Jean-Pierre
Depetris, Le 15 janvier 2015
Le secrétaire d’État des USA John Kerry a revendiqué publiquement le droit de dire des bêtises1. Ce n’est pas moi qui le contesterai, d’autant plus que droit ou pas, il est bien difficile de ne pas en dire. Pour autant, associer la bêtise à la liberté d’expression pose un problème. Bien sûr, c’est un souverain bien que de créer les conditions d’un débat le plus libre sans climat inquisitorial. Bien sûr, toutes les opinions doivent être respectées, mais que signifie respecter la bêtise ?
À propos d’un attentat contre une synagogue dans les années soixante-dix, Michel Poniatowski, le ministre de l’intérieur d’alors, avait distingué dans son allocution les victimes « de confession israélites » et « les Français innocents ». Il considérait donc que les premiers n’étaient pas si français, et pas si innocents non plus. Il a naturellement eu l’occasion de bien expliquer que ce n’était pas du tout ce qu’il avait l’intention de dire, et je le crois bien volontiers ; c’est pourtant ce qu’il a dit, et bien pensé d’une manière ou d’une autre. Il n’était tout simplement pas prêt à suivre les conséquences logiques d’une telle pensée. C’est toute la différence entre une opinion et une sottise.
Poniatowski n’était assurément pas un antisémite, il était seulement habité (hanté) par des préjugés, ou seulement par des jeux de langage, comme nous le sommes tous, et qui nous font produire des énoncés dont nous ne suivrions en aucun cas les conséquences. Quand je parle d’un climat de liberté, j’entends qu’il permet d’énoncer de telles bêtises sans conséquences graves, mais certainement pas qu’elles y soient respectées. J’entends qu’elles y soient corrigées au contraire, et au besoin vertement.
Tout le monde dit des sottises, et l’on ne devrait lyncher personne pour ça, même médiatiquement, mais il est dans l’ordre des choses qu’elles écornent le sérieux de celui qui les énonce, surtout s’il en fait une habitude. Je préfère cependant un climat où de telles sottises puissent être dites, qu’un autre où l’on serait terrorisé d’en laisser échapper, et où la parole perdrait toute authenticité. Elles peuvent même avoir des effets salubres, permettant de préciser ce qui n’était peut-être pas clair pour tous, par exemple qu’un israélite ne serait pas totalement français, et un peu coupable d’être tué dans une synagogue.
Je viens, soulignons-le, de donner la définition exacte de l’expression « politiquement correct » : un énoncé n’est pas politiquement correct quand celui qui le produit rejetterait ses conclusions (politiques) logiques. Poniatowski n’était pas politiquement correct car il n’assumait pas la conclusion logique qu’il aurait alors fallu protéger les « français innocents » des israélites qui les mettaient en danger en pratiquant leur culte, occasionnant des « troubles à l’ordre public ». Dans le cas contraire, s’il avait bien pensé cela, sa position n’aurait pas seulement été politiquement incorrecte, et c’est une toute autre question que de se demander si l’on aurait dû lui reconnaître la liberté de la défendre. Il n’aurait pas pu le faire en tout cas au nom du gouvernement.
Revendiquer le droit d’être politiquement incorrect est donc quelque peu ambigu. Bien sûr, il vaut mieux que la loi ne se mêle pas de correction politique, ni non plus grammaticale, scientifique, arithmétique… Ne confondons surtout pas politiquement correct et juridiquement correct. Il ne faudrait pas cependant qu’éconduite à la porte, la loi ne rentre par la fenêtre pour protéger le politiquement incorrect, protéger en quelque sorte le sot des conséquences de l’exercice de son droit de dire des sottises ; car ce ne saurait être sans conséquence pratique ou logique.
