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J-P DEPÉTRIS



DE LA MIROITANTE BEAUTÉ
& DE LA FORCE DES CHOSES


SIXIÈME PARTIE

 

 

 

 

CHAPITRE SEIZIÈME
DES LOIS

 

 

 

 

 

 

 

§94. Des sociétés et du genre.

 

Nous avons d'abord vu que l'individu n'existe pas selon sa singularité face au monde, mais existe selon son genre, qui le fait semblable aux autres individus du même genre.

Nous venons de voir que ces individus n'existent pas non plus selon leur seule singularité parmi ceux de leur genre, mais existent aussi en société parmi leurs semblables.

 

 

 

§95. Les lois sociales et les lois génériques.

 

Les vers à soie de la région de Nankin ne sont pas différents de ceux des Bouches-du-Rhône. Mais la langue que parlent les habitants des Bouches-du-Rhône est inintelligible à ceux de Nankin, et inversement. C'est que les lois de la grammaire sont propriété des sociétés.

Pourtant, quoique ces langues soient très différentes, il n'y a pas de difficulté insurmontable pour traduire ce que l'on dit de l'une à l'autre. Cela montre que les lois de la parole sont génériques.

 

 

 

§96. La société est la communauté des symboles que nous reproduisons par notre travail.

 

Pour nous comprendre les uns les autres, nous devons posséder un langage commun. Or il n'y a pas de langage commun à l'humanité. Pourtant, à partir du moment où quelques-uns sont capables de se servir d'une même langue, il n'y a plus d'obstacle pour traduire leurs paroles dans toutes les langues naturelles.

Ceci est un bon exemple pour comprendre ce qu'il en est de l'individu au genre, de l'individu à la société et de la société au genre. Car la société est faite de la communauté des symboles que nous produisons et reproduisons par notre travail.

 

 

 

§97. Le droit naturel et les lois célestes.

 

Les sociétés naturelles ont des lois, que l'on dit lois naturelles, ou droit naturel. Quelques-unes sont grammaticales, et constituent les langues ; et on les dit langues naturelles.

Les lois du droit naturel se distinguent des lois génériques, que les anciens appelaient célestes, en ce qu'elles sont plus fugaces que les secondes qui, comme le ciel, ne sont pas soumises à variation.

Aussi, contrairement à ces dernières, — que nous appliquons sans les apprendre, mais que nous ne découvrons qu'en appliquant — les premières demandent apprentissage.

Certains diront apprentissage et contrainte, cependant ces deux mots, comme nous allons maintenant le voir, sont trompeurs, et tout particulièrement quand ils sont associés.

 

 


 

 

CHAPITRE DIX-SEPTIÈME
DU SACRÉ

 

 

 

 

 

 

 

§98. De ce que le sacré impose un surcroît de travail.

 

Si des éleveurs sacrifient une certaine quantité de bétail, ils devront élever autant de têtes en plus de celles qui leur sont nécessaires à se nourrir. Ils devront agir de même dans toutes leurs activités, car s'ils ne conservent pour leur vie profane qu'une quantité de travail inférieure à ce qui leur est nécessaire, ils ne produiront que misères, famines, et finalement massacres, comme cela se voit tous les jours.

Aussi le sacré impose un surtravail. C'est pourquoi on l'appelle « sacré » : ça crée, cela crée. Nous voyons alors l'échange entre profane et sacré se superposer à celui entre travail et monnaie.

 

 

 

§99. De l'adoration du Créateur.

 

Ainsi tout le travail sacrifié sert à consacrer la monnaie. Si nous appelons A l'ensemble du travail effectué, et C l'ensemble du travail sacrifié ou consacré, de sorte que A - C = B, B étant la quantité de travail nécessaire à la vie profane, alors C, tout en étant une forme de représentation de B, sert à représenter la totalité de la valeur de A.

Nous savons pourtant que C n'est pas égal à A, mais à (A - B). Aussi, la valeur de A est-elle représentée par (A - B).

La seule sphère du sacré symbolise l'ensemble du travail. C'est pourquoi elle fait créer davantage, et pourquoi aussi elle suppose un culte du Créateur et de la Création.

 

 

 

§100. Des sociétés de sociétés.

 

On a souvent été tenté d'associer à l'unicité de l'univers l'unicité d'un Être Suprême. Il est intéressant de remarquer que si l'on a corrélé l'idée de l'univers à celle d'un esprit qui le commande, nul n'ait songé, à l'autre extrémité, à imaginer dans l'atome l'autorité ultime qui commande à toute chose.

