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J-P DEPÉTRIS



DE LA MIROITANTE BEAUTÉ
& DE LA FORCE DES CHOSES


SEPTIÈME PARTIE

 

 

 

 

CHAPITRE DIX-NEUVIÈME
DE L'INFÉRENCE

 

 

 

 

 

 

 

§113. De la parole et de la pensée.

 

Il est essentiel que nous ne soyons point trop préoccupés de ce que notre interlocuteur pense. En effet : quoi que nous comprenions de ce qu'il dit, c'est nous qui comprenons.

Jamais nous ne penserons ses pensées. Quelque pensée que suscite en nous ses paroles, cette pensée reste la nôtre ; et quoi que nous disions, ce qu'il comprend est sa pensée. C'est cela précisément que l'on appelle comprendre.

Or comprendre n'est pas encore bien comprendre. Bien comprendre est reconnaître sa propre pensée dans la parole de l'autre ; reconnaître les paroles de l'autre dans sa propre pensée.

 

 

 

§114. De ce que toutes les langues sont étrangères.

 

C'est pourquoi nous ne vivons pas seulement en société comme les bêtes, mais aussi en communauté ; ou encore en communion. Elle est celle de tous les humains existant, ayant existé et qui existeront.

La diversité des langues n'est pas un obstacle à cette communion, car si nul homme n'est capable de les connaître toutes, chacun peut en parler plusieurs. D'autre part nous avons vu qu'en un certain sens toute langue nous est une langue étrangère. Ainsi, quoi que nous disions, nous sommes toujours obligés de le traduire. Et nous disons que nos mots traduisent nos idées.

 

 

 

§115. De la traduction.

 

La diversité des langues est inhérente à l'usage que nous en faisons. Loin d'en être un obstacle, elle en est le plus sûr moyen.

Aussi ne connaît-on aucune société humaine qui n'utiliserait qu'une seule langue. Y tendrait-elle qu'aussitôt s'inventeraient des jargons, des lexiques et des tournures divergeant de l'usage établi.

Toutes les langues, et même chacun de leurs mots, portent en elles leur étrangeté. Ainsi n'importe quel mot, celui de « langue » par exemple, possède diverses significations — en l'occurrence : la langue que nous avons dans le palais. Et la langue de chair fait signe pour celle qui se parle, et l'inverse aussi bien. Et cela fait sens aussi quand nous disons « langue de feu », ou appelons un biscuit « langue de chat ».

Ainsi voyons-nous que chaque terme est déjà traduction.

 

 

 

§116. Du frayage de la pensée.

 

Nous voyons que la langue a moins une fonction référentielle — où chaque mot référerait à une chose — que différentielle ; mais plus encore a-t-elle une fonction inférentielle.

Nous voyons chaque terme suivi d'un sillage de sens. Ce sillage est comme celui que produit l'étrave d'un bateau, le soc d'une charrue.

Ce sillage, ce sillon, nous l'appelons pensée. Et le traçage, le frayage qu'opère l'étrave ou le soc, nous l'appelons inférence.

Il y a des inférences ternaires, que nous marquons de trois points :

Il n'y a pas de fumée sans feu,

Il y a de la fumée

Il y a du feu.

Et des inférences binaires, que nous marquons de deux points :

Je pense : Je suis.

 

 

 

§117. De l'inférence.

 

Nous appelons le ou les premiers termes de l'inférence « prémisses », et le dernier « conclusion ». La conclusion est comprise dans les prémisses, que nous la disions ou pas, que nous la sachions ou pas, que nous la pensions ou pas.

Si nous ne la disons pas, nous l'appelons allusion ou sous-entendu. Si nous ne la pensons pas, nous la pensons quand même, du moment que nous avons pensé les prémisses. C'est ce que nous appelons pensée inconsciente, ou insue. Car le sens est allé au-delà, si ce n'est de la pensée, du moins de la conscience.

Nos pensées sont nôtres et ne le sont pas. Elles sont nôtres tout en nous dépassant, et pourtant elles demeurent fondamentalement nous-mêmes.

 

 


 

 

CHAPITRE VINGTIÈME
DE LA RHÉTORIQUE DES SENS.

 

 

 

 

 

 

 

§118. La langue assigne aux mots les relations que nous assignons entre les choses.

 

Nous avons relevé la double signification du mot langue. Tous les mots ont de telles ambiguïtés.

Le mot tête peut nous servir à désigner l'animal tout entier. Nous pouvons aussi parler d'une « tête de pont ». Nous disons « tête de page », et aussi « pied de page », et de même « pied d'une côte ».

