De l’objet et de l’expérience numériques

Jean-Pierre Depetris, juillet 2013



ce qu'il y a de plus important, de fondamental, ce qui produit l'impression la plus profonde, ce qui agit avec le plus d'efficacité sur notre moral dans une œuvre poétique, c'est ce qui reste du poète dans une traduction en prose ; car cela seul est la valeur réelle de l'étoffe dans sa pureté, dans sa perfection. Un ornement éblouissant nous fait souvent croire à ce mérite réel quand il ne s'y trouve pas, et ne le dérobe pas moins souvent à notre vue quand il s'y trouve… On peut observer que les enfants se font un jeu de tout ; ainsi le retentissement des mots, la couleur des vers les amusent, et, par l'espèce de parodie qu'ils en font en les lisant, ils font disparaître tout l'intérêt du plus bel ouvrage.1




Dématérialisation et travail de l’esprit

1. Le travail de l’esprit a toujours été par nature, et même par définition, détachable de son support matériel, du moins en esprit, si j’ose dire. Disons qu’il a toujours été par essence réitérable.

1.1. Le travail de l’esprit n’est toujours que trop attaché à du support matériel. Bien sûr, il le demeure avec les techniques numériques ; et bien sûr, d’un autre côté, il ne l’a jamais vraiment été non plus.

1.2. Le travail de l’esprit demande donc un nouveau travail, un travail de l’esprit supplémentaire pour le détacher de son support, le détacher, disons, mentalement.

1.3. Il est vrai cependant que ce travail supplémentaire exigé de l’esprit peut aussi bien être l’essence même du plaisir esthétique ou intellectuel.

1.1.1. En somme, le numérique n’apporte peut-être pas grand-chose de nouveau pour ce qui est d’une émancipation de la matérialité. Peut-être me prive-t-il même en partie de ce travail de l’esprit supplémentaire en l’ayant accompli par avance à ma place. L’affirmer serait toutefois paradoxal.

1.1.2. Il est remarquable que le numérique s’impose à un moment où, plus que jamais, les artistes ont cherché, peut-être désespérément, à dépasser cette séparation entre ouvrage et support.

1.1.3. Aussi, paradoxalement, la matérialité elle-même se dématérialise, avec l’importance accordée aux textures, la volonté de donner une apparence matérielle aux interfaces graphiques.

L’expérience numérique

2. Le numérique donne prise à des expériences particulières, des expériences de l’esprit évidemment.

2.1. On peut entendre bien des récriminations contre une trop apparente dématérialisation. Elles ne sont pas très crédibles : « Ah, tout ce qu’on perd à ne pas voir un film sur le grand écran d’une salle de cinéma… à ne pas admirer la toile réelle sur le mur du musée, à ne pas sentir l’odeur de l’encre et du papier ! » Voilà qui rappelle une remarque de Descartes, qu’il en est qui sont si peu instruits des choses de l’écrit que lorsqu’on leur montre un livre, ils le portent à leur nez comme des bêtes. Ces récriminations ne sont pas très crédibles du seul fait qu’elles viennent de ceux qui veulent nous vendre des bouquins, des places, etc. Elles le sont d’autant moins qu’ils en font trop. À supposer qu’ils aient raison, il n’y aurait alors plus aucune raison de chercher à limiter ou à taxer des expériences qui seraient alors définitivement insatisfaisantes. À supposer qu’il vaille vraiment mieux lire un livre imprimé, la lecture à l’écran ne serait qu’une invite à l’acheter : de même pour le cinéma, la peinture, etc.

2.2. Voir un film sur l’écran de son portable est pourtant aussi une expérience irremplaçable, qui permet de le revoir, de le naviguer, d’en disséquer chaque scène, de s’arrêter pour réfléchir, etc. C’est en somme regarder un film comme on lit un livre, dans la solitude d’une pièce et l’intimité d’un écran. C’est changer l’essence même du cinéma, qui devient alors plus lecture que spectacle. J’ai déjà souvent parlé par ailleurs de la lecture de texte à l’écran, et de ce qu’elle apporte qui ne sera jamais accessible à l’imprimé : copier-coller, rechercher, accéder directement à d’autres ouvrages d’un geste de la main, etc.