Pourtant, nous pouvons tous observer que si notre existence dépend en partie de nos cellules, et la leur de la nôtre, nous les ignorons complètement ; nous ne les commandons en aucune manière et ne saurions le faire, ni n'avons nul besoin de connaître seulement leur existence, non plus qu'elles ne sont supposées connaître la nôtre.

 

 

 

§101. De ce que l'Être Suprême n'est qu'une idée que nous nous faisons de nos sociétés.

 

Ainsi, s'il était un être composé de tous les êtres, il ne serait encore qu'un être parmi les autres. Car, pour exister, il devrait distinguer ce qui est lui de ce qui n'est pas lui et, à ce compte, tout être est aussi bien composé de tous les autres en ce qu'il se représente l'existence.

C'est pourquoi la notion d'Être Suprême est intimement liée aux sociétés humaines qui distinguent profane et sacré, et qui distinguent également inférences pragmatiques et spéculatives.

 

 

 

§102. Des princes, des prêtres et des patrons.

 

Les sociétés humaines restent pour l'essentiel des abstractions virtuelles. Nous les dirons « peuples », « pays », « nations », mais les humains qui les composent ne constituent pas une société comme des molécules de métal constituent par exemple un lingot. Pour donner à nos sociétés les couverts d'une réalité concrète, nous en prenons quelques-uns parmi nous pour nous représenter.

Toute société humaine possède une caste de représentants, qui ont pour fonction de gérer le sacré et la valeur : le crédit. L'Être Suprême est l'abstraction des sociétés humaines, dont l'expression concrète est la monnaie et la caste qui la gère. Ceci provoque généralement misères, famines et massacres, comme nous l'avons dit en &98 — massacre signifiant littéralement mauvais sacre, sacre du mal.

 

 

 

§103. De la Parole, du Désert et de la certitude.

 

Ce qui accréditerait la croyance en un Être Suprême est la Voix qui parle dans le Désert ; Celle qui répond dans le secret. Ainsi sommes-nous investis de certitudes qu'aucune inférence ne pourrait nous donner.

Cette Parole règne plus sur notre coeur que sur les mondes, mais par elle nous prenons la prédominance sur eux. C'est pourquoi elle est dite « Toute-Puissante ».

Pourtant, lorsque nous nous tournons vers elle dans la sphère du sacré plutôt que dans la solitude, ou l'appréhendons dans la spéculation plutôt que dans la certitude, au lieu de nous inspirer, elle vole notre esprit pour le soumettre à nos idoles et nos fantômes, et fait de nous l'esclave d'une secte ou d'une nation.

 

 

 

§104. La Bête.

 

Cette confusion suppose l'association de l'Être Suprême aux dieux de la cité — ce que nos anciens appelaient, pour faire entre eux concept : « la Bête ».

Ils l'appelaient ainsi pour signifier à la fois qu'elle n'avait rien d'humain — quoiqu'elle soit créature de l'homme — ni de suprême — quoiqu'on prétende la placer au dessus de l'homme. Ils signifiaient par là que l'homme doit commander à la bête.

 

 

 

§105. De ce que Sagesse et Bravoure sont indissolublement liées.

 

Or commander la nature suppose travail et combat ; qui ne sont pas pour l'homme des activités séparées, car, tout travail humain ayant valeur de langage — ce qui le met en relation avec tout autre travail humain — il est aussi combat pour cette valeur.

Ainsi, aucun rapport entre les hommes ne change sans que ne changent les modalités et les produits du travail, non plus qu'aucune science ni aucune technique ne change sans que ne se modifient les relations entre les hommes. C'est pourquoi tout ce que nous touchons devient à la fois arme et outil.

 

 


 

 

CHAPITRE DIX-HUITIÈME
DE L'AUTRE

 

 

 

 

 

 

 

§106. Parler par la bouche de l'autre.

 

Les méthodes pour apprendre les langues sont abondantes et variées, mais toutes supposent que l'on en connaisse déjà une. En effet, tout enfant parle, et parle déjà avant même que l'on songe à lui apprendre à parler. Et s'il ne parle pas, car cela peut arriver, nous sommes très embarrassés et n'y pouvons presque rien.

Nous apprenons, tout enfant, à moduler notre cri. Puis nous le modulons sur les réactions des autres : leurs mots, leurs regards et leurs gestes.

Nous apprenons à parler comme nous apprenons à chanter. Nous tentons délibérément d'énoncer ce qui nous est propre, et d'y faire réagir les êtres — comme, pourrait-on dire, en cherchant à parler par leurs bouches. Et ce faisant, nous découvrons les inférences affairant au langage.

