D’une crise du travail de l’esprit


Jean-Pierre Depetris
, Le 12 septembre 2014

Remarques impromptues sur la guerre civile en Ukraine

Comment expliquer le rapide retournement de situation entre août et septembre dans la guerre civile du Dombas ? Je ne vois qu’une explication : la stratégie désastreuse des forces de Kiev. Et celle-ci porte un nom : protocole.

Nous savons tous ce que sont des protocoles. Ce sont des ensembles de procédures toutes tracées qu’on doit exécuter scrupuleusement. On a des protocoles d’évaluation et des protocoles d’exécution. On utilise des protocoles dans tous les aspects de la vie. À l’origine, le terme désignait seulement les comportements relatifs à l’étiquette et aux marques de respect dans les relations entre dignitaires ; puis il est devenu un terme technique qui concernait le formatage des transmissions de données numériques ; et il a fini par concerner toutes les opérations cognitives visant des actions entre plusieurs coopérateurs. On en comprend aisément l’avantage : il est relativement facile de former le premier venu à l’exécutions scrupuleuse de protocoles, bien plus en tout cas que d’attendre de lui des déductions et des intuitions qui exigeraient de l’expérience et une intelligence mûrie.

Alors ce ne serait donc pas une nouveauté dans l’armée ? Ne commettons pas de confusion ; dans l’armée aussi, le protocole a désigné longtemps la seule étiquette. L’important était l’obéissance, à laquelle l’étiquette certes participait. Obéir à un ordre est cependant très différent d’exécuter un protocole. (1)

Protocole et exhaustion

Le protocole est un peu comme l’arc réflexe qui me fait retirer la main du poêle avant même que la sensation de brûlure n’ait atteint le cerveau. Le protocole émancipe chaque unité de l’obéissance à un commandement central. Ceci peut être utile, comme l’arc réflexe en effet, mais dangereux aussi dans la mesure où aucun protocole ne peut prévoir la diversité des situations possibles. Un protocole dépend de matrices d’exhaustions, et celles-ci ont toujours des limites. Voulant tout prévoir, elles laissent toujours quelque-chose à côté de leur tout. Elles finissent toujours par atteindre ce point où inférence, intuition et expérience deviennent nécessaires. Nous savons très bien tout cela. Je considère donc que ce règne du protocole a interdit aux forces de la junte d’adopter les tactiques appropriées face à une armée insurrectionnelle moins structurée, mais assimilant très vite ses expériences de quelques mois, et se structurant sur elles.

Cela ne serait encore rien si le règne des protocoles ne concernait que l’organisation militaire. Ils se sont insinués dans tous les aspects de la vie, contaminant aussi bien les directions politiques, diplomatiques, économiques, financières, bref toutes les institutions, réduisant leur comportement à de simples réactions robotisées et incapables de s’adapter à une situation nouvelle dès qu’un élément ne fait pas partie de leurs matrices d’exhaustion. Elles restent alors empruntées et passives, ne comprenant plus rien.

Ceci donne parfois l’impression à ceux qui les appliquent, que leurs adversaires les devancent de plusieurs coups, et d’autres fois, qu’ils sont irrationnels. La vérité est que les protocoles contraignent de jouer plusieurs coups avant de commencer à s’interroger sur ce qui a effectivement eu lieu ; jusqu’au moment où l’on ne peut plus éviter de changer de protocoles, mais sans avoir non plus tout compris.

Les protocoles et la prolétarisation

Tous les aspects de la vie ont été contaminés, et pas seulement les grands corps, et les rapports de production en ont été particulièrement modifiés. On peut aisément situer le foyer de la contamination dans la technologie. Cette religion du protocole s’est essentiellement répandue à partir de l’organisation des procès de travail, et notamment à travers la généralisation de la commande numérique. (2)

Je ne vais quand même pas dire que le numérique nous transforme en robots. Ce serait un peu court. C’est bien au contraire l’incapacité générale d’assimiler les nouvelles techniques numériques qui transforme les hommes en robots. J’ai déjà assez écrit sur la façon dont l’époque passe à côté du numérique. Chacun sait comme moi que la plupart de nos outils de travail sont devenus des gadgets plus adaptés au jeu et au loisir qu’à des tâches sensées.

