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J-P DEPÉTRIS



DE LA MIROITANTE BEAUTÉ
& DE LA FORCE DES CHOSES


TROISIÈME PARTIE

 

 

 

CHAPITRE SEPTIÈME
DE L'APPARENCE

 

 

 

 

 

 

§36. Nous appelons volontiers « intérieur » les organes de notre corps.

 

Nous parlons volontiers d'intérieur et d'extérieur pour qualifier notre représentation du monde d'une part, et le monde réel de l'autre ; et cela fait image avec les organes de notre corps d'un côté et, de l'autre, le monde qui l'environne.

Tant que nous ne nous arrêtons pas sur cette image, elle peut bien nous servir comme pierre d'un gué, que nous sautons vivement. Sinon, nous la trouvons instable, et toute notre pensée chavire.

Ainsi, si nous appelons intérieur le monde de nos représentations, nous devons bien reconnaître que nous nous représentons plutôt le monde environnant que l'intérieur de notre corps. Plus que cela même : nous ne saurions distinguer ce que nous appelons monde extérieur de la représentation que nous nous en faisons.

 

 

 

§37. De ce que nous disons plus volontiers « l'image dans le miroir » que l'image « sur » le miroir.

 

Nous serions tentés de dire que cette représentation se fait à l'intérieur de notre corps. Plus précisément peut-être dans la tête. Mais c'est là encore une figure. Tout juste pourrions nous dire que nous la faisons « par son aide ».

Tout d'abord : la scène qui nous fait face, la sentons-nous dans notre tête, ou devant nos yeux ? Si nous la sentons devant nos yeux, pourquoi devrions-nous douter qu'elle le soit ?

Où l'image que nous voyons se forme-t-elle ? Sur notre prunelle ? Contre notre rétine ? Dans notre cortex ? Où ?

 

 

 

§38. Nous voyons, nous existons, et nous sentons bien exister ce que nous percevons.

 

Nous pouvons prendre un scalpel et découper des bêtes, nulle part nous ne verrons où pourrait se créer une image. Et le trouverions-nous, que nous ne saurions dire qui ou quoi la verrait.

Une chose est sûre pourtant, c'est que nous voyons — et sentons, et entendons. Nous existons, et sentons bien qu'existe ce que nous percevons. Cela ne fait en nous ni doute ni mystère.

Cette expérience immédiate ne se heurte en définitive qu'à des figures de style, qui nous sont pourtant nécessaires comme outils de notre entendement.

 

 

 

§39. Le monde que nos sens nous dévoilent n'est pas un composé des diverses sensations, mais un tout homogène et compact.

 

Nous savons que l'enfant nouveau-né ne sait pas encore voir. Pourtant tous les organes qui participent à sa vision sont en état de fonctionner ; cela parce qu'il lui faut un certain entraînement pour s'en servir, et apprendre à coordonner les diverses impressions.

C'est que le monde que nos sens nous dévoilent n'est pas un composé des diverses sensations : les unes visuelles, les autres tactiles, ou auditives, etc..., mais un tout homogène et compact, dont les divers sens ne nous révèlent les caractères qu'à la condition que nous soyons, à partir d'eux, capables de reconstituer cette unité compacte.

 

 

 

§40. Dans l'obscurité, nous sommes bien plus maladroits qu'un aveugle.

 

Parfois, lorsque la nuit est trop noire, nous nous servons d'un bâton pour prévenir les obstacles, et si nous marchons longtemps ainsi, par l'intermédiaire de la cane, de notre main, de nos muscles et de nos nerfs, notre esprit s'habitue à percevoir le sol.

Un aveugle est bien plus habile que nous à cet exercice. Descartes affirme dans sa Dioptrique qu'il ne peut manquer d'avoir une certaine perception visuelle par l'intermédiaire de sa canne, des muscles de son bras et de ses nerfs.

 

 

 

§41. De la réflexion.

 

L'image dans le miroir est une bonne illustration de ce que nous voulons dire. En effet, l'image n'est ni proprement « dans » le miroir, ni de l'autre côté. Elle n'est pas non plus proprement « sur » le miroir : puisque le verre ne fait que renvoyer la lumière. L'image dans le miroir est dans le même espace que celui dans lequel se tient ce qu'elle reflète.

Alors, quelle est la différence essentielle entre la chaise vue devant le miroir, et la chaise vue à travers le miroir ? La différence est que, pour la seconde, tout a été filtré qui ne soit pas image visuelle. C'est à dire que nous avons déjà à faire à une abstraction ; l'abstraction visuelle d'une chaise réelle.

 

 

 

§42. De ce que l'apparence est l'intérieur du réel.

 

Or nous voyons bien que le filtrage est un phénomène concret (i), que ce filtrage se fait sur une surface (ii), et que cette surface est concrète (iii). Nous avons ainsi un espace, puis une surface, et ensuite un espace, qui n'est pas essentiellement un autre côté, mais plutôt un après ; un après qui n'est pas non plus pour autant essentiellement temporel.