On peut se demander s’il ne serait pas contradictoire avec les principes de la démocraties de dire tout ce qu’on pense sans se soucier des conclusions qui logiquement et pragmatiquement devraient en découler. Ce serait une curieuse démocratie. La principale raison d’être de la démocratie serait bien au contraire de produire les conditions permettant de débattre le plus largement possible des conséquences logiques, pragmatiques et factuelles de ce qu’on dit et de ce qu’on pense, des décisions et des mesures qu’on en fait découler.
On se demande aussi quel intérêt et même quel sens il y aurait à dire ce qu’on pense, si l’on ne se soucie ni des conséquences ni des décisions qui pourraient en découler. On ne voit même plus quel sens il y aurait à le penser. Naturellement, nul n’est obligé de tirer toutes les conséquences de ce qu’il pense, ni n’en serait seulement capable, et aucune assemblée démocratique n’est davantage capable d’envisager toutes les conséquences possibles de toute idée. Toujours les hommes « traverseront le fleuve à tâtons », pour reprendre la belle image de Deng Xiaoping.
On peut aussi s’interroger sur les possibilités concrètes d’organiser une véritable démocratie, ou seulement des libres discussions sans climat inquisitorial. On peut du moins penser que des principes démocratiques conséquents, tels qu’ils sont par exemple développés par John Dewey, cultivent chez les hommes une certaine maturité politique, et même éthique, et que l’on trouve là son principal mérite. La démocratie serait en somme l’empirisme appliqué à la politique et à l’éthique, et elle l’est historiquement, de Locke à Dewey. Si l’on associe au contraire la démocratie à la liberté de dire n’importe quoi, n’emprunte-t-on pas une direction contraire ?
Je n’irai pas jusque-là. Dire n’importe quoi peut être salubre comme je l’ai déjà évoqué ; peut ouvrir des portes sur des logiques contraignantes et réductrices. La sottise flirte volontiers avec le paradoxe, avec l’humour, volontaire ou pas, et finalement avec le côté tâtonnant de tout ce qui vit. Comme le vrai peut être un moment du faux, la bêtise peut être un moment de l’intelligence. Il est toujours dangereux de vouloir faire taire le fou, mais il le serait plus encore d’associer liberté d’expression et inconséquence.
Je l’ai déjà dit ailleurs, se tromper est généralement le seul moyen d’atteindre la vérité. Si vous êtes perdus sans espoir qu’on vous retrouve, votre seule chance est de choisir une direction et de la suivre. Vous découvrirez peut-être ainsi qu’elle n’était pas la bonne et vous changerez votre route, mais vous ne l’apprendrez pas autrement. Se tromper n’est pas grave, ou plutôt si car on peut aller à sa perte, mais on ne dispose pas d’autres moyens.
On peut se demander, lorsqu’on cherche à plusieurs une route, des solutions, des moyens de survie, des connaissances, une compréhension… si le meilleur moyen d’y parvenir est une discipline de fer ou la plus grande liberté. Les deux ont des avantages qui dépendent aussi beaucoup des situations. La plus grande liberté permet des expérimentations et des réflexions multiples, la discipline permet la concentration de l’effort. Quoi qu’apporte la discipline, elle ne peut cependant faire complètement l’économie de l’initiative de chacun, de la confiance partagée et de l’intuition personnelle, alors que celles-ci peuvent avoir des effets sur l’organisation et la transmission plus efficaces que la discipline et la hiérarchie.
L’important est de comprendre que dans tous les cas, ce qui compte n’est pas tant le rapport entre les personnes : qui commande et qui obéit, si le groupe est content ou s’il génère des dissensions ; ce qui compte, ce sont les conséquences pratiques de l’action des hommes dans les faits, sur les événements, ses interactions avec le monde environnant.
Voilà ce que tendent justement à faire oublier les principes de la démocratie et d’une liberté comprise dans un sens limité. L’idée démocratique ne se soucie a priori que des rapports entre les hommes. Or, ces rapports entre les hommes ne sont qu’une illusion ; il n’y a pas de rapports entre les hommes qui ne soient d’abord ceux des hommes à leur environnement. Il n’y a pas notamment d’exploitation entre les hommes qui ne soit d’abord et principalement une exploitation par les hommes de leur environnement, et qui ne passe par elle.