Quel rapport avec les protocoles ? Celui-ci d’abord : la velléité de nous faire accomplir des tâches sans avoir à rien apprendre ni rien comprendre. Toutes les nouvelles technologies, celles des matériels comme celles des logiciels, se sont embourbées dans des impasses à cause de ce principe idiot. Non seulement ceux qui n’ont rien appris ni rien compris se trouvent incapables de maîtriser le moindre outil, mais les experts eux-mêmes sont désarmés devant des interfaces opaques qui protègent l’exécution de commandes automatiques. Aussi, tout le monde se retrouve rapidement entre les deux extrêmes, n’étant plus, à force de relire des manuels, des débutants qui auraient besoin de machines qui fonctionnent comme seules, ni n’étant plus des experts, s’ils l’avaient été, face à des architectures aussi inextricables que fermées.

La production de prolétaires

Je parais ici oublier un peu vite les stratégies commerciales qui visent à rendre l’utilisateur captif. Si par exemple, on utilise un Apple, on risque de se retrouver perplexe si l’on tient à récupérer ses photos sur un autre système, ou si l’on veut seulement les travailler avec un logiciel libre.

Je ne l’oublie pas. Ces deux stratégies sont simplement convergentes, comme elles le sont avec l’obsolescence accélérée des machines et des programmes. Prétendre permettre l’emploi de techniques sans rien apprendre ni comprendre n’en est pas moins un projet stupide qui vise à commercialiser ces techniques sans réellement les diffuser, et à limiter l’utilisateur au rôle d’un idiot qui ne comprend ni ne contrôle rien ; un idiot qui n’a même pas le temps de lire tous les modes d’emploi des outils qu’il utilise, avant de devoir en changer. Connaît-on beaucoup de gens capables d’atteindre au plein usage de leurs outils de travail ? Certes non, moi le premier.

On voit bien que tout ceci change structurellement la nature des outils numériques, et place aussi bien le virtuose de la ligne de commande, que le débutant qui n’a jamais vu une souris, dans des situations de perte de contrôle assez qualitativement semblables. Personne ne peut réellement contrôler un univers numérique devenu stupide à force de ne rien offrir à apprendre ni à comprendre. Et même la seule attitude qui paraîtrait raisonnable, celle de se décider enfin à apprendre et à comprendre, commence à cesser d’être tenable.

Ce que je décris là ressemble à une prolétarisation généralisée des activités humaines. Certes, mais il ne faudrait pas en conclure qu’elle soit le produit de plans délibérément mûris par des exploiteurs intelligents, puisque tout ceci est produit aussi par l’exécution de protocoles. Aussi, on nourrirait des illusions si l’on concluait qu’il pourrait en résulter quoi que ce soit de viable, et de durablement profitable à ses initiateurs.

L'illusion de la technique

On pourrait y voir aussi une sorte d’image inversé du point de singularité cher aux transhumanistes : un point où la stupidité artificielle dépasserait la stupidité humaine, en quelque sorte. Si c’est ce que je laisse entendre, c’est que je me suis mal expliqué. Il n’est pour moi question ici que de stupidité humaine. C’est une stupidité strictement humaine qui perd le contrôle de ses propres avancées technologiques ; ce n’est pas une stupidité artificielle qui deviendrait plus stupide que l’homme ; pas davantage qu’une intelligence artificielle deviendrait plus intelligentes.

Cette stupidité se situe avant tout dans les rapports de domination entre les hommes, et de là elle contamine les rapports de l’homme aux choses, aux techniques, aux connaissances. C’est d’ailleurs parce qu’elle ne peut affronter la force des choses qu’elle n’est pas viable. Parce que cette stupidité nous condamne à ne pas résister aux épreuves des faits, nous le sommes de la dépasser.

Peut-être est-ce alors seulement les protocoles qui tiennent lieu de technique. Oui, des jeux de protocoles nous sont donnés comme la technologie elle-même, mais alors elle l’est d’une façon fallacieuse, voire magique. Le protocole est seulement mis à la place de la technique, et la tient captive dans sa propre opacité. Il est cependant proposé comme la technique elle-même, la technique par excellence, et comme connaissance à part entière.

Nous sommes ainsi perpétuellement en situation d’apprentissage de protocoles, et qui changent perpétuellement sans qu’il n’y ait aucune progression technique bien identifiable. Il est plutôt désagréable de se retrouver perpétuellement dans cette situation d’apprenti, quel que soit le nombre de nos années d’expérience.

