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J-P DEPÉTRIS



DE LA MIROITANTE BEAUTÉ
& DE LA FORCE DES CHOSES


PREMIÈRE PARTIE

 

 

 

CHAPITRE PREMIER
DU VIVANT

 

 

 

 

 

 

 

§1. La vie est représentation du monde qui l'environne

 

Tous les êtres vivants ont une certaine représentation du monde qui les environne ; mais si nous cherchons à distinguer nettement l'un et l'autre, l'être vivant et sa représentation, nous n'y parvenons pas. Lorsque nous cherchons à distinguer de cette sensation le corps qui en est l'instrument, nous en sommes incapables.

Nulle part nous ne trouvons proprement des sensations. Et lorsque nous percevons des sensations en nous-mêmes, nous ne saurions dire où ce trouve ce « en nous-mêmes » ni ce qu'il est. Nous dirons alors que tout être vivant est lui-même cette représentation du monde ; et que cette représentation est sa vie.

 

 

 

§2. Le plus simple des êtres vivants possède une représentation du monde.

 

Nous dirons que la vie est une opération qui représente le monde qui l'environne. Cette représentation du monde est plus ou moins élaborée selon les êtres. Elle s'affine selon la complexité croissante des organismes.

La fleur qui se tourne vers la lumière doit en avoir déjà une infime représentation. Nous appellerons pulsion de vie le désir de maintenir en oeuvre cette activité de représentation à seule fin d'en jouir.

 

 

 

§3. Tout ce qui existe prend place dans l'espace et le temps.

 

Concevant la vie ainsi, nous y découvrons ensemble ses fins et ses moyens, et n'avons nul besoin de les chercher dans des causes extérieures.

Rien, dans cette conception de la vie, ne nous contraint de la limiter aux seuls organismes. Nous pouvons aussi bien l'étendre à toute forme d'existence : de la vague au rocher, de la molécule élémentaire aux étoiles.

Nous pouvons l'étendre à toute substance réelle : c'est à dire à toute chose qui existe dans l'espace et le temps ; qui prend place et durée dans un environnement, et manifeste les déterminations de celui-ci.

 

 

 

§4. L'existence est manifestation des déterminations de son environnement.

 

Quand nous disons que l'existence est une manifestation des déterminations de son environnement, nous risquons d'entendre qu'elle ne ferait que les subir. Si elle en est la manifestation effective et actuelle, on ne peut proprement la dire déterminée par l'environnement extérieur.

Et d'ailleurs, comment pourrions-nous distinguer l'environnement extérieur de la représentation intérieure, puisque la représentation est précisément cette distinction ?

 

 

 

§5. Le loup qui chasse la proie.

 

On ne peut dire que le loup chasse et dévore sa proie pour continuer à vivre. L'observation de n'importe quel prédateur réel le dément. Plutôt continue-t-il à vivre pour chasser et dévorer sa proie. La simple observation de la fleur qui se tend vers la lumière le confirme.

La vie est moyen, la vie est durée ; encore doit-on dire de quoi.

 

 

 

§6. L'existence est jouissance et contemplation.

 

Si toute existence est représentation, elle est représentation en soi et pour soi. Nous dirons : jouissance et contemplation.

Elle l'est aussi pour l'autre : l'herbivore qui mange la fleur, le prédateur qui le dévore...

La vie, en ce qu'elle est dévorante, est une communion du tout au tout ; et en ce qu'elle est contemplation, contemplation du tout dans le tout. Ou plutôt, de tout dans la représentation particulière qui le manifeste ici et maintenant.

 

 

§7. Des buts que nous nous fixons dans cet ouvrage, et comment nous comptons nous y prendre.

 

Nous allons au cours du présent traité approfondir et développer tous ces principes. Plutôt que d'avancer d'une manière linéaire en déduisant nos conclusions les unes après les autres de nos prémisses, nous nous efforcerons de tourner autour de leur centre afin d'en dégager les figures.