Nous voyons alors que la langue n'assigne pas, comme nous pourrions le croire, à chaque mot une ou plusieurs définitions. Elle assigne plutôt un mot à une relation que nous établissons entre des choses. Par exemple, entre notre bras, le bras d'un fauteuil, ou le bras d'une rivière.

 

 

 

§119. Les langues sont la trace que laissent les pensées en sillonnant le monde.

 

Le mot côte établit dans notre langue une relation entre les os de notre flanc, le bord de la mer, la déclivité d'une pente, le maillage de fils, de laine ou de métal...: entre quantité de choses dont les points communs sont loin d'être évidents, et dont la relation ne se retrouvera pas dans une autre langue. Ces corrélations sont bien plus caractéristiques d'une langue que ne le sont les mots eux-mêmes et leur syntaxe, et ils posent les plus gros problèmes de traduction. Ainsi une langue serait comme la trace que laissent les pensées en suivant toujours le même chemin ; la trace que laisse la pensée en allant de côtier à coteau, de coteau à ligne de côte, de ligne de côte à coter, de coter à coterie...

 

 

 

§120. Les mots ne sont pas indispensables à la pensée.

 

Nous avons montré que le traçage d'une carte suppose que la carte soit déjà tracée sur le territoire ; de même la langue, avant que d'exister dans les mots, suppose d'être tracée dans les choses. Le mot, qu'il soit prononcé ou écrit, n'est lui-même qu'une chose en relation dans cet ensemble de choses en relation.

De même, un certain quantum de monnaie est de la marchandise mise en relation avec certaines quantités précises de marchandises diverses auxquelles la même valeur est assignée. C'est la raison pour laquelle nous n'avons pas absolument besoin de passer par les mots pour penser. Ce que nous voyons très clairement quand nous tombons dans le sommeil.

 

 

 

§121. Entendre est comme voir, d'où le nom de « ça voir ». Où voir ça, si ce n'est là ? L'esprit regarde et dit « voilà ».

 

La compréhension n'est pas exactement l'entendement. Mieux nous comprenons, moins nous entendons. Nous pouvons cependant avoir intérêt à comprendre d'abord. Tant pis si nous n'entendons pas : cela n'est pas immédiatement notre affaire.

« Regarde », dit-il. Comment saurions-nous qu'il voit comme nous le voyons ce qu'il nous montre ?

« Ah oui », disons-nous. Et que sait-il de plus ?

Cependant, moins nous comprenons, mieux nous entendons.

 

 

 

§122. De ce qu'entendre est à comprendre ce que voir est à percevoir.

 

Aussi, ce discours que nous entendons, se révèle exclure radicalement notre singularité. Il se dévoile comme ne pouvant en aucun cas être le nôtre. Et, proprement, nous ne le comprenons pas.

« J'ai bien entendu ce que tu as dit. Ces pensées te vont comme ta mine ou ta démarche. À moi, elles sont comme un vêtement qui n'est pas à ma taille. »

Il nous est impossible dans un même temps de comprendre et d'entendre.

Nous n'avons qu'à fixer ce qui se tient devant nos yeux tout en cherchant à voir en même temps, d'une façon précise, ce qui se tient au loin, pour nous faire une idée de cette impossibilité.

 

 

 

§123. La peinture impressionniste.

 

La peinture impressionniste est appelée ainsi parce qu'elle offre la plus grande impression de réalité. Le tableau tout entier est comme une image dont nous ne fixerions aucun détail : c'est à dire, comme la vision d'une scène réelle quand nous n'attachons d'intérêt à rien de précis.

Selon comment nous le regardons, nous pouvons avoir une très nette impression des détails ; mais si nous fixons trop notre attention, nous ne percevons plus que la pâte épaisse, les traits grossiers de couleur pure, là où nous sentions, l'instant d'avant, la fraîcheur du broc de terre sous la lumière crue.

 

 

 

§124. De la voyance.

 

Nous observons que la vision est alors capable d'opérer la même sorte d'inférence que la pensée dans le langage. Nous appelons cela la « voyance » pour la distinguer de la vision, qui n'est que la perception des choses à travers nos organes. Mais nous serions en droit de nous demander ce que serait encore la vision sans la voyance.

 

 


 

 

CHAPITRE VINGT-ET-UNIÈME
DE LA RÉVÉLATION

 

 

 

 

 

 

 

§125. Du savoir révélé.

 

Par voyance, nous entendons la vision de ce qui n'est pas proprement présent. Cela supposerait que ce que nous voyons soit ailleurs ou en un autre moment et, en conséquence, que notre vison soit vraie ou fausse selon qu'elle s'accorderait ou non à révéler ce qui se passerait ailleurs ou à un autre moment.