2.3. La simple commande numérique au clavier est à elle seule une expérience incomparable. Sans compter que les objets-mêmes, le clavier, l’écran, les interactions entre les deux, sont proprement fascinants, comme les légers bruits mécaniques qui accompagnent leur usage. Il y a une sensualité stupéfiante à piloter des programmes du bout des doigts, que connaissent très bien ceux qui s’y adonnent, même s’ils sont avares de confidences sur ce sujet. Des matériaux de synthèses en deviennent alors des matières nobles que l’on aime toucher et caresser.

2.4. Curieusement, les publicités ignorent assez généralement ces expériences, focalisant plutôt les attentions sur les aspects les plus spectaculaires de ce qui se passe à l’écran.

Œuvre et virtualité

3. Il est vrai que dans l’ouvrage numérique, le travail supplémentaire qui est demandé à l’esprit pour le détacher de son support est partiellement accompli.2

3.1. On pourrait y trouver une lointaine parenté avec le ready madede Duchamp.

3.1.1. Certes, on pourrait dire aussi que nous sommes aux antipodes du ready made, car dans celui-ci, ce travail est loin d’être accompli. Le ready mades’offre à la perception dans sa plus complète matérialité. Cependant, cette matérialité n’est pas l’œuvre, puisqu’elle est la plupart du temps celle d’un objet manufacturé : la pissotière de Duchamp. C’est donc encore une fois un travail supplémentaire de l’esprit qui opère la distinction entre cet objet manufacturé et « l’œuvre de l’esprit ». Cette « œuvre » est alors principalement un regard esthétique sur la matérialité de cet objet.3

3.1.2. Le numérique opère un semblable travail sur l’œuvre, un travail qui est donc proprement ready made, déjà fait.

3.1.3. À ce moment-là, on a coutume de parler d’œuvre « virtuelle », dénotant qu’on n’a rien compris.

3.2. En quoi pourrait-on dire que cette œuvre est virtuelle ? En ce qu’elle est constituée d’un ou plusieurs fichiers numériques, voire en leur seule interaction (dans le sens où elle ne se réduit pas à leur somme – il n’y a pas, par exemple, un fichier HTML etun fichier CSS, mais aussi une URL de l’un à l’autre), et qui sont destinés à s’actualiser à travers les pixels d’un écran, des jets d’encre sur du papier, voire en d’autres fichiers numériques.

3.3. C’est avant tout cette virtuelle exportation en d’autres fichiers numériques qui est déterminante, et qui autorise donc le terme de virtuel.

3.3.1. L’interaction de fichiers qui s’affichent dans mon navigateur (et qui ne sont pas nécessairement dans le même dossier, dans le même répertoire, voire sur le même serveur) sont parfaitement exportables sous la forme d’un ou d’autres fichiers PostScript, XML, PDF, ODT, JPG, etc.

3.3.2. Alors se pose inévitablement la question : Où est l’œuvre réelle ? Répondre à cette question supposerait d’en résoudre d’abord une autre : Quelles sont exactement les données à conserver pour me permettre d’affirmer lors d’une de ses réitérations qu’il s’agit bien de la mêmeœuvre, ou, sinon, qu’elle est corrompue si l’on ne les retrouve pas.

La réitération des œuvres

4. Encore une fois, cette question est très loin d’être nouvelle (celle, disons, de la mêmité). En quoi la copie d’un tableau serait-elle ou non la mêmeœuvre ? En quoi une photo ? Et jusqu’à quel point tolérera-t-on des inexactitudes de couleurs ? En quoi peut-on dire qu’une réédition est bien celle d’un mêmelivre ? Ou sa traduction ? Etc.

4.1. La nouveauté est que le numérique permet la copie à l’identique, mieux, le clonage. Le fichier copié est toujours exactement le même, sans aucune altération, mais dans sa nature, il est plutôt destiné à être exporté, au minimum exécuté dans un autre programme. Dans ce cas, l’œuvre n’est plus seulement le ou les fichiers, voire leur interaction ; elle en est distincte. Elle doit demeurer identique sans que les fichiers doivent le rester.4

4.2. Les fichiers numériques ne s’actualisent que dans une interaction avec un programme sous un système ; même si les fichiers demeurent identique, les programmes et les systèmes sont différents. Dans ces conditions, il devient problématique de dire jusqu’à quel point une œuvre demeure la même au cours de ses réitérations.