 

 

 

§107. De ce que nous cherchons nos mots dans la parole de l'autre.

 

Il est essentiel que nous cherchions à parler par la bouche de l'autre. Un tout petit enfant fait parler sa mère en induisant dans sa bouche les mots qu'il ne sait prononcer — attentif au son autant qu'à toutes les expressions corporelles — et qu'il finit par acquérir à force de provoquer.

Sans doute la mère a-t-elle aussi l'impression de faire parler l'enfant, et sans doute le fait-elle parler, comme le maître fait avec l'élève, et comme tout être qui parle croit faire penser à l'autre ses idées. Mais en vérité nous savons que notre interlocuteur ne nous intéresse qu'en ce qu'il nous permet de tresser le fil de notre propre discours ; et nous serions bien désespérés de la parole si l'autre seul nous intéressait.

 

 

 

§108. La parole est toujours celle de l'autre.

 

Or, si la parole de l'autre nous intéresse tant, c'est parce que la parole est toujours celle de l'autre. Aussi n'est-ce pas l'amour de nos semblables qui nous fait communiquer avec eux ; c'est notre désir de jouir davantage du monde et de bénéficier pour cela du pouvoir que nous donnent les chaînes d'inférences du langage, qui nous fait aimer nos semblables — mais aussi bien les haïr. Car jamais nous ne haïssons le vent, la pluie ou les autres calamités, si ce n'est à ce que notre raison s'égare à les humaniser et à leur adresser parole.

 

 

 

§109. Les règles se construisent librement, et la création est spontanément réglée.

 

Aussi disons-nous les lois « naturelles » parce qu'elles naissent d'elles-mêmes. En effet, pas plus que les lois génériques, les lois naturelles n'ont besoin d'être connues sous leur forme de lois avant d'être appliquées. Et c'est pourquoi parler à leur propos d'apprentissage et de contrainte est trompeur. Car, si elles ne nous sont pas innées, et si nous devons les apprendre, c'est seulement à travers le libre usage et la volition.

Toute langue existe, et ses règles sont appliquées, avant que n'existent les livres de grammaire qui les consignent. Et les grammairiens ne peuvent que consigner ces règles, mais jamais les créer. La parole est donc, comme toute chose dès qu'elle se manifeste, immédiatement loi.

 

 

 

§110. L'infraction est une façon d'utiliser la règle.

 

Ceci veut dire que la contrainte n'est pas celle de la loi ; mais plutôt celle des autres. Car si tous les individus projettent dans la langue leur subjectivité, chacun s'y heurte nécessairement à celle des autres. Mais cet obstacle est aussi bien un support.

Nous pouvons sans crainte enfreindre des règles de grammaire, et rien de fâcheux ne nous arrive. Et l'on peut dire que l'infraction est aussi une façon d'utiliser la règle. Tant que nous restons dans la communauté, la règle est perceptible, dans son respect comme dans son infraction.

La contrainte n'est pas celle de la règle. La contrainte est celle que nous exerçons entre nous pour faire prendre en compte telles ou telles règles.

La contrainte ne s'exerce jamais pour faire respecter des règles ; la contrainte s'exerce pour les faire ignorer — les ignorer, pas les enfreindre.

 

 

 

§111. Droit constitutionnel et droit de la force.

 

Le droit positif des nations prétend associer deux choses profondément distinctes : la loi et la contrainte. Cependant, les manuels de grammaire ne donnent pas pour règle la punition que vaut l'infraction d'une règle. En pratiquant ainsi, le droit constitutionnel des nations veut donner aux lois naturelles la valeur des lois célestes.

Il n'y parvient pas, et le droit naturel reste le droit de la nature — c'est à dire le droit du plus fort, comme chacun le sait très bien. Vouloir faire entrer dans la loi la contrainte qu'engendre la loi, engendre à son tour d'autres contraintes. C'est encore aussi bien légitimer la contrainte que les uns exerceront sur les autres ; cette légitimation de la contrainte se fait négation de la loi sur laquelle elle prétend se fonder.

 

 

 

§112. Des idoles.

 

Étant parvenus à rédiger des manuels de grammaire à partir de la langue telle que nous la parlons, nous avons rêvé de rédiger des codes à partir de nos lois naturelles. De tous les animaux l'homme est le seul à tenter d'énoncer la loi ; mais cette énonciation fait loi à son tour, et devient muette.

Nous avons voulu représenter nos sociétés, leurs principes et leurs valeurs ; nous leur avons dressé des monuments, et taillé des corps et des visages dans la pierre et le métal ; mais ils restent muets tout autant.

 

 

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© 2004 Jean-Pierre Depetris