre assez de distance avec ces automatismes pour demeurer en mesure de les modifier, les questionner, les retourner, et retrouver en somme les aptitudes balbutiantes de celui qui découvre une langue. C’est en quoi consiste précisément la maîtrise d’une technique : dans l’aptitude à passer sans peine du « manuel » à « l’automatique ». Or, il semble que la plupart de nos dispositifs mécaniques et logiciels possèdent des défauts de conception qui nous empêchent de nous livrer commodément à une telle gymnastique. Ils paraissent même souvent avoir été délibérément conçus dans ce but.

De l’impuissance (et) des effets spéciaux

L’intelligence humaine s’est forgé des outils ingénieux de nature à enflammer les imaginations. Pendant que les uns s’émerveillent et ne savent plus refréner leur enthousiasme, d’autres craignent tous les dangers. Tous semblent cependant d’accord sur un point : ces technologies sont efficaces et elles marchent ; ce dont je suis moins sûr. Je pense pour le moins que les conditions pour les faire marcher ne sont pas réunis. Disons que je ne crains pas les dangers que ces techniques pourraient faire courir aux hommes, mais plutôt celui que nous courons à ne pas savoir les utiliser alors que nous les avons mises en œuvre ; les dangers surtout que nous nous faisons courir à nous en servir pour nous décérébrer.

Peut-on imaginer une civilisation dans laquelle une part significative des classes patriciennes perdrait contact avec les techniques positives ? N’est-il pas plus difficile encore d’imaginer qu’une classe servile, dépossédée elle aussi d’aptitudes techniques, puisse se développer sans limite, jusqu’à brouiller les frontières entre les deux ? Perdues entre elles, on imagine mal ce que pourraient faire les classes ingénieuses et laborieuses. Des nains qui jouent avec des claviers de géants, voilà l’image qu’offre l’usage des techno-sciences aujourd’hui. Je ne nie pas que les claviers et les algorithmes soient là, ni les aptitudes cognitives au fond ; sans doute ne manque-t-il que les tabourets pour être à la hauteur de la table.

Il me semble que la vie quotidienne pratique donne une évidence palpable à ce que je dis ; sinon on peut toujours comparer le budget d’Hollywood avec celui de la NASA. Les plus hautes technologies brillent surtout dans la production d’effets spéciaux, et leur bilan est lui-même produit par des effets spéciaux. Cependant, je ne nie évidemment pas que l’avenir appartienne à ceux qui en inventeront des usages plus pertinents et plus efficaces.






© Jean-Pierre Depétris, 5 décembre 2014

Copyleft : cette œuvre est libre, vous pouvez la redistribuer et/ou la modifier selon les termes de la Licence Art Libre. Vous trouverez un exemplaire de cette Licence sur le site CopyleftAttitude http://www.artlibre.org ainsi que sur d'autres sites.

Adresse de l'original : http://jdepetris.free.fr/Livres/jalons/variations.html