De ce que j’entends par science


Jean-Pierre Depetris
, Le 13 décembre 2014


Le mot « science » est chargé de malentendus, et ceux-ci ont des effets pervers sur certains de mes propos et de quelques autres. La méthode scientifique se définit pourtant sans peine : généralisation de l’expérience, et de la modélisation mathématique. La science repose en principe sur des expériences qui peuvent être reproduites ou observées par quiconque, et sur des inférences mathématiques qui, sauf pathologie, relèvent d’aptitudes cognitives propres à l’espèce humaine. On pourra toujours arguer que bien des expérimentations scientifiques demandent des dispositifs complexes et coûteux, ou encore reposent sur des calculs bien trop complexes pour le commun des mortels, mais si ces expériences et ces calculs ne ramènent pas d’une façon ou d’une autre à ce qui est observable et intelligible par tout homme en possession de ses moyens, leur caractère scientifique commencera à devenir discutable.

On remarquera que le mot « scientifique » est bien souvent employé dans un sens tout opposé, désignant précisément ce qui serait invérifiable et inintelligible au commun des mortels. Vérifiable et intelligible, ces deux mots posent problème. Il ne s’agit pas de dire « vérifié » et « compris » ; il s’agit d’un principe. Des faits n’ont pas à être nécessairement vérifiés et compris pour être vérifiables et intelligibles. Prenons un exemple : la loi de Snell. Qu’apporterait une étude sociologique qui révélerait le pourcentage de ceux qui l’ont vérifiée et comprise, et de ceux qui n’en ont jamais seulement entendu parler, puisqu’il suffirait de quelques minutes pour la faire vérifier et comprendre même par un enfant ?

Il est probable qu’un enfant qu’on susciterait souvent ainsi, acquérait des aptitudes d’observation et de déduction au-dessus de la moyenne, mais l’absence de telles aptitudes n’empêcheraient en rien de vérifier et comprendre la loi de Snell en quelques minutes. En somme, si la découverte scientifique peut bénéficier d’aptitudes exceptionnelles, la connaissance scientifique, elle, n’en exige aucune ; et c’est un principe, quasiment une règle.

Il est comme une sœur symétriquement inversée de la science : la magie. Elles sont semblables : elles utilisent les mêmes méthodes, reposent sur les mêmes observations, mais quand l’une nous offres des évidences limpides, l’autre nous émerveille en nous les faisant paraître troubles et impénétrables. C’est ce que fait un prestidigitateur. Généralement, l’émerveillement fonctionne parce que nous ne sommes pas dupes ; nous savons qu’une astuce nous rend incompréhensible et invisible ce qui est en réalité simple et limpide. Il existe aussi une façon de concevoir la science qui correspond exactement à ce que fait un prestidigitateur, mais avec alors une intention délibérée de tromper, en tentant de persuader que le tour repose sur des connaissances fondamentalement inaccessibles au commun. Comme cette attitude n’est pas étrangère à la valorisation des diplômes que délivrent les universités concurrentes ou à celle des brevets, ni à la justification de choix politique par le recours à des experts, elle s’insinue partout et brouille les esprits.

On n’est jamais sûr de ce qu’un interlocuteur va comprendre lorsqu’on dit « scientifique ». Il est probable qu’il pensera à des choses très compliquées intelligibles seulement à des spécialistes. Mais la science est accessible même à l’idiot. Le problème de l’idiot n’est pas qu’il soit incapable de comprendre la loi de Snell ; il est de ne pas en voir l’intérêt quand il l’a comprise, de ressentir comme un désenchantement de comprendre. Le problème de l’idiot tient en somme à ce qu’il serait déçu par la réalité du monde.

Le terme « scientifique » est particulièrement porteur de malentendus lorsqu’il est associé à celui de « vérité ». Qu’est-ce que cela apporte à une vérité d’être scientifique. Au premier abord, on pourrait supposer qu’il s’agit d’une vérité vérifiable. Comme la loi de Snell, une vérité scientifique serait de celles dont on peut s’assurer par l’expérience et le calcul ; de ces vérités qui peuvent demeurer invisibles pendant des générations, mais dont on ne peut plus douter une fois qu’on les a vues. De telles « vérités » ne sont pas si nombreuses, au point qu’on pourrait s’étonner qu’aucun système d’enseignement ne se soit encore fait une mission de les enseigner toutes, et de s’assurer qu’elles soient connues de chacun avant qu’il n’ait terminé ses études.

Ces vérités-là sont cependant embarrassantes. D’un côté, elles pourraient quasiment se tenir seules. Chacune repose sur des observations assez simples et s’exprime dans des proportions et des mesures qui ne le sont guère plus. Cependant, elles communiquent : Il se peut qu’une simple « vérité » de cet ordre remette en question toutes les autres ; qu’elle suggère du moins une autre façon de les saisir. Elle ne les annulera pas cependant. La théorie de la relativité, par exemple, ne change pas grand-chose à la loi de l’accélération définie par Galilée, même si elle remet en cause la théorie newtonienne de la gravitation. Quelles que soient les révolutions scientifiques, les pommes ne chutent pas autrement. Le glissement alors est imperceptible qui nous conduit de ces vérités premières et certaines, à des constructions qui ne le sont plus du tout. Car si ce sont ces constructions élaborées que nous appelons « vérités scientifiques », ces vérités-là sont singulièrement fugaces. Ces « vérités scientifiques » ne résistent jamais longtemps à l’investigation scientifique.

Très souvent, la locution « vérité scientifique », fait entendre qu’il s’agirait d’une vérité plus vraie que vraie ; une super vérité, une vérité garantie par des institutions nationales, une vérité brevetée en somme, aux normes internationales ; une vérité qu’il ne serait donc pas utile de vérifier ni de chercher à comprendre. Loin d’être une vérité observable et intelligible, ce serait plutôt une vérité à croire, car nous n’aurions par principe aucun moyen de la vérifier ni de la comprendre.

On imagine jusqu’où cela peut mener lorsqu’il est question de « sciences » humaines, notamment économiques. Et pourtant, dans des sciences que l’on peut bien qualifier d’humaines, comme la linguistique, le principe de la double articulation par exemple, est de ces connaissances simples, accessibles même à un enfant, qu’on peut ignorer longtemps mais dont on ne peut plus douter une fois qu’on les a perçues.

Je perds peut-être mon temps à dérouler de telles banalités. Il se peut même que je devienne insultant envers mon éventuel lecteur en lui laissant entendre qu’il devrait en être instruit. Si c’est ce qu’il ressent, qu’il m’en excuse en comprenant que mon propos n’est pas là en réalité. Le problème est que nous formulons toujours nos énoncés dans des contextes, des contextes ouverts, et qui véhiculent inévitablement les connotations dont ils sont chargés. Il est alors impossible qu’un interlocuteur non prévenu soit en mesure de deviner immédiatement ce que j’entends quand j’emploie les mots « science » ou « scientifique ». Il ne peut du moins commencer à le comprendre qu’en les rattachant à mon propre contexte. C’est celui-ci que je suis justement en train d’écrire, si l’on veut.






© Jean-Pierre Depétris, 13 décembre 2014

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