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J-P DEPÉTRIS



DE LA MIROITANTE BEAUTÉ
& DE LA FORCE DES CHOSES


HUITIÈME PARTIE

 

 

 

CHAPITRE VINGT-DEUXIÈME
DE LA TRANSMUTATION

 

 

 

 

 

 

 

§132. Des deux sortes de reproduction.

 

Tout ce qui existe se reproduit ; et il est deux sortes de reproduction. Tout d'abord chaque être continue à exister en ce qu'il se reproduit lui-même identique à ce qu'il était. C'est ce que fait l'animal quand il mange, boit et respire. Les êtres se reproduisent aussi en ce qu'ils engendrent des êtres identiques.

Nous appelons êtres inanimés les êtres qui se reproduisent seulement selon la première définition, et êtres vivants ceux qui se reproduisent aussi selon la seconde. Ce n'est évidemment qu'une définition grammaticale ; car c'est notre définition même du rocher qui nous interdit de découvrir en lui ce qui fait exister d'autres rochers semblables ; et elle en fait, de même, un être concret plutôt qu'abstrait.

 

 

 

§133. De l'apparaître et du disparaître.

 

Or tout être concret, en ce qu'il se reproduit identique à lui-même, et peut donc cesser de le faire, est un être passager et corruptible. Existant dans le temps et l'espace, il peut donc cesser d'exister.

La simple flamme d'une bougie nous le montre : si la flamme ne consumait pas la bougie, elle ne finirait pas par s'éteindre. Mais elle ne brûlerait pas non plus, et donc n'existerait pas, puisqu'elle est cette combustion même.

Il en est de même pour la bougie qui, objet de notre industrie, est fabriquée à seule fin d'être allumée. Si elle ne devait pas être consumée par la flamme, nous ne l'aurions pas fabriquée, et elle n'existerait pas non plus. Aussi, indissolublement, l'apparaître est-il lié au disparaître.

 

 

 

§134. De l'universel et du singulier.

 

Nous pouvons distinguer en chaque existence l'être singulier et l'être générique ; ou encore, l'être universel et l'être particulier.

La bougie disparaît dès qu'elle est une bougie particulière que nous allumons. Aussi l'existence particulière de la bougie est-elle le procès même de sa disparition.

Mais si les bougies cessaient d'être consommées par la flamme, nous n'en fabriquerions plus ; et la bougie cesserait d'exister en tant que forme universelle. De même, si nous cessions de vieillir, de pâtir et de risquer notre vie en la vivant, l'homme ne serait plus.

Nous voyons là deux définitions de la mort, l'une se rapportant au genre et l'autre à l'individu, qui sont, l'une envers l'autre, ou les deux ensemble, aussi bien trois définitions de la vie.

 

 

 

§135. Du Père et du Fils.

 

L'universel n'existe qu'en accomplissant sa mort dans le particulier. De même que l'être singulier n'existe qu'en actualisant ses déterminations génériques.

Ce n'est pas la collection des êtres particuliers semblables selon leur genre qui serait l'actualisation de l'être universel ; mais chaque être singulier est, dans son unicité, l'actualisation de son genre.

Ainsi chaque homme est-il le fils d'un Père unique, mais encore en est-il le Fils Unique. Mieux : manifestation du Père Éternel, et engendré à Son image, il est père lui-même et peut se donner des filles et des fils. C'est donc en devenant mortel qu'il devient Créateur et Vivant.

 

 

 

§136. Des quatre rayons et du moyeu de la roue des métamorphoses.

 

Nous pourrions dire que l'être singulier est patient, tandis que l'être universel est agent. Mais nous pourrions dire aussi bien le contraire ; car la distinction est fallacieuse, puisqu'il n'y a pas à proprement parler deux êtres distincts. Ou plutôt : l'universel et le singulier ne sont distincts qu'en ce qu'ils se distinguent entre être révélant le monde et monde révélé.

Par la représentation, le révélé se distingue du révélateur, et l'universel du particulier — bien qu'ils restent fondamentalement les mêmes. C'est ainsi que chaque réalité témoigne du Réel.

 

 


 

 

CHAPITRE VINGT-TROISIÈME
DE L'ASSIGNATION

 

 

 

 

 

 

 

§137. De la désignation.

