Problèmes contemporains de l’écriture - 8
               


   

   

Questions relatives à l'histoire de la propriété intellectuelle

 

 

Perspectives historiques


1 Où commence cette histoire

Il y a deux façons d'aborder l'histoire de la propriété intellectuelle. La première consiste à en chercher l'origine dans l'époque moderne, après l'introduction de l'imprimerie en Europe occidentale ; la seconde à remonter bien plus tôt, au monde antique, en l'étendant à toutes les civilisations. Cette seconde approche peut en suggérer une troisième qui, plutôt que de commencer au septième siècle avant notre ère, irait jusqu'au début de l'histoire, c'est à dire de l'écriture, soit à peu près deux fois plus loin dans le temps. 1

Selon la plus ou moins longue durée dans laquelle nous aborderons la propriété intellectuelle, nous aboutirons à des résultats sensiblement différents.


2 Sigification historique de la propriété intellectuelle

La propriété intellectuelle est-elle une idée récente ? Certains pensent que oui. Lorsqu'on observe comment elle s'est constituée dans l'occident moderne, elle le semble en effet. Cette constitution ne trouve aucun fondement dans le passé, ni ne se réfère à une tradition. Elle irait même à l'encontre de celle qui voudrait que l'auteur ait reçu comme une grâce, des générations précédentes, de Dieu ou des dieux, ce qu'il donne de la même façon.

Cette première impression résiste-t-elle à une étude plus attentive ? N'y a-t-il bien aucune forme de propriété intellectuelle avant le dix-septième siècle ? Et qu'est-ce que cela voudrait dire ? Cette affirmation signifierait-elle qu'un auteur ne pouvait demander de rémunération ni imposer des conditions quand on reproduisait ou vendait son ouvrage ? Quel sens cela aurait-il eu avant l'imprimerie et le commerce des livres ? Aucune forme de propriété intellectuelle ne serait-elle concevable hors d'un tel rapport commercial ?

Avant l'imprimerie, la propriété intellectuelle ne pouvait pas être une propriété marchande. Qui prétendrait pour autant que la notion de propriété serait inhérente à la possibilité d'en faire commerce ? Que la propriété intellectuelle n'ait pas été vendable ou cessible ne signifie en rien qu'elle n'existait pas.


3 Industrie et propriété

Que l'auteur devienne propriétaire de son travail intellectuel n'est pas le fait nouveau du dix-septième siècle. La nouveauté est que lui soit reconnue une part de propriété sur une marchandise manufacturée dont son travail personnel est partie intégrante : le livre imprimé.

Concevoir donc la propriété intellectuelle à partir de ce moment-là, c'est concevoir le travail intellectuel comme définitivement et indissociablement lié à une telle marchandise, à son mode de production et de distribution (ce que le numérique et l'internet remettent sérieusement en question). C'est dire en somme que le travail intellectuel ne peut produire que des livres, auxquels il est intimement associé comme « œuvre de l'esprit » à un « support matériel ». C'est étendre ce même principe à tout travail intellectuel, une invention par exemple, et à son application à un procédé ou un produit industriel, et donner à la propriété intellectuelle la forme d'un brevet ou d'une marque déposée.

Vue ainsi, cette propriété intellectuelle revient largement à nier son objet, le travail intellectuel lui-même, du moins à ne pas lui reconnaître une existence autonome. Par exemple, un livre n'existe que lorsqu'il est imprimé et diffusé dans le marché, ou encore, une connaissance scientifique ou technique, quand elle est appliquée à l'industrie. En un mot, l'existence du travail intellectuel n'est reconnue que lorsqu'il est comptabilisable dans un chiffre d'affaire. Par rapport aux époques antérieures, cette nouvelle forme de propriété est plutôt restrictive.


4 La Chine et l'imprimerie

On a donc un intérêt certain à replacer cette histoire récente de la propriété intellectuelle dans une plus longue durée, notamment si l'on veut comprendre les modifications que lui feront nécessairement subir d'autres formes d'écriture, d'édition et de diffusion que suppose le numérique. On observera d'abord que cette longue durée est moins homogène qu'on aurait pu le croire, et que deux grandes civilisations y ont un usage et une conception de l'écrit très différent, si ce n'est opposés : la Chine et le monde islamique.

L'imprimerie est apparue en Chine bien avant qu'elle ne soit introduite brutalement en Europe. Elle s'est rapidement étendue dans l'Orient avoisinant. Elle y a eu tout son temps pour se perfectionner, et s'adapter aux sociétés.