Supprimer des exploiteurs n’est pas concevable sans une modification de l’exploitation de l’environnement – et celle-ci peut bien suffire à supprimer ces exploiteurs, comme cela s’est vu au cours de l’histoire, même si ce fut pour en générer d’autres. Jamais des hommes n’ont subi d’atteintes à leur liberté qui n’ait été d’abord, d’une façon ou d’une autre, une privation de leur accès aux ressources environnantes.
Voilà ce que l’idée de démocratie tend à laisser de côté. Si le concept de démocratie devait avoir un sens, on ne pourrait le trouver que dans le travail des hommes sur leur environnement. Dans ce cas, elle devrait s’étendre au-delà de la politique et de l’éthique, pour ne pas dire de l’économie, au moins à la technique et au travail, et même plus généralement aux sciences. Je veux dire qu’il ne peut qu’être insuffisant de penser les techniques et les sciences sans embrasser dans le même mouvement les rapports que les hommes entretiennent avec elles dans leurs activités laborieuses, et par conséquence qu’ils établissent entre eux ; et la réciproque aussi bien.
Si l’on sépare l’idée de liberté de cette relation pragmatique au monde, elle risque bien de paraître la liberté de faire n’importe quoi, et par là sans-doute, de dire aussi n’importe quoi. Être libre de faire ce qu’on veut, cela revient vite à deux possibilités. La première consiste à faire ce qu’on a toujours fait. Être libre serait alors continuer à vivre traditionnellement ; c’est la vision conservatrice, disons. La seconde serait plutôt de s’autoriser tout ce qu’une vie traditionnelle aurait posé comme interdit, ou au moins inconvenant ; ce serait la version progressiste. Mais ces deux versions se rejoindraient finalement dans la même stupidité, celle de croire qu’il suffirait d’en décider, et d’éventuellement l’imposer. Mais il ne suffit pas d’être d’accord pour faire une réalité de ce que l’on décide.
La démocratie ressemble de plus en plus chez nos contemporains à une idéologie de grands enfant gâtés pensant qu’il suffit de se mettre d’accord pour que le monde cède à leur caprice. Si le monde parait résister, ils chercheront des responsables, leur enverront la police et peut-être l’armée, en s’étonnant que la force des choses s’oppose à leur lubie. Contre l’apparente évidence, cette idéologie qui se donne des airs laxistes, plus laxistes que libres en réalité, est en fait liberticide. En effet, si l’on se met à croire qu’il suffit qu’on soit d’accord pour que ce qu’on pense devienne vrai, contrôler les pensées de chacun devient un enjeu crucial, celui dont la réalité dépend. Les conséquences liberticides d’une telle façon de penser sont graves, mais moins encore qu’une rupture de la raison politique avec le monde réel et les rapports pragmatiques avec les faits.
On s’habitue à prendre des décisions sans se soucier des conditions réelles de leur réalisation. On considère que des lois, des décrets et des crédits sont la solution universelle à tout problème, et que ceux qui les votent sont les ordonnateurs ultimes du monde, et l’on ne s’étonne pas que ces lois et ces crédits convergent toujours sur des moyens de surveillance et de coercition.
On en vient à identifier totalement la liberté de parole avec celle de dire n’importe quoi. On ne se soucie plus des conclusions que supposeraient les paroles, car on s’est habitué à ce qu’elles n’en aient plus. Il ne reste alors qu’un pas pour contester la liberté de dire plus que des états-d’âmes, des réactions viscérales, des témoignages à la rigueur, et interdire d’aligner seulement quelques inférences. Liberté de parole, soit, mais pas de penser avec.
