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J-P DEPÉTRIS



DE LA MIROITANTE BEAUTÉ
& DE LA FORCE DES CHOSES


QUATRIÈME PARTIE

 

 

 

 

CHAPITRE DIXIÈME
DE LA SYMBOLISATION

 

 

 

 

 

 

 

§58. L'existence et la représentation sont un.

 

Nous avons dit que l'existence et la représentation faisaient un, et qu'elles s'affinaient selon le degré de complexité des êtres.

Nous hésitons ici à commencer par parler des plus simples — les seules existences physiques, où l'activité de l'être consiste seulement à se distinguer de ce qui n'est pas lui — ou bien, sautant l'existence végétale et l'existence animale, commencer par parler de l'existence de l'esprit et du travail intellectuel humain.

Nous sommes tentés de commencer par la dernière, la vie de l'esprit, car bien qu'elle soit la plus complexe, elle condense en elle-même toutes celles qui lui sont antérieures et qui ne s'abolissent nullement en elle.

 

 

 

§59. Que l'esprit demeure animal, comme l'animal demeure organique et l'organique mécanique.

 

En effet, l'esprit demeure animal, comme l'animal demeure organique et l'organique mécanique.

Cependant les représentations de notre esprit nous sont plus accessibles, car nous percevons mieux comment nous effectuons des abstractions, que nous ne comprenons comment nos muscles nous obéissent, ou comment notre estomac digère, ou encore, comment des molécules d'oxygène pénètrent notre sang.

D'autre part nous pouvons nous douter que les mêmes principes y président.

 

 

 

§60. La carte et le territoire.

 

Symboliser, c'est prendre une chose pour une autre. C'est plus exactement prendre une caractéristique d'une chose et la coller sur une autre.

Tout le problème est là : comment décoller cette caractéristique pour la transférer à autre chose ?

Un exemple élémentaire est celui de la carte et du territoire. Comment traçons-nous une carte ? Il y a plusieurs façons de répondre à cette question, dont la plus intéressante consiste à voir comment nos méthodes ont changé depuis que nous en traçons, et comment les territoires ont changé aussi dans le même temps : au point que nous sommes en mesure aujourd'hui de faire des photos d'altitude qui ressemblent à s'y tromper aux cartes que nous dessinons.

 

 

 

§61. Le plus dur n'est pas de tracer la carte, mais de tracer le chemin.

 

C'est dire que nous avons appris à dessiner des cartes au fur et à mesure que nous avons tracé des paysages. Tout explorateur pourrait le confirmer : le plus dur n'est pas de tracer la carte, mais de tracer le chemin.

Or tout territoire à une propriété de se laisser tracer. Dans la nature la plus sauvage, on trouve des sentiers frayés par les bêtes, ou au moins des cours d'eau qui tracent leurs lits.

Le territoire s'offre d'une certaine manière au parcours, il l'induit, et nous empruntons le col de préférence aux monts. C'est exactement cela que montrent les premières cartes : des parcours, des obstacles, et des espaces vides où rien n'est tracé.

 

 

 

§62. La carte n'est pas le territoire.

 

Observons bien qu'aucune carte ne se trace sans que ne se trace sur le territoire des chemins. Ce qui nous dit, en quelque sorte, que la carte se trace d'abord sur le territoire, et nous indique ce qui va être alors transféré du territoire au papier.

Et la carte devient à son tour un moyen concret du parcours. On ne construit pas de routes ni de voies ferrées sans carte, et encore moins les utilise-t-on et les entretient-on. Si la carte n'est pas le territoire, elle n'en est pas moins un élément constitutif, sans lequel le territoire ne serait pas ce qu'il est.

 

 

 

§63. Et le territoire n'est pas sans la carte.

 

Ainsi, au fur et à mesure que le territoire est transformé, que se construisent des routes et des cités, que des champs sont irrigués ou étagés — au fur et à mesure que le paysage se dessine, pourrions-nous dire — les cartes deviennent plus précises et plus fines.

C'est pourquoi elles finissent par devenir semblables en tout point à une vue aérienne du territoire. Et tout cela nous rappelle le sens premier de « terme » (§13).