 

Nous avons dit que le signe était une chose qui représentait une relation entre deux ou plusieurs choses (§27), et non pas, comme tu pourrais le croire, la simple représentation d'une chose par une autre chose.

Or la relation entre plusieurs choses n'est pas immédiatement une chose ; à moins qu'on ne la fasse un signe. Ou bien encore n'est-elle pas immédiatement signe, tant, du moins, qu'on n'en fait pas une chose.

Ainsi les mouettes sur la ville sont signe d'un vent de mer ; le bouchon qui plonge au bout d'un fil, signe qu'un poisson a mordu, et les lettres que j'écris, signes des sons qui se lisent.

 

 

 

§138. La lecture.

 

Il y a de grandes différentes entre ces trois sortes de signes. Pour ce qui est du vent et des oiseaux, nous n'y sommes pour rien ; non plus que pour la hauteur de la rivière et la pluie en montagne ; mais la ligne, le bouchon et l'hameçon, c'est le pêcheur qui les fabrique et les installe.

Quant aux lettres que nous écrivons, et aux sons que nous prononçons, c'est plus complexe encore. Cependant, le vol des oiseaux ne sera signe du vent que pour celui qui sait lire ce signe. Or, lire un signe, c'est cela même qui fait d'une chose un signe.

 

 

 

§139. De la fiction.

 

Dès qu'un routier s'approche d'un camion, il donne machinalement un coup de pied dans la roue. C'est ainsi qu'il lit la pression des pneus et leur adhérence à la route. Mais jamais notre lecture ne nous garantit que ce que nous lisons soit vrai ; et ce n'est pas au fond ce que nous en attendons.

Nous pouvons exercer notre capacité de lire sur les supports les plus fantaisistes : lire le destin dans les astres ou les lignes de la main, le caractère dans la forme du visage ou l'écriture. Le système des signes peut y être parfaitement rigoureux et cohérent, et nous pouvons être en mesure d'y discerner de strictes erreurs de lecture. Mais l'exactitude ne garantit en rien que la lecture correspondra à quoi que ce soit hors du système des signes.

 

 

 

§140. Du vrai et du faux.

 

Il n'est pas dans la nature du signe d'être vrai ou d'être faux. Si le signe devait représenter une chose, alors la relation entre les signes devrait correspondre à une relation entre les choses ; et les signes, comme les relations entre les signes pourraient être vrais ou faux. Il n'en est pas ainsi.

La mise en relation entre des choses est tout simplement un acte — fût-ce un acte de pensée. Et un acte n'est ni faux ni vrai, quoique il puisse être heureux ou malheureux.

 

 

 

§141. De l'induction.

 

Posant le rapport entre un cheval et une alouette, nous induisons infailliblement le concept d'animal.

Quand nous appelons « tête » une tête d'épingle, une tête de bétail, une tête pensante ou une tête de page, nous ne nous trompons pas davantage, ni quand nous appelons « clé » une clé à molette, une clé de code ou une clé de sol.

Et si nous appelons « chèvre » un animal cornu aussi bien qu'un appareil de levage, qui viendra nous contredire sous prétexte qu'il ne voit entre eux aucun rapport ? Leur rapport est que nous les avons mis en rapport. Et si nous en voulons plus, nous n'aurons aucune peine à en trouver.

 

 

 

§142. De ce que la chose détermine le sens.

 

Pour bien entendre ceci, il suffit de se demander quelle est la différence entre une chose et un rapport ; et si un rapport entre des choses n'est pas nécessairement une chose, ou encore si une chose n'est pas nécessairement un rapport.

Songeons que le rapport le plus élémentaire entre des choses est l'espace. Cependant nous pouvons nous demander avec raison si l'espace est bien quelque chose.

Si nous ne l'admettons pas, cela revient à dire que l'espace n'est rien. Mais sitôt que nous pensons cela, nous remplaçons l'espace par autre chose : matière, éther, flux d'énergie, attraction, gravitation...

Si quelque chose ne mettait en rapport, il n'y aurait pas de rapport. Aussi est-ce la chose qui fait le rapport — est le rapport — et par là, fait apparaître ; c'est à dire rend effectif et présent. C'est ce que nous avons désigné par la « détermination » (§13).