4.2.1. D’un côté, on pourrait dire que le numérique résout de telles questions bien mieux qu’elles ne l’ont jamais été. Les fichiers contiennent des indications précises : couleurs, tailles, caractères… dont il est facile de vérifier si elles sont corrompues ou conservées au cours d’une exportation.

4.2.2. D’un autre côté, ces questions demeurent plus que jamais indécidables. Qu’une police ou une couleur de fond pour ma page web soit indiquées dans le code ne suffira jamais à faire savoir l’importance que je leur accorde ; si je considère que leur modification provoquerait une altération de l’ouvrage, ou si je ne les ai même pas choisies car elles auront été automatiquement codées. Ce qui est réellement nouveau, c’est que si nous avons des indications codées, elles le sont avec une extrême précision.

Chose et procès

5. À vrai dire, la question de la matérialité, et notamment de la matérialité comme support, est fallacieuse, surtout si l’on veut l’opposer à un travail de l’esprit. Le travail de l’esprit s’exerce évidemment sur une matérialité – et d’ailleurs, « travail de l’esprit » est en la circonstance un pléonasme : le travail est toujours ici celui de l’esprit.

5.1. La question est plutôt qu’on a coutume de donner aussi le nom de « travail » à l’objet (matériel ou non) issu d’un travail : la chose, la choséïté, matérielle ou non. Aussi, le travail supplémentaire demandé à l’esprit consiste en ce qu’il s’efforce de considérer une œuvre comme un travail – un mouvement, une opération, un procès – et non comme une chose, la chose produite par ce travail.

5.2. Pour revenir au ready made, à la Fontainede Duchamp, il s’agit de distinguer la chose, l’urinoir manufacturé disons, en quelque sorte de l’oublier, pour considérer seulement le regard esthétique posé sur elle, sa substance, sa forme, sa couleur, ses ombres ; il s’agit de regarder cette « fontaine » comme si l’on n’en avait encore jamais vu. Il ne s’agit pas seulement de la considérer ainsi, mais proprement d’accomplir, de reproduire, ce travail d’observation esthétique, peu importe qu’il s’exerce sur la chose-même, sa photo, sa photo sur un écran, etc.

5.2.1. Cette reproduction, cette ré-actualisation du travail de l’esprit n’est en soi ni plus ni moins matérielle ou immatérielle que l’objet sur lequel elle s’accomplit ; elle est opération, procès, travail, et non seulement chose, objet.

5.2.2. C’est ce qui fait toute l’ambiguïté du mot « œuvre ». Naturellement, le mot « ouvrage », ou même le mot « travail », sont aussi ambigus, dans le sens où ils peuvent également servir à désigner seulement le produit du travail.

5.2.3. On peut encore ici distinguer une parenté entre l’objet (et le travail) numérique et le ready made ; non pas tant parce que la chose numérique déroberait toute matérialité dans un au-delà de l’écran comparable à l’autre côté du miroir d’Alice, mais dans le sens où il est immédiatement une invite irrépressible à intervenir sur lui.

L’œuvre numérique nous invite à nous l’approprier

6. L’œuvre numérique nous invite à nous l’approprier d’une façon ou d’une autre.

6.1. Il peut y avoir plusieurs raisons à cela : la première, la plus simple et la plus superficielle est qu’elle nous frustre, qu’elle nous donne immédiatement l’impression de nous échapper, qu’elle se dérobe dans « un autre côté du miroir » où elle nous paraît irrémédiablement inaccessible ; inaccessible à toute consommation, et même à l’usure. Inviolable et inusable, elle ne semble pourtant pas si solide ni substantielle, mais au contraire toujours sur le point de se volatiliser. Sa seule existence semble à la merci d’un changement de programme ou de matériel. Elle n’en est d’ailleurs pas si dissociable bien qu’elle en soit distincte.

