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J-P DEPÉTRIS



DE LA MIROITANTE BEAUTÉ
& DE LA FORCE DES CHOSES


CINQUIÈME PARTIE

 

 

 

CHAPITRE TREIZIÈME
DU TRAVAIL

 

 

 

 

 

 

 

§77. Des trois formes que le travail revêt.

 

Le travail existe sous trois formes : le travail vivant, ou productif, le travail mort, qui est proprement le produit du travail, et le travail destructeur, qui est la forme sous laquelle il s'abolit.

Le travail de couper du bois, par exemple, relève de la première forme, les bûches rangées sont du travail mort, et entretenir un feu relève de la troisième forme.

Dans la pratique, ces trois formes ne sont pas toujours si faciles à distinguer, et d'abord parce que tout travail vivant suppose la consommation d'un travail mort — dans notre exemple, l'usure des outils —, et que tout travail mort suppose un travail vivant nécessaire à son entretient ou à son échange, et qui est, lui aussi, consommateur d'autre travail.

 

 

 

§78. De ce que le travail animal n'est concerné que par la valeur d'usage.

 

Ces trois formes sont difficiles à distinguer parce que, en principe, chacune n'existe que pour se transformer en la suivante. La hache existe pour fendre les bûches, les bûches pour faire du feu, le feu pour se chauffer ou pour travailler le métal..., chaque forme n'existe que pour le cycle entier et sa reproduction. Chaque moment ne trouve son sens et sa réalisation que dans son passage à un autre. Et c'est ce qui caractérise le travail animal, réduit à la seule reproduction de la valeur d'usage.

 

 

 

§79. De la valeur négative.

 

Dès que nous extrayons de ce cycle un certain quantum de travail pour constituer la sphère du sacré, nous introduisons dans le profane une certaine inégalité entre les valeurs qui sont en jeu dans ces trois formes. Le travail mort, par exemple, n'y correspond plus au travail vivant si une part du premier a été sacrifiée.

Mais comme le cycle complet doit se maintenir, toute la valeur du travail vivant accompli dans la sphère du profane se reportera intégralement dans le travail mort qui demeurera dans cette sphère, et accroîtra sa valeur.

 

 

 

§80. Du crédit, de la croyance et du travail du négatif.

 

Or une valeur négative n'est pas immédiatement sensible comme le serait une valeur positive. La valeur du travail vivant se transporte dans celle du travail mort, selon le même modèle que nous avons vu plus haut en ce qui concerne le signe et la relation entre les choses (§25, §26 & §27). Mais, son transport sur une part de ce dernier lorsqu'une autre part a été sacrifiée, est un acte de foi.

Ainsi la valeur négative est proprement une croyance : un credo, ou encore un crédit. Ce qui doit aussi se lire dans l'autre sens : la croyance est le négatif du travail, ou encore, travail du négatif.

 

 

 

§81. De ce que le travail et la valeur sont de signes contraires.

 

Nous avons montré que la division entre valeur d'usage et valeur d'échange d'un côté, et sacré et profane de l'autre, ne sont pas symétriques, mais complémentaires. Plus exactement, c'est lorsque du travail passe dans la sphère du sacré, sous une quelconque de ses formes, que de la valeur passe dans celle du profane, et inversement.

Ce qui veut dire que la valeur est le négatif du travail, et qu'elle apparaît lorsque celui-ci disparaît. C'est pourquoi elle est un crédit, c'est à dire une dette. Cependant, aucune de ces polarisations — travail et valeur, profane et sacré — ne serait concevable sans l'autre.

 

 


 

 

CHAPITRE QUATORZIÈME
LA SOCIÉTÉ

 

 

 

 

 

 

§82. Le genre est la loi, la forme, ou le principe de l'individu.