 

 


 

 

CHAPITRE VINGT-QUATRIÈME
DU RÊVE

 

 

 

 

 

 

 

§143. Du rêve et du réel.

 

On a souvent fait appel au rêve pour mettre en question la réalité : nous nous demandons comment nous pouvons être certains de ne pas rêver. Sans doute savons-nous que nous ne rêvons plus quand nous nous éveillons. Mais comment saurions-nous que nous ne nous éveillons pas à un autre rêve ?

 

 

 

§144. De l'éveil et du rêve.

 

Des anciens ont cru résoudre la question en distinguant le rêve par son aspect décousu, de la réalité qui demeure au réveil toujours identique ou peu changée de l'état où nous l'avions laissée en nous endormant.

Mais n'est-ce pas plutôt l'éveil qui donne au rêve son aspect décousu ? Tant que nous rêvons, nous avons au contraire l'impression d'un monde cohérent et crédible, riche de détails infinis, peuplé de souvenirs inépuisables et articulé de certitudes, que seul l'éveil balaie.

 

 

 

§145. De la nature de l'éveil.

 

Qu'est-ce qui t'assure en ce moment même que ton impression du monde est aussi cohérente qu'elle en a l'air ? Cette cohérence n'est-elle pas seulement une impression que tu produis ?

Peut-être pourrais-tu sans peine y découvrir quantité d'étrangetés. Peut-être en es-tu seulement incapable. Or, la découverte de l'étrangeté, c'est cela même l'éveil ; non l'impression de son absence.

 

 

 

§146. De l'erreur qui consiste à opposer le rêve à la veille.

 

Notre confusion tient à ce que nous associons le rêve au sommeil, et que nous confondons la sortie du sommeil avec la sortie du rêve. Or il n'est pas dit que le sommeil soit toujours peuplé de rêves, ni que toute veille en soit dépourvue.

Ce qui nous trouble, c'est que nous puissions être couchés dans notre lit et vivre pourtant des expériences toute différentes. Nous en concluons que tout est faux dans le sommeil, et de là que tout soit vrai dans la veille ; et que le seul problème consiste à les distinguer.

 

 

 

§147. La vie n'est pas d'une nature si distincte dans la veille ou dans le sommeil.

 

Cependant, endormis ou éveillés, nous n'avons aucun besoin de résoudre ce genre de problème. Face au désir, au danger ou à la souffrance, nous demander si nous rêvons ou si nous sommes éveillés ne nous serait pas d'un grand secours, et cette question ne nous vient même pas à l'esprit.

Quelquefois un rêve continue à nous hanter après que nous en soyons éveillés. Tout ce que le rêve nous avait fait connaître s'est effacé, et parfois jusque de notre mémoire, pourtant, le rêve effacé, son impression demeure.

 

 

 

§148. Des saveurs de l'existence.

 

Le rêve est miroitant comme les astres, aussi, comme d'autres l'ont appelé « Le Monde Flottant », ou encore « Les Saveurs de l'Existence », nous l'appellerons « La Miroitante Beauté ».

Cette beauté paraît chargée de sens, dont elle abreuve notre perception plus que notre entendement ; c'est pourquoi elle est miroitante. Elle s'adresse à nos sens, sans que nous puissions la sentir corporelle, et reste irréductible à notre entendement.

 

 

 

§149. De ce que l'ombre est par essence ce qu'on ne peut éclairer.

 

On se tromperait en opposant le rêve à la force des choses, comme la miroitante beauté à la réalité ultime.

Les étoiles ne sont pas moins réelles que le soleil, quoiqu'elles soient miroitantes comme lui est aveuglant. Le soleil n'est pourtant lui-même qu'une étoile.

Nul n'est pour l'autre une réalité ultime, mais peut-être est-il vrai que chacun, perçu séparément, exhale de sa nature quelque chose d'ultime.

Ou plutôt, sont-ils comme les deux faces d'une entité, que nous ne pouvons voir ensemble. Aussi, l'un et l'autre sont-ils l'essence de la représentation en ce qu'elle suppose l'unité d'une double présence ; ou plus exactement le redoublement de la présence.

 

 

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© 2004 Jean-Pierre Depetris