6.1.1. En somme, elle donnerait d’abord envie de s’en saisir parce qu’elle semble justement insaisissable, ou du moins réfractaire à la saisie. Tout ceci n’est pas faux, mais un peu superficiel.

6.1.2. Un film ou une musique, enregistrés sur quelque support que ce soit, ont un peu des caractères semblables pourtant, même s’ils nous permettent de collectionner disques ou bandes sur des étagères poussiéreuses. La poussière donne alors une plus grande impression de substance que des fichiers numériques sur Dieu sait quel disque parfois lointain. Soit, mais le disque ou la bande ne sont pas la musique ou le film. La différence semble bien d’une autre nature. Peut-être viendrait-elle plutôt du caractère immersif de l’usage.

6.2. L’œuvre numérique appellerait à l’appropriation plus qu’à l’immersion. On ne s’immerge pas dans du numérique, si ce n’est en se l’appropriant.

6.2.1. Ou alors, on s’immerge, par-delà l’interface graphique, dans le source.

6.2.2. Tout ceci est dit trop rapidement jusqu’à être incompréhensible, et l’on doit s’arrêter pour comprendre : On devrait commencer ici par se demander quelle pourrait être la différence entre une œuvre numérique et une œuvre numérisée. On pourrait poser encore la question autrement, poser encore une fois la question du « même », de la mêmité : une œuvre demeure-t-elle la mêmeaprès avoir été numérisée ? Le texte écrit à la plume est-il le mêmetexte une fois saisi ? Le film une fois tourné demeure-t-il le mêmefilm enregistré en OGG ou en MP3 ?

6.3. La réponse dépend d’une autre question : se prêtent-ils à un même usage ? Voilà la bonne question ; quelle est l’usage de l’œuvre ?

6.4. Une œuvre numérique devrait en principe se prêter à un usage numérique, sinon on peut à juste titre affirmer qu’elle n’est qu’une œuvre numérisée.

6.5. Un usage numérique serait un usage impliquant le code.

6.6. Le premier usage qu’on puisse avoir du code consiste à le modifier.

6.7. Voilà la principale raison pour laquelle il est dans la nature d’une œuvre numérique de faire naître le désir de se l’approprier en la modifiant. C’est la façon la plus naturelle de jouir d’une œuvre numérique, celle qui correspond à la nature numérique de cette œuvre.

De l’expérience

7. Comment peut-on parler d’une expérience à celui qui ne l’a pas vécue ? À supposer qu’on soit capable de la décrire, comment cette description pourrait-elle suffire à celui à qui elle demeure étrangère ?

7.1. Comment pourrait-on expliquer à quelqu’un qui n’aurait jamais entendu parler de l’écriture ce qu’est l’expérience d’écrire et de lire ? On pourrait lui dire qu’en suivant des yeux les suites de caractères et en les décryptant, il aura une impression comparable à celle d’entendre des paroles. Probablement nous répondrait-il qu’il serait plus simple de parler que d’utiliser un procédé si complexe. Lui expliquerait-on que ce procédé permet de conserver les paroles comme on met du poisson à sécher pour le consommer plus tard ? Imaginons alors que cet homme qui ignorerait l’écriture connaisse le magnétophone ; ne nous objecterait-il pas qu’il serait plus commode de s’enregistrer ? Que répondrait-on à ce néo-sauvage dont la figure est finalement moins improbable qu’on pourrait l’imaginer ? Lui parlerait-on de l’odeur de l’encre et du papier alors même qu’il pourrait aussi bien lire à l’écran ?

7.2 Pourtant, même un collégien de quartier a fait l’expérience qu’il y a dans un roman de J. R. R. Tolkien ce qui ne saura jamais passer dans un film. Il sait qu’il vit une expérience bien plus intéressante en suivant les lignes de petits signes noir ; que ces signes sont capables non seulement de capter mais surtout d’aiguiser son attention pendant bien plus longtemps. Comment pourrait-il l’expliquer à celui qui n’en a pas fait l’expérience ? Comment celui qui lit avec un crayon, des fiches et des post-it, s’expliquera-t-il à celui qui ne sait qu’écouter un orateur ou un conférencier ? On n’a pas d’autre alternative que d’inciter à s’y risquer.

