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J-P DEPÉTRIS



DE LA MIROITANTE BEAUTÉ
& DE LA FORCE DES CHOSES


DEUXIÈME PARTIE

 

 

 

 

CHAPITRE QUATRE
DE L'ABSTRACTION

 

 

 

 

 

 

 

 

 

§20. Le symbole, l'abstraction et la manifestation.

 

Toute représentation suppose trois instances. La première est ce qui est représenté, c'est à dire abstrait d'un milieu ; la seconde, ce qui le représente et qui est discriminé ; ce qui constitue le corps de la représentation : s'en fait le signe.

Ce qui est abstrait est naturellement une abstraction ; et celle-ci n'est pas encore une représentation.

La troisième instance sera le milieu d'où est abstraite la représentation.

Certes ce milieu est présupposé en première instance, mais il n'existe qu'en troisième instance, puisque seule l'abstraction et la représentation le manifestent à l'existence. Ainsi est-il proprement manifestation.

La représentation est une abstraction. Mais cette abstraction est tout à fait concrète. Elle est même concrétion.

 

 

 

§21. Du monde qui se représente dans la chose, de l'âme qui se produit et se reproduit, et de l'esprit.

 

De la substance, de l'âme et de l'esprit, tu peux te demander laquelle est l'agent des deux autres. Pour les êtres inorganiques, on sera tenté de dire la première : le monde qui se représente lui-même dans la chose particulière. Comme nous l'avons déjà évoqué §9.

Pour les êtres organiques, on dira la seconde : l'être concret, l'âme qui se produit et se reproduit. Pour les objets de notre industrie, ce sera la première : nous-mêmes ; l'agent qui abstrait et concrétise — l'esprit, qui se définit par la pure opération d'abstraire.

 

 

 

§22. Le problème du simple et du multiple, et celui de l'intérieur et de l'extérieur.

 

Nous pourrions déjà ici poser les deux premières difficultés que nous avons à résoudre pour avancer. La première est celle de la relation du simple et du multiple, qui suppose une conception de la loi.

La seconde est celle de la relation de l'intérieur à l'extérieur, qui se résout par l'apparence ; celui-ci étant l'agent, la forme et l'apparaître. Nous en traiterons dans la prochaine partie.

 

 

 

§23. Le corps est un mauvais concept en ce qu'il entend tout à la fois le contenu, la forme, et les deux ensemble.

 

La principale source de confusion qui t'empêche d'y voir clair dans cette affaire tient à ta notion du corps. Lorsque nous parlons de corps, nous ne saurions jamais dire si nous parlons d'un contenu, d'une forme, ou bien des deux ensemble.

Ceci est particulièrement troublant quand nous parlons du corps d'un être vivant, c'est à dire doté d'une représentation des sens.

Songes à l'Anglais « body » ; quelle relation faisons-nous entre « body » et « somebody » ?

 

 

 

§24. Quand nous pensons au corps, nous confondons organes intérieurs et apparence.

 

Comme notre aspect pourrait être la forme d'un contenu, nous sommes enclins à prendre les organes de notre corps pour celui-ci. Ce qui ne saurait être qu'une image.

Un visage exprimant des sentiments, des sensations et des pensées, nous disons que la tête les contient, et donc le cerveau, puisque nul n'a jamais trouvé dans une tête autre chose qu'un cerveau.

Mais si le cerveau est le contenu, il est aussi bien le contenant, puisque toute manifestation ne s'offre à nous qu'à travers lui, et qu'il contient à ce compte tout ce que nous appelons notre « monde extérieur ». Nous reparlerons de ceci plus en détail au Chapitre Septième.

 

 


 

 

 

CHAPITRE CINQUIÈME
DE LA CHOSE CONCRÈTE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

§25. De l'abstraction et de la concrétion. De l'Univers, de la chose et du signe.

 

Comme nous l'avons dit, la représentation est une abstraction, mais cette abstraction est tout à fait concrète ; elle est même concrétion. Nous pourrions dire que l'abstraction consiste à discriminer l'Univers en universaux. En ce cas, l'univers est un, et les universaux sont ses qualités.

La représentation étant un dédoublement dans l'égalité, et l'abstraction une forme de soustraction, ce qui est ôté d'un côté doit être ajouté de l'autre, mais avec un signe contraire ; ce qui est abstrait d'un côté doit être concrétisé de l'autre. En fait, ce n'est qu'en concrétisant qu'on opère l'abstraction.

 

 

 

§26. La chose concrète.

 

La chose concrète est alors faite signe de la chose abstraite, comme nous disons, par exemple, que la rivière en crue est signe qu'il a plu en montagne.

La chose présente est signe pour la chose absente en ce que l'absence y est la relation qu'elle entretient avec les autres présences ; ou encore, en ce que l'absence est réelle sous la forme d'une relation du temps et de l'espace dans la présence.

Alors l'universel n'est pas seulement qualité de l'univers, mais aussi de la chose particulière. Aussi, la chose faite signe est-elle toujours d'abord et avant tout autre chose qu'un signe.

 

 

 

§27. Des trois termes de la signification, des choses et de leurs relations.

 

Toute la question du signe est là et se pose en trois termes : la signification est une mise en relation entre deux choses, et le signe est une troisième chose qui marque cette relation. Comprenant ceci, nous comprenons que nous n'interprétons rien en partant des signes et des relations établies entre des signes ; ni même en nous en tenant aux relations établies entre les choses et les signes.

Au contraire devons-nous partir, non pas seulement des choses, mais des relations établies entre les choses. Ce qui ne veut pas dire que nous ignorons les significations, puisque ces relations sont justement des significations.