Où y a-t-il place pour un intérieur ? et si intérieur est une métaphore, désigne-t-elle alors la surface, ou bien l'un ou l'autre côté de la surface ? Or tout cela se trouve dans le même espace, et tout ce qui s'y trouve est concret, et l'intérieur ne désigne que l'abstraction qui s'opère, c'est à dire proprement l'apparence — ou, si tu préfères, l'apparaître

 

 


 

 

CHAPITRE HUITIÈME
DE LA RELATION

 

 

 

 

 

 

§43. Toute singularité est détermination d'un genre, et le genre est déterminé par la singularité.

 

Nous avons dit que la vie était représentation, et nous avons commencé à montrer que toute singularité est détermination d'un genre, et que le genre est déterminé par la singularité. C'est là un point très important, car si nous n'en tenons pas compte, l'idée de détermination perd toute consistance, et avec elle l'idée de relation.

Par exemple, nous voyons dans cette phrase même les mots s'enchaîner les uns aux autres ; nous pouvons dire que chaque mot découle du précédent, et il est vrai que chaque mot, aligné après l'autre, donne force à la pensée, comme un coup de rame fait avancer la barque. Mais les mots précédents ne suffisent pas à expliquer le mot qui suit — mieux : le mot qui suit change et affine en retour la valeur de ceux qui le précèdent.

 

 

 

§44. De la prédiction.

 

L'idée de détermination causale est inhérente à celle de représentation, inhérente donc aussi à celle de temporalité : et nous observons bien que le temps se déroule. Quand les oiseaux entendent du bruit, ils s'envolent. Ils montrent bien ainsi leur conviction que l'instant futur ne sera pas sans relation avec l'instant présent. Même l'organisme primitif est capable d'un minimum de prédiction.

 

 

 

§45. De ce que les principes d'un déterminisme absolu se retournent contre ce qui les a fait supposer.

 

L'esprit qui voudra pousser jusqu'au bout cette évidence immédiate en viendra à conclure qu'une telle relation s'étend dans tout le réel du début des temps à leur fin ; et que tout est en principe prévisible.

Mais il devra, s'il est cohérent, conclure aussi que, si chaque chose est déterminée par l'ensemble de tout ce qui l'a précédée, ses causes sont alors innombrables, inconnaissables, et qu'elle est donc, en pratique, imprévisible. Il pourra observer que toutes les prédictions qu'il fera à partir de ce principe se révéleront fausses, car toujours des éléments imprévisibles seront intervenus.

 

 

 

§46. La prédiction doit isoler le système auquel elle s'applique ; cette isolation est le système lui-même.

 

Les conclusions auront donc conduit à l'opposé des prémisses : en déduisant, à partir de la possibilité pratique de prévoir, la possibilité théorique de tout prévoir, on aboutit à l'impossibilité théorique et pratique de prévoir quoi que ce soit. Cette conclusion se heurte pourtant à l'évidence quotidienne que le monde se maintient malgré tout dans un certain ordre : l'eau continue à couler dans le sens de la pente, la lumière du jour traverse l'atmosphère, et la nuit lui succède. Chaque jour nous observons ces choses, et nous ne pouvons douter qu'elles entretiennent entre elles des relations déterminées.

 

 

 

47. Il est dans la nature de chaque existence de résister aux influences de son environnement.

 

Or si tout événement était déterminé par chacun de ceux qui l'ont précédé dans une chaîne causale et temporelle, le monde serait un chaos totalement imprévisible. Il apparaît, bien au contraire, qu'il est dans la nature de chaque existence particulière de résister aux influences de son environnement.

Loin de dépendre de celles-ci, l'ordre du monde dépend de la détermination générique de chaque individu. C'est cette capacité de résistance qui fait la nature générique des êtres.

 

 

 

§48. De la connaissance.

 

Celui qui connait la mer ne se demande pas l'influence qu'a sur elle le battement au loin des ailes d'un oiseau, ni l'attraction des satellites de Jupiter. Il regarde seulement la mer, et on dit qu'il la connaît.

On dit connaître de préférence à savoir, ou encore à comprendre. Car il n'y a rien à savoir ni à comprendre, si ce n'est comment la mer se fait mer et se maintient telle.

Elle est mer et c'est tout. Ici, être, faire et savoir ne se distinguent plus. Le secret de la mer est la mer elle-même.

 

 

 

§49. Connaissance et représentation.

 

L'étymologie de « connaissance » suppose d'ailleurs une naissance commune à l'être et à son milieu, et montre que la représentation consiste à les rendre présents l'un pour l'autre. C'est aussi pourquoi l'étymologie de « représentation » suppose ce dédoublement dans la présence, qui est aussi bien dédoublement de la présence.

 

 

 

§50. Comment l'harmonie semble plutôt surgir de la discorde.