7.3. Il en va de même de l’expérience du code source – si ce n’est qu’on peut très bien manipuler du code comme monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir. En effet toute l’interface graphique, boutons, menus, boîtes de dialogue, etc, permet de modifier du code sans qu’on ait à lire ou à écrire la moindre ligne de commande.

Une autre expérience de l’objet

8. Il n’est pas si difficile d’entrer du code plutôt que d’utiliser une interface graphique, du moins ce n’est pas le plus difficile. Le plus dur est de savoir, dans un espace bien plus logique que physique, où se trouve le fichier de travail.

8.1. L’objet numérique est à la fois bien plus inaltérable que n’importe quel objet physique, et à la fois bien plus fugace et toujours près de l’effacement. En même temps, il n’est jamais assez complètement effacé si l’on tient à ne laisser aucune trace, mais il peut aussi bien perdre toute forme d’existence pour une simple adresse corrompue. Bref, on ne connaissait aucun objet de cette sorte, aussi irréversiblement existant et toujours si proche de s’évanouir dans l’inexistence. C’est cela qui est difficile, déroutant, et profondément troublant : apprendre à manipuler et à utiliser intuitivement de tels objets.

8.1.1. Un fichier numérique est très différent d’un livre sur une étagère, même dans une bibliothèque lointaine ; d’un tableau accroché au mur, même d’un musée, lointain aussi mais où l’on peut espérer qu’il soit bien conservé.

8.1.2. Il n’y a pas davantage de risques en réalité qu’un objet numérique disparaisse plus qu’un objet physique ; le musée peut brûler alors que le dossier numérique est sauvegardé sur des supports nombreux et sûrs. Dans tous les cas, la conservation dépend des précautions prises ou de nombreux facteurs qui ne font pas de sérieuses différences quantitatives. La différence est qualitative.

8.2. Cette différence qualitative en ce qui concerne l’existence de l’objet numérique, bouleverse profondément l’expérience que nous en avons. Le nécessaire apprentissage auquel il nous force plus ou moins en douceur, entraîne une certaine modification de nos habitudes cognitives.

Le numérique et le texte

9. Qu’aurait le numérique que le texte n’aurait pas ? Pas grand-chose, si ce n’est que tout ce qui est numériques tend à devenir du texte. Ce que le numérique a, et qui est le propre du texte, est la navigabilité.

9.1. On peut naviguer du texte en tous sens, et on peut le diviser de telle sorte que ce soit plus facile. Le numérique tire tout le parti du texte. Il permet de continuer à en faire tout ce qu’on en faisait déjà, mais avec bien plus de commodité : navigation, reconstruction, création d’index, de notes et de gloses, et bien plus.

9.1.1. Le numérique permet alors de traiter un peu de la même façon l’image, le son, la musique, l’animation. Il permet aussi d’insérer aisément à du texte, non seulement des images, mais du son, des vidéos.

9.2. Le texte a aussi cette faculté d’être aisément copiable, et copiable à l’identique ; ce qui est le propre du numérique. Sur ce dernier point en particulier, tout ce qui est numérisé tend à se comporter comme du texte.

9.2.1. Les interfaces graphiques, et tout particulièrement les textures, ont pour énigmatique fonction de masquer et de souligner ce caractère textuel, comme le mot « texture » cache celui de « texte ». Les icônes et les boutons sont comme les fleurs de rhétorique du texte des menus.

9.2.2. De même, une texture de papier en fond de page aurait moins pour fonction de tromper nos sensations en nous faisant croire que le texte y serait imprimé, que de nous rappeler qu’il n’est pas non plus captif de l’écran d’une machine. On trouvera certainement plus dans une telle direction les ressources d’une satisfaction esthétique.

9.2.3. Le texte en langue naturelle serait-il aussi comme une fleur de rhétorique du code source. Bien sûr que non. Le source lui-même à besoin d’être bien commenté en langue naturelle.