En soi, ce n’est pas une mauvaise chose que nous soyons tout au long de notre vie, placés en situation d’acquérir de nouvelles connaissances, mais à condition que ce ne soit pas pour nous retrouver toujours au stade de débutant, et que nos connaissances ne deviennent obsolètes au fur et à mesure que nous en acquérons de nouvelles.

L’illusion individualiste

Accuser la technologie d’être la cause de ces maux est une impasse. C’est plutôt notre approche de la technique qui est en cause. Ce n’est pas toutefois notre approche de la seule technologie qui est ici en question ; car même là où aucune technique particulière n’entre en jeu, règne le même diktat des protocoles.

Un autre aspect de cet état de chose est la difficulté croissante que nous rencontrons pour coopérer, s’entendre, s’expliquer, qui se traduit souvent par la dénonciation d’un individualisme qui n’est peut-être pas en cause. Nous n’avons jamais eu autant de moyens pour communiquer, partager des informations, des connaissances et des idées. Nous sommes pourtant toujours dans des situations où nous devons échanger des énoncés à travers des protocoles qui ne permettent aucune intelligence profonde.

Ces protocoles, comme l’arc réflexe en effet, émancipent de la dépendance à un centre de commandement, mais ils ne permettent pas pour autant la communication horizontale. Ils sont en réalité faits pour ça ; pour que, émancipés d’un centre d’autorité, les éléments subalternes ne puissent parvenir à une coopération autonome.

Comme avec l’arc réflexe encore, ces procédures permettent de gagner du temps. Elles économisent de longs entretiens, des échanges informels, des relations répétées. Elles ne les rendent pas inutiles ; elles les éliminent seulement, même là où il est catastrophique de s’en passer.

Libre à chacun après cela d’avoir les relations humaines qu’il désire lorsqu’il n’y aura plus d’enjeu. Elles n’auront alors plus beaucoup de valeur.

État des lieux d’une crise de l’esprit

Ces observations ont été inspirées par la situation militaire dans le Donbas. Les conflits armés sont les formes exacerbées des contradictions d’une époque, et elles tendent à y devenir plus visibles qu’ailleurs. Or cette guerre rompt avec tout ce que nous avons pu observer dans les conflits armés depuis de longues années. D’abord une armée populaire et improvisée a défait une armée régulière bien supérieure en hommes et en armements. Ensuite elle y est parvenue non seulement avec des pertes militaires moindres, mais surtout avec moins de pertes civiles que l’armée adverse.

Même en admettant une intervention russe, forcément modeste puisque pour le moins difficile à démontrer, et donc insuffisante pour modifier sensiblement le rapport de force, d’autant plus qu’elle aurait été dépourvue de soutien aérien, c’est une nouveauté considérable (3). Nous sommes donc en face d’une forme de guerre inédite, et qui marque probablement la limite des stratégies et des armements de l’époque précédente. Elle annonce inévitablement des changements qui ne se limiteront pas à des aspects stratégiques et à la nature de nouvelles guerres.




Notes

1. Le reproche m’a déjà été fait d’employer le mot « protocole » à la légère. Dans l’industrie ou la défense, on utiliserait plutôt « procédure », mais ce n’est pas exactement ce dont je parle et qui touche plus aux formes d’énonciations et de conceptions qu’aux procès en eux-mêmes. La notion de protocole que j’emploie est certainement moins contestable dans la science et la santé. Cette question lexicale est de toute façon secondaire, ou que le mot soit employé ou non ailleurs, puisqu’il n’en résulte pas de réelle ambiguïté sur mon propos.


2. Quelques retours me forcent ici encore à préciser que je désigne la commande numérique seulement comme foyer d’infection, ou comme vecteur si l’on veut. Je ne dis pas que l’un et l’autre seraient plus intimement liés, au contraire, comme je le développe plus loin. Hors la concomitance, le seul rapport que l’on pourrait induire serait que l’utilisation de protocoles permet de limiter les possibilités de communications horizontales offertes par les techniques numériques. Les deux seraient alors plus opposés que liés génétiquement.


3. Il est à noter que les forces ukrainiennes ne sont pas celles d’un pays du tiers-monde. L’Ukraine a hérité de l’URSS non seulement un armement considérable, mais aussi des usines de production d’armes dont elle fait l’exportation après avoir amélioré les modèles anciens. Elle bénéficie également pour ses attaques des républiques sécessionnistes, d’aides étrangères plus ou moins mercenaires, et plus visibles que celles que le Dombas recevrait de la Russie.




© Jean-Pierre Depétris, 12 septembre 2014

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