Ceci est somme toute conforme au choix du mot « expression » en français, de préférence à « parler », « dire », « énoncer »… On exprime des émotions, des états d’âme, des soutiens, des rejets, des indignations, des craintes… mais pas des réflexions, des analyses, des raisonnements, des déductions, des conclusions, des intuitions, des prospectives, des principes, etc. Quant aux conclusions de ce qui est « exprimé », elles sont sans importance ; il appartient à des experts de les tirer, en veillant ou non aux conflits d’intérêts. Pour celui qui les « exprime », ses sottises doivent demeurer sans conséquence, même pas celle de le faire passer pour un sot.
Les mots pour le moins malheureux de Poniatowski feraient aujourd’hui un bien plus grand tollé, ou n’auraient tout simplement pas été relevés. Le premier ministre d’Ukraine, Iatseniouk, a dit le 8 janvier 2015 en Allemagne : « L’Union soviétique a déjà attaqué et envahi une fois l’Allemagne et l’Ukraine durant la Deuxième Guerre mondiale, faisons en sorte que cela ne se reproduise pas », sans provoquer de réactions notables, notamment de la chancelière présente à ses côtés. Il est vrai que Iatseniouk, lui, ne rejetterait peut-être pas les conclusions qu’impliquent ses propos.
Il n’est pas grave de dire des sottises, et il est salubre qu’elles puissent se dire, il n’est pas grave non plus que des idées que d’aucun juge inadmissibles soient librement défendues, et c’est salubre aussi, si du moins une liberté de parler permet justement d’y réagir. Il est grave au contraire qu’on ne distingue pas une sottise d’une idée délibérément défendue ; qu’on reproche à l’auteur de la première les conclusions qu’il n’en tire pas, et qu’on ne réagisse pas à des propos qui laissent clairement entendre ce qu’ils préfèrent ne pas énoncer nettement.
Je m’inquiète là bien moins des éventuels dangers d’idéologies quelconques, que de l’abandon de tout souci des conséquences logiques et pragmatiques des paroles et des idées. La revendication de la liberté d’expression, qui vient d’ailleurs ces temps-ci plus souvent de ceux qui la menacent que de ceux qui paraissent en avoir besoin, semble toujours plus réclamer que cette « expression » soit en quelque sorte « libérée » de toutes relations possibles avec ses déductions logiques comme avec les faits : dire ce qu’on pense sans se préoccuper d’un quelconque rapport à la réalité.
En dehors du fait qu’elle n’est pas très éloigné d’une définition clinique de l’aliénation, une telle posture débouche au moins sur un paradoxe. Si paroles et pensées sont déconnectées du réel, elles produisent leur propre monde, un monde irréel, et si l’on cherhce à maintenir un minimum de consistance à ce monde qui n’aura plus d’appui sur un rapport pragmatique avec des faits, on l’attendra d’une police de la pensée. Cette revendication devient alors l’exact contraire de ce qu’elle se croyait, peut-être de bonne foi.
Un tel monde ressemblerait plus alors à une dictature des Shadoks qu’au totalitarisme du vingtième siècle. Ce serait un monde littéralement bête et méchant, comme se proclamait Hara-Kiri, le journal finalement interdit pour cause d’humour. Bien sûr ce monde, lui, ne l’afficherait pas et n’en aurait même pas conscience, et pour cause, car prétendant rire de tout sans conséquence, il ignorerait l’humour qui est précisément le rappel violent du rapport de l’énoncé au réel, coupant à travers les inférences logiques.
1« “As a country, as a society, we live and breathe the idea of religious freedom and religious tolerance, whatever the religion, and political freedom and political tolerance, whatever the point of view,” Kerry told the students in Berlin, the second stop on his inaugural trip as secretary of state. “People have sometimes wondered about why our Supreme Court allows one group or another to march in a parade even though it’s the most provocative thing in the world and they carry signs that are an insult to one group or another,” he added. “The reason is, that’s freedom, freedom of speech. In America you have a right to be stupid – if you want to be,” he said, prompting laughter. “And you have a right to be disconnected to somebody else if you want to be.” »
© Jean-Pierre Depétris, 15 janvier 2015
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