 

Il n'est qu'à voir comment la mer se comporte envers nous ; comment elle brise nos digues, comment son écume fait travailler la rouille ; combien elle peut se révéler dangereuse. Nous l'affrontons de même, et ce n'est qu'après — ce même « après » que celui du miroir — qu'une certaine stabilité peut s'instaurer dans la corrélation ; et qu'on ne sait plus distinguer le travail des hommes ou des vagues dans la plage ou l'étrave. Ce n'est pas une vue de l'esprit, mais un travail quotidien, dont la pensée vient là se saisir dans la langue.

 

 


 

 

CHAPITRE NEUVIÈME
DE L'ACTE

 

 

 

 

 

 

 

 

§51. La nature générique est l'événement lui-même qui se systématise.

 

Nous venons de dire que toute prédiction et toute connaissance supposent d'isoler l'événement auquel elles se rapportent dans un système qui résiste aux innombrables déterminations causales. Or ce système n'est pas une vue de l'esprit, mais l'événement lui-même qui se systématise. Il est sa nature générique. Il est pourtant aussi l'opération de notre esprit, puisque que toute existence, dès qu'elle existe pour une autre, devient organe et outil des déterminations de celle-ci.

 

 

 

§52. De ce que l'existence est artificielle, mais non pas illusoire.

 

Cette double nature est troublante, car, sitôt que nous y songeons, elle donne à l'existence singulière un aspect illusoire, ou pour le moins artificiel. Elle n'est pas une illusion, mais on peut la dire artificielle en ce qu'elle tient à l'artifice d'une opération. Si nous cessons de respirer, si notre sang s'arrête de couler dans nos veines, nous ne tardons pas à cesser d'exister.

 

 

 

§53. Remarque sur le souffle.

 

Nous n'avons pourtant aucune perception immédiate de la relation qu'entretient notre souffle avec la vie de nos organes. Nous percevons plus aisément la relation qu'il entretient avec nos états de conscience, ou bien nos émotions.

C'est d'ailleurs avec le que nous forgeons les premiers outils de notre esprit par le moyen du langage. « Esprit » étant d'ailleurs le nom ancien de « souffle ».

 

 

 

§54. La pensée est la corrélation que nous établissons entre des actes, et par là, acte aussi.

 

La nature à la fois artificielle et réelle de l'existence paraît troublante dans la mesure où nous souhaitions expliquer l'acte par la pensée ; chose qui serait tout à fait inutile, si elle n'était d'abord impossible. En effet, la pensée est la corrélation que nous établissons entre des actes ; et, par là, elle est acte aussi.

Si nous pensons le coup que nous jouons au billard, nous n'avons nul besoin de penser comment nous y prendre pour commander à nos nerfs et à nos muscles, ni de nous demander par quels moyens les forces se transmettent d'une boule à l'autre.

Quoi que nous pensions ou inférions, que ce soit juste ou faux, nous le tirons de l'expérience immédiate que nous faisons de vivre et de nous mouvoir, et de la propriété qu'ont les corps de transmettre les forces.

 

 

 

§55. La pensée n'est enveloppée d'aucun mystère, quoique elle puisse en envelopper.

 

Nous ne prétendons pas que la vie ou l'acte seraient le mystère où toute explication s'arrête. Nous disons au contraire qu'ils n'ont rien de mystérieux, et sont ce dont toute explication surgit.

Sans doute devons-nous comprendre comment l'oxygène se combine au carbone pour perfectionner des chaudières, ou comment des ondes se déplacent. Mais aussi loin que nous allions dans nos investigations, nous ne pouvons aboutir qu'à des propriétés, c'est à dire des actions génériquement déterminées.

Et c'est d'ailleurs précisément ce que nous cherchons.

 

 

 

§56. Celui qui entreprend une ascension cherche des prises solides.

 

De même que celui qui entreprend l'ascension d'une falaise cherche des prises solides pour ses pieds et ses mains, de même, l'architecte de marine cherche la forme idéale d'une coque dans les propriétés mécaniques de l'eau et la résistance des matériaux.

Le savant aime faire croire à l'ignorant qu'il perce le secret de la matière. En vérité il ne perce rien, car il n'y a rien à percer.

De même l'équilibriste ne perce pas plus les secrets de la gravitation que ceux de sa vie organique. Il sait seulement employer leurs propriétés à se tenir en équilibre sur un fil.

Cependant il est vrai qu'il a appris à maîtriser leur force, et leurs propriétés.

 

 

 

§57. Le mystère de l'existence est à ce point sans fond, qu'il est dépourvu de profondeur.

 

Pour celui qui ignore tout des propriétés ondulatoires, nos appareils les plus usuels peuvent sembler un grand mystère, comme une arme à feu sera mystérieuse à celui qui ne connaît pas la poudre.

Et pour celui qui ne sait pas jouer au billard, il peut être mystérieux aussi que nous puissions, presque à coup sûr, toucher avec notre boule les deux autres. Sans doute pourrions-nous lui faire croire qu'elles sont enchantées.

À ce compte, le seul mystère demeure celui de l'existence, et il est à ce point sans fond, qu'on se demande s'il n'est pas simplement dépourvu de profondeur.

 

 

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© 2004 Jean-Pierre Depetris