 

 


 

 

CHAPITRE ONZIÈME
DU LANGAGE

 

 

 

 

 

 

§64. De ce qu'il y a manifestement une corrélation entre parcours et signification.

 

Les fourmis savent très bien tracer des chemins, mais elles ne dessinent pas des cartes. Cependant elles ont un langage pour se faire connaître des trajets et des destinations. Ce fait est attesté par le Roi Salomon qui, paraît-il, connaissait leur langage, et par quelques savants modernes, quoique nous ne l'ayons pas vérifié.

Les abeilles possèdent aussi un langage, mais elles ne tracent pas de chemins. Elles se déplacent dans les airs, et un gestuel leur suffit à se faire connaître entre elles des destinations.

Or ces animaux, qui vivent en société et communiquent entre eux, sont des plus étrangers à ce que nous sommes.

 

 

 

§65. Ni la langue, ni la vie en société, ni le travail ne génèrent l'intelligence et la vie de l'esprit.

 

Le chat, qui est un animal bien plus proche de nous, est plutôt silencieux, solitaire et oisif. Ce ne sont donc ni la langue, ni la vie en société, ni le travail qui génèrent l'intelligence et la vie de l'esprit.

Peut-être est-ce tout simplement leur suppression, c'est à dire l'aptitude de l'individu à s'affranchir de leur contrainte, comme de leur besoin. Ainsi nous faisons avec notre langage ce que nul autre animal ne fait : nous mentons.

 

 

 

§66. De la rhétorique.

 

Non seulement nous sommes capables de dire ce qui n'est pas, mais nous avons une prédilection à utiliser notre langue pour dire ce qui n'est pas plutôt que ce qui est et que nous ne jugeons pas nécessaire de dire.

C'est justement de l'écart entre ce qui est dit et ce qui est effectivement que nous produisons le sens. Nous faisons de cela notre science de la rhétorique.

 

 

 

§67. La langue des chats.

 

Quoiqu'il soit plutôt silencieux, le chat est capable d'émettre une grande quantité de sons, richement modulés. Tous ces sons sont indécodables et imprévisibles, contrairement à ceux qu'émettent d'autres animaux plus frustes, mais pour lesquels on peut assigner des valeurs paradigmatiques et syntagmatiques précises. On peut même remarquer que chaque chat émet des modulations qui lui sont tout à fait personnelles et ne ressemblent pas à celles de ses congénères.

 

 

 

§68. De ce que l'homme seul chante.

 

Ceci nous montre bien que l'élaboration d'un langage structuré n'est pas réservé aux esprits supérieurs. Au contraire, plus l'organisme est primitif, plus les signes sonores auront des paradigmes et une syntaxe invariables et peu ambivalents.

Les mouettes émettent ici les mêmes cris que leurs congénères dans d'autres pays sans avoir besoin pour cela de se connaître et de les apprendre. C'est donc bien au contraire le propre d'un esprit évolué que d'utiliser les sons pour exprimer sa pure subjectivité, et non des phrases conventionnelles pour communiquer des informations.

 

 

 

§69. De la valeur, de la mesure et de l'étalonnage.

 

La singularité du genre humain se perçoit mieux encore dans le travail que dans le langage. Comme la plupart des animaux, nous travaillons, mais nous faisons de notre travail ce qu'ils ne font pas : nous lui donnons une valeur.

Par valeur, nous entendons que tout travail humain se trouve dans une relation mesurable avec tout autre travail humain. Ainsi pouvons-nous mesurer la valeur de chaque chose, de la plus insignifiante, comme de la plus impondérable. Cela suppose un étalonnage, car il n'est pas de mesure sans étalonnage.

 

 

 

§70. De ce qu'on dit qu'il ne manque aux animaux que la parole.

 

Ainsi tout produit de l'industrie humaine n'est pas seulement déterminé par son usage, mais aussi par sa valeur d'échange. Or l'échange est aussi un usage. Et le langage est, chez les animaux, le produit dont l'usage est l'échange, alors que chez les hommes, tout travail est comparable à un langage. Le langage a chez nous un usage tout différent, et c'est pourquoi l'on préfère lui donner un autre nom, comme langue, ou parole.