 

Nous avons dit que toute existence singulière naît et se reproduit selon son genre. Par le genre, les individus naissent et se reproduisent semblables entre eux. Il est la loi, la forme, ou le principe de l'individu. Mais les individus constituent aussi des sociétés, qui sont également des formes d'existence et qui possèdent leurs propres lois.

Tous les êtres vivent en société, et la société n'est pas la caractéristique des êtres supérieurs. Un organisme est une société d'organes, dont chacune est une société de cellules, qui elles-mêmes sont des sociétés de molécules...

 

 

 

§83. De l'Atome et de l'Univers.

 

Ainsi chaque être est une société d'êtres plus élémentaires ; et lui-même est l'élément d'un être plus vaste. Cela a fait naître l'idée qu'il devait se trouver un être plus élémentaire que tous les autres et qui demeure incomposé : l'Atome. Et un autre qui soit fait de la communauté de tous les êtres et demeure singulier : l'Univers.

Cependant nul ne les a jamais découverts ; ce que les physiciens appellent atome est lui-même composé d'éléments plus petits, et n'est donc pas proprement atomique, ce qui signifie indivisible. Mais on peut se demander si cette façon de voir ne repose pas sur une distinction fallacieuse entre existence, discrimination, et association.

 

 

 

§84. Les sociétés ne sont pas le privilège des êtres supérieurs.

 

Tout être existe en société. Ce serait une erreur de croire que nous seuls, ou les seuls organismes supérieurs, vivons en société. Une pierre est déjà une société de molécules.

Nous observerons même, en y prêtant attention, que plus les êtres sont primitifs, moins la vie individuelle est prééminente sur la vie sociale. La molécule de métal est beaucoup moins autonome envers le bloc dont elle fait partie que nous ne le sommes de la société à laquelle nous participons.

 

 

 

§85. La société n'est pas le genre.

 

Or la société n'est pas le genre. Ceci est évident et se comprend sans peine. Pourtant bien souvent nos raisonnements glissent de l'un à l'autre, et nous les confondons.

Cela tient à ce que la société et le genre ont chacun leurs lois, et que ces lois s'opposent et se combinent. Nous voyons bien que les individus se reproduisent selon leur genre, même s'ils n'appartiennent pas à la même société, et, d'un bout du monde à l'autre, nous retirons un minerai semblable dans des mines dont les filons ne se rejoignent pas.

 

 

 

§86. Les lois génériques sont du côté de l'individu.

 

Nous voyons bien alors que les lois génériques sont du côté de l'individu, et que chacun détient en lui-même son propre code. Nous voyons aussi qu'elles sont prééminentes sur les lois sociales, et que ces dernières ne pourraient se les soumettre.

Pourtant les lois sociales, en ce qu'elles sont soumises aux déterminations génériques des individus, peuvent soumettre chacun d'eux. Aussi pouvons-nous dire que la société ne se soumet les individus qu'en ce qu'elle se soumet à leurs déterminations ; sinon les comportements des individus la détruisent.

 

 

 

§87. Les sociétés disparaissent alors que les générations se poursuivent.

 

L'existence d'un individu peut sembler insignifiante comparée à celle de sa société, nous voyons pourtant les sociétés disparaître alors que les générations se poursuivent. Et nous voyons les signes qui désignent les nombres varier avec les époques tandis que les rapports et les proportions demeurent identiques. Nous entendons les langues changer, et les mêmes conversations se poursuivre à travers les langues successives.

 

 

 

§88. Les trois forces.

 

Tout au long de l'histoire des sociétés nous voyons des hommes pliés sous l'impudence et le mépris de ceux qui les représentent — car les sociétés aussi supposent qu'une partie des hommes en représente l'ensemble, comme nous en reparlerons au Chapitre Dix-septième — et nous avons peine à comprendre ce qui nous bride ainsi, quand il nous suffirait de ne plus soutenir le pouvoir qui nous écrase pour qu'il s'effondre sans que nous n'ayons à nous agiter davantage.