Nous diviserons donc notre propos en vingt-quatre chapitres, car vingt-quatre est un nombre qui divise aisément le cercle. Nous commencerons par parler du genre et de la génération.

 

 


 

 

CHAPITRE DEUXIÈME
DU GENRE

 

 

 

 

 

 

 

§8. L'existence générique.

 

Par genre nous entendons le principe de la génération. L'existence doit non seulement se produire, mais aussi se reproduire. Or, tout ce qui existe se manifeste sous la forme générique, et pas seulement sous celle de la simple particularité.

Cela veut dire que toute existe selon des lois, au point que l'existence paraît n'être rien d'autre que l'actualisation de ces lois. Partout l'eau est eau, et chaque molécule d'eau est semblable selon son genre à toute molécule d'eau. De même chaque homme est homme. L'amandier est amandier. Vague est la vague.

 

 

 

§9. La reproduction des êtres vivants, des métaux et des objets de l'industrie.

 

On sait comment les êtres vivants se reproduisent conformément à leur genre. On sait aussi comment les rochers, les métaux et tous les corps inorganiques se reproduisent — quoiqu'on préfère alors ne plus parler de reproduction.

Cependant on parle encore de reproduction à propos des choses que nous façonnons : nos objets, nos outils, les sons de notre langue... Nous disons alors que nous les reproduisons, et non qu'ils se reproduisent.

 

 

 

§10. Des différences entre ces trois formes de reproduction.

 

Grandes sont les différences entre ces trois formes de reproduction. Pour les êtres inorganiques, il semblerait que ce soit le monde lui-même qui se reproduise en inscrivant ses déterminations et en s'actualisant dans chaque chose. Pour ce qui est des êtres organiques, ils semblent se reproduire par eux-mêmes.

Exister est d'abord se distinguer de ce qui n'est pas soi. À cette première séparation, les êtres organiques en ajoutent une seconde : ils séparent des organes dans leur propre corps.

Enfin, pour ce qu'il en est des choses que tu produis, leur existence semble bien évidemment ne venir ni du monde, ni d'elles-mêmes, mais de toi.

 

 

 

§11. Les objets de notre industrie sont comme des organes hors de notre organisme.

 

Les objets de ton industrie sont comme des organes que tu produirais hors de ton organisme. L'industrie est une fonction essentielle de notre nature humaine que ces objets servent à reproduire. Par eux, tu contemples et jouis du monde par l'opération de ton esprit.

Aussi ne pouvons-nous les dissocier de notre propre reproduction : nous qui ne pouvons nous contenter de reproduire notre vie organique, mais, dotés d'une vie de l'esprit, devons aussi reproduire celle-ci.

 

 

 

§12. L'être organique contemple et consomme en l'organe la représentation.

 

Quand la vie inorganique, si tu acceptes que je l'appelle ainsi, est dans le même temps acte de représentation et de contemplation du monde, la vie organique distingue ces deux moments : c'est comme si l'organisme contemplait en l'organe la représentation.

Quant au travail intellectuel et industriel, il est comme la production d'organes extérieurs, qui sont proprement les organes de l'esprit.

 

 


 

 

CHAPITRE TROISIÈME
DE LA DÉTERMINATION

 

 

 

 

 

 

 

 

 

§13. La définition du signe est sa découpe au sein du signifié.

 

Le concept d'existence et celui de représentation sont très proches. L'acte de la représentation doit être le découpage, ou encore la définition, d'une existence effective, réelle. Ce découpage est proprement la « détermination ». Celle-ci fait signe, ou symbole.

« Déterminé » signifie : (i) défini, (ii) programmé, et enfin (iii) prêt à agir. Les anciens appelaient « terme » la borne qui délimitait les lisières d'un champ. Terme veut dire aussi la fin, l'achèvement, et encore ce qui est porteur de signification.

Ces trois acceptions désignent les moments d'un même processus.

 

 

 

§14. De la définition, de la programmation et de la volition.