Or de ce point de vue la voyance ne diffère pas de la vision. Ce que nous voyons, nous le voyons ; et cela ne saurait proprement être vrai ni faux. Si nous avons parfois des prémonitions qui se révèlent justes, nous n'avons qu'à le mettre au débit de la causalité, mais rien ne prouve que ce que nous connaissons par révélation soit nécessairement vrai.

 

 

 

§126. De ce qu'il en est de voir et de savoir.

 

Reste à connaître qui, dans la peinture, fait naître l'image : celui qui tient le pinceau, ou celui qui regarde la toile ?

Mais celui qui tient le pinceau est aussi bien celui qui regarde la toile en la peignant. Celui qui regarde un mur et y voit surgir des images ne fait pas moins.

La peinture trace le chemin pour un autre afin de lui permettre de reconstituer la vision que le peintre aura eue. Or, comment savons-nous que nous voyons ce que l'autre nous montre ? Il dit « regarde ». Nous répondons « oui ». Que savons-nous de plus, lui et nous ?

 

 

 

§127. De L'affectif et de l'effectif.

 

Ou encore : L'objet de notre voyance, à quoi nous sert-il ? Nous contentons-nous de jouir de son spectacle ? En jouissons-nous par l'affect, et attendons-nous seulement qu'il nous émeuve ou nous bouleverse, et agisse sur nous comme une cause qui produit ses effets ? Est-ce pour cela que nous le suscitons ; afin seulement d'en subir les affects ?

Plutôt tendons-nous la main vers le fruit, et voyons bien s'il est mûr. Nous empoignons l'arme, ou l'outil, et apprécions s'ils sont maniables ; comme nous saisissons le savoir pour l'appliquer à notre ouvrage.

 

 

 

§128. De ce que nous devons passer par le monde réel pour rencontrer quelqu'un.

 

Le vocabulaire ne distingue pas dans le mot peinture l'acte de peindre et le tableau que nous regardons. De même, dans la parole qui nous est adressée, nous aurions bien du mal à distinguer notre compréhension de l'intention de notre interlocuteur.

« Debout », dit-il. Aurons-nous compris si nous restons assis ? Peut-être.

En fait, il ne saura si nous avons compris qu'à la suite de nos réactions, et nous-mêmes le saurons à la suite des siennes qui répondront aux nôtres. Mieux : c'est ceci même que nous appelons comprendre.

 

 

 

§129. Un monde nous sépare de l'autre, et pourtant seul nous relie.

 

Ce jeu que nous jouons avec un interlocuteur, nous savons aussi bien le jouer seuls. Nous devons seulement rester confrontés au monde et agir sur lui, nous trouverons alors toujours un interlocuteur intelligent et intelligible.

Ainsi le monde se fait signe. Il se fait livre, dit-on. Et qui lit un livre ne peut manquer de penser à l'auteur. L'Auteur n'étant qu'un autre nom pour l'Autre.

Mais nous nous tromperions en supposant un Auteur Suprême, qui viendrait seulement oblitérer l'image de l'autre singulier auquel nous avons à faire.

 

 

 

§130. De l'erreur originelle et du jugement final.

 

Que reste-t-il du fruit quand nous le saisissons et le mangeons ? Rien de ce qui existe effectivement ne demeure ; et ce qui demeure manque plutôt d'existence.

Aussi Eve et Adam furent-ils bien déçus d'espérer que le fruit de l'arbre de science les rendrait immortels ; comme le seront ceux qui attendent de la science qu'elle repousse la mort.

C'est pourquoi il est vain de penser que la représentation puisse être ou n'être pas conforme à ce qu'elle représente. Ce qu'elle représente ne possède en soi nulle réalité. Seule la représentation est réelle, en ce qu'elle est acte, et vie.

 

 

 

§131. De l'ultime jugement.

 

Que nous le reconnaissions ou non, la mort est notre ultime issue. Nulle part ailleurs nous ne trouverons protection des dangers et de la souffrance.

Peut-être, jusqu'à elle, craignons-nous le pas difficile. Mais le pas est encore de la vie. Elle est repos où cesse une séparation qui n'est pas sans douleur ni solitude ; aussi, craignant la mort, c'est encore la vie que nous craignons.

Sinon, tout au contraire, sa certitude nous libère de la peur, ne laissant place qu'au regret, et au désir de ne rien regretter. La douleur de la séparation cessera bien trop tôt.

 

 

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© 2004 Jean-Pierre Depetris