 

 


 

 

CHAPITRE DOUZIÈME
DE LA VALEUR

 

 

 

 

 

 

§71. De l'abstraction et de la valeur.

 

Peu différentes entre elles sont les opérations qui consiste (i) à tracer la carte d'un territoire, (ii) à utiliser des signes sonores et gestuels comme un langage ou (iii) à étalonner un système de valeurs d'échange.

Ces trois formes d'opérations sont comparables à la réflexion sur le miroir, qui filtre tous les caractères d'un monde unitaire et compact, pour ne renvoyer que son image ; ses seules déterminations lumineuses et visuelles.

 

 

 

§72. Des formes de la valeur.

 

La valeur d'échange vient se surimposer à la valeur utile dont chaque travail se dote en s'inscrivant dans un processus complet de reproduction.

Nous appelons l'une « valeur d'usage », et l'autre « valeur d'échange ». Seul le travail humain produit cette seconde. Et nous appelons le fruit de ce travail « marchandise ».

La valeur d'échange peut avoir trois formes : La forme valeur particulière — nous disons alors qu'une certaine quantité d'une marchandise donnée vaut une autre quantité spécifique d'une autre marchandise donnée ; la forme valeur générale — nous prenons alors une marchandise particulière comme étalon de toutes les autres ; et la forme valeur monétaire — cette marchandise n'a plus d'autre usage que l'étalonnage de la valeur des autres.

 

 

 

§73. De la valeur générale et de la monnaie.

 

Nous nous arrêterons au passage sur la forme valeur générale, pour observer qu'une marchandise apte à étalonner les autres doit posséder certains caractères. Elle doit d'abord ne pas être périssable, et elle doit être assez facilement sécable en petites unités. Des pointes métalliques de flèches ou de lances furent sans doute utilisées à l'origine pour cette fonction.

Le passage à la monnaie a lieu lorsque les pièces de métal n'ont plus à posséder d'autre usage que celui de quantifier la valeur ; lorsque l'objet de métal n'a plus aucune autre fonction, qu'il n'a plus à être un instrument ou un outil quelconque, telle une pointe, mais que ne compte plus que sa matière et son poids. De même, l'objet dans le miroir n'a plus ni poids ni odeur, et n'est plus que visuel.

 

 

 

§74. L'économie et la magie.

 

Or nous sentons bien qu'il se passe dans ce glissement d'une forme à l'autre une certaine polarisation. Par polarisation nous entendons le partage entre deux signes contraires.

Ainsi, quand une marchandise est consacrée à la valeur d'échange, sa valeur d'usage est en quelque sorte sacrifiée. Ce processus circonscrit alors la valeur sacrée, ou magique, du travail humain.

 

 

 

§75. Sacrifice et consécration.

 

Le sacré suppose sacrifice et consécration. Pratiquement, il s'agit de soustraire une part des biens, des actes et du temps à la vie ordinaire, pour en constituer un nouveau champ. Ainsi notre vie est dédoublée entre sacré et profane ; ce qu'aucun animal ne pratique.

Entendons bien d'abord que cette division est étrangère à toute notion d'utilité. Des deux côtés tout est à la fois inutile ou utile selon que l'on considère ou non l'ensemble du cycle.

 

 

 

§76. De la polarisation, et de son importance dans toute apparition de valeur.

 

Nous nous interdisons certains lieux ou certains trajets, et nous les réservons à certains moments, à certains d'entre nous, ou à certaines circonstances. Parmi les animaux que nous élevons, nous ne touchons pas à certains, ou bien nous les tuons sans les consommer davantage.

Comme le dit Esaïe (44.14-15) : « Il plante des pins, et la pluie les fait croître. Il en prend et il se chauffe. Il y met aussi du feu pour cuire du pain. Et il en fait également un dieu, qu'il adore ».

Ce dédoublement suppose entre les deux sphères un rapport qui est de l'ordre du positif et du négatif. Celui-ci est d'une grande importance dans la définition de la valeur.

 

 

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© 2004 Jean-Pierre Depetris