 

 

 

§28. De la raison naturelle.

 

Nous devons alors comprendre que ce travail d'interprétation n'est pas seulement celui de l'entendement. Il est aussi bien celui de la perception. C'est pourquoi le même terme de « sens » désigne, selon qu'il est au pluriel ou au singulier, aussi bien les sens (les sensations) que le sens (les significations).

Lorsque la plante extrait le carbone de l'air et les sels de la terre, lorsqu'elle filtre la lumière, elle ne fait pas moins ; ni le corps mécanique qui transmute la masse en énergie. Ainsi disons-nous joliment du miroir lui-même qu'il réfléchit.

Et quand nous disons que les choses résonnent, l'orthographe ne doit pas nous tromper. Notre cerveau ne résonne pas différemment. Notre esprit sait utiliser de telles résonances.

 

 

 

§29. Un exemple de ce qui précède.

 

Pourquoi sommes-nous si sûrs que la pierre que nous allons lâcher va tomber ? Ce n'est pas seulement parce que nous savons que toutes les pierres qu'on lâche tombent toujours. C'est parce que la pression qui l'attire vers le bas, nous ne cessons de la ressentir à travers tout notre corps.

Sinon, pourquoi sommes-nous parfois saisis de vertige au bord d'un parapet, quand bien même avons-nous pu nous convaincre de sa solidité ; tandis que nous ne ressentirions rien de semblable à marcher sur un plancher pourri — même si nous sommes par ailleurs inquiets et avançons prudemment ?

 

 


 

 

 

CHAPITRE SIXIÈME
DU RÉEL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

§30. On ne peut concevoir manifestation ni essence hors de l'existence.

 

Ce que nous avons avancé ici ressemble d'assez près aux spéculations des théologiens concernant l'Unicité et la Trinité. Si nous faisons abstraction des disputes canoniques et juridiques sur le dogme et la théologie, la question cruciale est celle-ci : Toute existence paraît être manifestation d'une essence, alors qu'on ne peut concevoir la manifestation ni l'essence hors de l'existence.

 

 

 

§31. Rien n'est caché si ce n'est à la façon dont un mur cache un jardin.

 

Ainsi donc l'existence, d'abord supposée conditionnée, se révèle immédiatement après comme cause finale, et englobe dans son unicité inconditionnée les deux autres moments. Cela peut ne vouloir rien dire. Sinon cela ne peut vouloir dire qu'une chose : À travers la représentation immédiate que nous avons du monde, atteignons-nous immédiatement le réel, ou bien reste-t-il caché par elle ? Or nous avons déjà dit que la représentation est réelle, ce qui nous fait conclure que rien n'est caché, si ce n'est à la façon dont un mur cache un jardin.

 

 

 

§32. L'illusion est un moment séparé de l'unité du réel, dans laquelle elle redevient une impression réelle.

 

Nous ne nous occupons pas ici de théologie, à moins que nous ne disions avec Luther que la théologie est la grammaire du mot « Dieu ». Cette grammaire Lui donne en effet des noms et des attributs : D'abord Il est dit « Unique » (i). Et aussi « Réel » (ii). Et nous concevons très bien comment s'articule l'unicité et la réalité.

Nous comprenons très bien, par exemple, comment l'illusion n'est illusion qu'en ce qu'elle est prise comme un moment séparé de l'unicité du réel, au sein duquel elle redevient alors une impression réelle ; une manifestation.

 

 

 

§33. C'est parce que l'apparent a pouvoir de cacher que le réel est un.

 

Il est dit aussi « Apparent » (iii). Et nous pouvons très bien comprendre comment l'apparaître est un attribut du réel.

Et il est dit « Caché » (iv). Et il n'est pas moins compréhensible que rien ne saurait apparaître dans le réel sans ne rien y cacher. Ainsi Le Caché et un attribut inhérent de L'Apparent.

C'est bien justement parce que l'apparent a pouvoir de cacher que le réel est un. Et que le premier conduit à l'autre, et l'autre devient le premier. Aussi est-il dit encore « Manifestation » (v).

Et il est dit : « Discriminant » (vi), que nous pourrions aussi traduire par Définissant, ou encore : Déterminant, selon ce que nous en avons dit plus tôt.

 

 

 

§34. L'astre très haut nous est aussi très proche, puisque sa lumière frappe la prunelle de notre oeil.

 

On le dit encore « Intime » (vii). Et cela semble contradictoire dans un premier abord avec les noms de « Caché » (viii), ou encore de « Très-Haut » (ix).

Mais nous savons que l'étoile que nous voyons très haut dans le ciel frappe la prunelle de notre oeil ; et qu'il n'y a aucune discontinuité entre l'astre au ciel qui projette ses rayons et notre oeil qui les voit, de même que tout ce que nous en connaissons tient aux lois rigoureuses qui commandent leur accord. C'est pourquoi il est dit aussi « Loi » (x), et « Monde » (xi) et « Savoir » (xii).

 

 

 

§35. Cette conception récuse radicalement tout dualisme.

 

Les noms et attributs sont au nombre de quatre-vingt-dix-neuf, et nous n'irons pas plus avant. Nous avons d'ailleurs suffisamment montré que cette conception récuse radicalement tout dualisme.

Nous ferons simplement remarquer que rien n'y laisse prise au doute, puisque rien n'y fait appel à la croyance. Nous avons plutôt une grammaire nous permettant de décrire ce que nous expérimentons immédiatement.

 

 

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© 2004 Jean-Pierre Depetris