9.3. L’ouvrage numérique a toujours quelque-chose de textuel, même paré de toutes ses textures. Ce caractère le met en complète rupture avec « l’objet d’art », qui fut le paradigme de l’époque moderne.

9.3.1. L’art a été le plus souvent in situ, art de situation, si ce n’est situationniste : art de l’architecture et de la topologie, art de l’exécution, danse, théâtre… les objets d’art qui emplissent les musées n’ont presque jamais été conçus comme des « objets ».

9.3.2. L’art numérique ne revient pas à ces stades antérieurs ; au topos de l’architecture, ni au kairos de l’exécution ou du rite. Il s’en émancipe comme le texte – même gravé sur des murs et des stèles – et bien mieux que l’objet.

L’objet numérique

10. Le numérique n’alimente pas l’esprit de collectionneur. Il est probable que ceci modifie profondément l’expérience esthétique, si ce n’est d’abord les conditions pratiques de la production et de la diffusion d’ouvrages de l’esprit.

10.1. Imaginons le rapport qu’entretenait Montaigne avec sa librairieà une époque où elle pourrait entrer entière dans une clé USB. Même une telle clé serait un support inutile, quand son contenu pourrait être accessible sur un serveur distant. Mieux encore, un Montaigne contemporain aurait-il seulement besoin d’avoir tous ses ouvrages sur un même serveur sécurisé, de les avoir à lui, quand il pourrait accéder sur le champ à toutes les bibliothèques publiques à partir du lieu où il se trouve ?

10.2. Ne demeurerait-on pas ici dans une conception trop étroite de l’objet ? Car il n’est pas dépourvu de sens de parler d’objet numérique. On parle d’ailleurs couramment d’outils numériques, et un outil est de toute évidence un objet. Il ne s’agit pas alors de simples métaphores : programmes et fichiers ont tous les caractères et les comportements des outils et des objets, même dans des acceptions étroites et empiriques.

10.2.1. La métaphore est seulement dans les icônes d’une interface graphique, qui aident notre esprit à manipuler de tels objets à l’aide d’une souris comme s’ils étaient matériels ; mais les objets numériques qu’ils figurent sont parfaitement réels.

10.2.2. À un moment ou à un autre, nous devons bien utiliser de telles métaphores, en produire à l’usage des autres. Ce ne sont pas de telles métaphores qui rendront l’objet plus matériel, ni seulement qui parviendront à nous le faire ressentir comme tel, car alors, elles ne rempliraient plus leur fonction métaphorique.

10.3. Le numérique s’éloigne donc moins de l’objet que de certaines façons de concevoir et d’utiliser des objets. Il renvoie davantage l’objet à son principe cognitif qu’à une nature matérielle et concrète. On pourrait dire, par exemple, que le tournevis est à ce point un objet cognitif, que lorsqu’on en saisit le principe, on peut se contenter d’empoigner un couteau pour s’en servir au même usage.



Jean-Pierre Depetris, le 5 juillet 2013





1 Gœthe, Poésie et vérité, cité par Paul Éluard dans Donner à voir.

2 Devant une œuvre numérique, nous nous sentons irrésistiblement entraînés à la modifier, à intervenir d’une façon ou d’une autre sur elle, à nous en emparer, à la copier au moins, ou à en copier l’URL. C’est certainement le premier effet de ce dont je parle ici. Nous y reviendrons.

3 Le mot « œuvre » est ambigu dans le sens où il désigne la chose, l’objet qui l’incorpore si j’ose dire, aussi bien que sa toujours virtuelle réitération, et donc le travail de l’esprit que cette dernière demande. Je préfère généralement employer ce mot dans le sens bien précis où il désigne l’ensemble des ouvrages d’un même auteur.

4 Ce que j’entends ici est relativement simple et à la portée du premier venu. Supposons que je veuille ouvrir une page web dans mon traitement de texte, par exemple pour en contrôler la mise-en-page en vue de l’imprimer. Si j’enregistre cette page dans un format texte, disons ODT, le ou les fichiers qui composent cette page vont être importés en un autre fichier dans un langage différent, sans que l’œuvre elle-même n’ait cessé d’être la même, du moins si tout se passe bien.



© Jean-Pierre Depétris, juillet 2013

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