 

La définition du signe est son découpage au sein du signifié. C'est cela que l'on entend d'abord par détermination.

Le signe est toujours une part du signifié : une partie pour le tout.

La détermination est ensuite la manifestation de la loi, par laquelle toute existence se fait existence générique. Ainsi l'eau est déterminée à bouillir sous la chaleur et à devenir glace dans le froid ; de même se meut-elle selon certaines règles, et véhicule-t-elle les vibrations ou la lumière. Nous en reparlerons plus avant.

Enfin, la détermination est encore la force ou la vivacité avec laquelle l'existence se maintient et découpe le monde selon ses propres fins. Ce dont nous parlerons mieux §44 à §47.

 

 

 

§15. Si la séparation n'était pas niée, elle serait séparation du réel, et donc de l'existence.

 

Il est contradictoire que le signe soit une part du signifié. La représentation n'est effective qu'avec la séparation, mais cette séparation doit encore être celle de la partie au tout ; et ceci paraît la nier.

Or si cette séparation n'était pas niée, elle serait séparation du réel, donc de l'existence ; et alors elle ne serait pas. C'est exactement ce qui se passe lorsque tu te représentes quelque chose, et que cette représentation éclate parfois soudain comme une bulle de savon, et qu'il ne t'en reste même plus la mémoire.

 

 

 

§16. Des deux sortes de vivants.

 

Parmi les êtres vivants il en est de deux sortes : les uns végètent, les autres sont animés.

Tous les êtres qui possèdent la capacité de se mouvoir, possèdent aussi des sensations, et sont sexués.

La vie végétale connaît le monde par la relation que ses parties entretiennent entre elles, alors que la vie animale est aussi en relation avec le monde par la médiation des autres êtres qui se tiennent hors de son organisme.

 

 

 

§17. Du mythe de Pandore.

 

Le végétal est un être dont les perceptions sont tournées vers lui-même ; en cela, il est insensible. C'est pourquoi il n'est pas sexué. Ou plutôt : chaque individu possède en lui-même les organes de sa reproduction, qui sont, au contraire, partagés entre deux sexes chez presque tous les êtres animés. Car le végétal ne saurait reconnaître l'autre sexe hors de lui-même.

À l'inverse, l'animal est exactement à l'image du mythe de Pandore. L'animal est à la fois, et Pandore, et sa boîte. Il l'est pour lui-même, comme l'est l'objet de son désir.

 

 

 

§18. L'accroissement de la sensation suppose aussi bien celui des jouissances que celui des souffrances.

 

Quand le coffret de Pandore fut ouvert, tous les désirs et tous les plaisirs s'en échappèrent. C'est ce qui se passa quand l'animal perçut le monde hors de lui-même.

Lorsqu'il vit l'eau, il dut ramper, ou marcher, ou voler jusqu'à elle. Il perdit ses racines et se donna des membres.

Comme le dit Hésiode : « Mourir avait été avant comme un sommeil auquel on s'abandonne sans soucis ni regret ». Si la plante avait le pouvoir de trouver la source et de marcher jusqu'à elle quand la terre se dessèche, ou d'aller vers le soleil quand l'hiver étend les ombres, elle connaîtrait une jouissance. Mais elle connaîtrait aussi la soif et le froid. Elle connaîtrait la fatigue, la faim, et la peur.

 

 

 

§19. Toute conquête suppose de vaincre d'abord la souffrance, la fatigue et la peur.

 

Dans la boîte de Pandore ne reste que l'espoir, ou plutôt la volition, l'instinct farouche de maintenir en acte la représentation des choses ; la vie.

Toutes les impressions, les représentations, toutes les choses effectives, sortirent de la boîte ; c'est à dire de l'organisme.

Et pourtant l'organisme n'existe qu'en les dévorant ; et dévorées elles cessent d'être et doivent à nouveau être cherchées, intactes, au dehors, selon leur genre.

 

 

 

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© 2004 Jean-Pierre Depetris