À d'autres moments, une poignée d'hommes, en se redressant, renverse des empires, quand des armées n'y suffiraient pas. Nous sommes alors surpris des forces qui sont à l'oeuvre parmi nous, et ne savons y reconnaître la force de caractère, la force de la loi, ou la force des choses.

 

 


 

 

CHAPITRE QUINZIÈME
DE LA DOUBLE POLARISATION

 

 

 

 

 

 

 

§89. Du ternaire et du quadruple.

 

Nous avons commencé par compter jusqu'à trois, et nous comptons maintenant jusqu'à quatre. Si nous posons l'existence en trois moments, nous voyons qu'on ne peut lui ajouter un quatrième qui ne soit un recommencement et ne redevienne un premier.

Si nous la posons comme un dédoublement, par polarisation ce dédoublement se dédouble lui-même, et nous possédons immédiatement quatre termes. Aux trois termes qui sont : (i) le monde devant le miroir, (ii) le miroir et (iii) le monde derrière le miroir, nous substituons : (i) la chose et son reflet (le pôle objectif), et (ii) le visible et la vision (le pôle subjectif).

 

 

 

§90. De la vie des hommes en société.

 

Nous retrouvons la même division entre sacré et profane, travail et crédit.

Par profane nous entendons la vie quotidienne avec toutes les expériences et les jouissances qu'elle engendre, et par sacré, sa mise en spectacle.

Par travail nous entendons tout ce qui relève des inférences pragmatiques, et qui nous permet, dans la vie courante, lorsque quelqu'un nous dit un mot, de l'interpréter selon l'ensemble de la situation dans laquelle il est prononcé. Et par croyance, nous entendons toutes nos inférences spéculatives qui, par exemple, à partir de la rencontre de la signification de ce mot et de la situation, nous font tracer une tangente à l'infini.

 

 

 

§91. Nous nous dirigeons vers la vertu comme l'animal vers la source.

 

De même que la vie sensible fait découvrir à l'animal le désir et la jouissance aussi bien que la souffrance et la peur — ce que la plante ignore — de même la vie de l'esprit nous fait connaître la vertu et le vice.

Sachant nous diriger vers la vertu comme l'animal vers la source, nous connaissons le mal comme lui la soif, qui consiste pour nous à confondre l'une et l'autre de ces polarisations, et ne plus retrouver l'unité du réel à travers les représentations spectaculaires du sacré ou les projections de nos inférences spéculatives, les croyants réalités ultimes, au-delà de l'immédiat.

 

 

 

§92. La distinction entre avant et après, et entre temps et espace.

 

Voici maintenant comment les simples existences physiques tracent cette double polarisation : l'existence physique est essentiellement mouvement, et tout mouvement détermine la distinction entre un avant et un après. Il détermine aussi la distinction entre temps et espace.

Or il y a un avant et un après dans le temps, et un avant et un après dans l'espace. Et ce qui est avant dans le temps est après dans l'espace, comme ce qui est avant dans l'espace est après dans le temps. Ceci se conçoit très bien, et mieux encore quand on n'y réfléchit pas.

 

 

 

§93. De ce que le monde s'accomplit.

 

Le principal obstacle pour concevoir bien tout ce qui précède tient à notre difficulté d'appréhender des existences qui, à la fois, soient et ne soient pas séparées.

Elles doivent l'être et ne l'être pas. Si elles étaient séparées, il n'y aurait plus de séparation à faire ; et si elles n'étaient pas séparées, il n'y aurait pas eu de séparation.

Qui ou quoi voit le monde à travers nos yeux ? Où est le siège de la vision ? Qui pose ces questions en ce moment même ? Les rivières et les montagnes ? le cerveau ? la lumière ?...

Quelle existence pourrions-nous prêter à toutes ces choses si nous les considérons indépendantes les unes des autres ? Leur existence est au contraire cette séparation en train de s'accomplir.

 

 

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© 2004 Jean-Pierre Depetris