Elle s'est largement développée autour des institutions communautaires et impériales et y a été employée d'abord, comme chez nous d'ailleurs, pour des ouvrages assez peu concernés par la propriété intellectuelle, des ouvrages canoniques et classiques.

L'Extrême Orient a toujours été préoccupé de reproduire du texte et des images. L'idéogramme est déjà très proche de l'image, et l'image est souvent produite à l'encre monochrome. La gravure et l'imprimerie y ont une histoire commune.


5 L'écriture et le monde islamique

Le monde musulman en est le complet opposé. Les images n'y sont pas prisées et l'écriture y a un tout autre statut. Contrairement à la Chine, la lettre arabe est avant tout du son — un phonème — et elle permet d'ailleurs d'écrire à la vitesse où l'on prononce un texte. On écrit donc beaucoup. On préfère le long développement raisonné ou l'épanchement lyrique à la formule compacte.

Les intellectuels du monde musulman écrivaient aussi naturellement qu'ils parlaient, et ils ne craignaient pas de recopier. Le Bagdady qui allait étudier à Damas revenait avec des malles de manuscrits. L'imprimerie ne leur convenait pas. Pourquoi ? Parce qu'elle suppose un petit nombre indéfini d'auteurs qui produisent pour un nombre fini et plus large de lecteurs — nombre déterminé par la quantité du tirage. Les intellectuels du monde musulman sont un nombre indéfini d'auteurs qui écrivent pour un nombre tout aussi indéfini de lecteurs, qui sont exactement les mêmes. Ils constituent un entrelacs de réseaux, littéralement un « internet », mais lent, qui va au pas du chameau.


6 Qu'est-ce qu'un auteur ?

Je ne connais rien des lois qui régissaient la propriété intellectuelle ne la reproduction manuscrite ou manufacturée des ouvrages dans le passé. Je m'en soucie pourtant beaucoup moins que les remarques qu'on peut trouver dans les ouvrages des auteurs de toutes les époques concernant leur revendication de paternité, et leurs disputes à ce propos. En tous temps et en tous lieux, la paternité d'un ouvrage a été une affaire sérieuse.

Une observation attentive révèle sur quoi repose plus précisément cette garantie de paternité. Elle concerne la forme plus que le contenu. Il n'y a pas de revendication de paternité sur des connaissances, des découvertes, des histoires (on dirait aujourd'hui scénarios), des personnages de fiction..., mais sur la structure des énoncés, les figures du discours ou du raisonnement, comme si eux seuls portaient la marque réelle d'un auteur.

Ceci renvoie à une question ignorée jusque là : qu'est-ce qu'un auteur ? Dans l'histoire de l'écriture — si tant est qu'une histoire n'en serait pas — l'auteur apparaît somme toute assez tard. La moitié des temps historiques s'est écoulée avant son apparition.

Et qui donc écrivait avant l'auteur ? Le scribe.

 


L'auteur et l'écriture


7 L'apparition de l'auteur

Pendant des siècles les véritables auteurs n'ont pas écrit. Ils se confondent plus ou moins avec les personnages du livre, plus ou moins mythologiques, divins, surnaturels, si ce n'est avec Dieu lui-même et ses Prophètes. D'autres écrivaient pour eux, et disparaissaient modestement sous ceux dont ils portaient les paroles.

Très tard, ceux qui notaient les paroles du maître commencèrent à sortir de l'anonymat, pour partager avec celui-ci leur part de paternité : Confucius et ses anciens, Platon et Socrate, Paul, les évangélistes et Jésus, etc.

Ce qui nous paraît si naturel aujourd'hui, qu'un même homme pense, agisse, découvre... et écrive à la fois, est apparu très tard, et c'est généralisé très lentement.

 

8 L'auteur et le texte

Que signifie qu'un même homme soit auteur et scribe ? Qu'il ne le soit pas pourrait signifier beaucoup de choses. Par exemple, qu'un homme note les paroles d'un enseignant. C'est ainsi que nous avons les livres d'Aristote, en réalité notés par ses élèves. Des récits, des chants, des paroles de sagesse, pouvaient avoir été, au cours des temps, écrits par de nombreux auteurs, ou réécrits. Un disciple, encore, pouvait avoir noté les paroles du maître, comme Platon pour Socrate, jusqu'à rendre très problématique ce qui est dû à chacun.

Qu'un homme écrive lui-même signifie une chose plus particulière : il pense en écrivant. Il pense avec le calame ou le pinceau.

Cela signifie donc que le texte n'est plus seulement de la parole écrite, mais de l'écriture à part entière. Il n'a plus à être retransmis oralement. Il l'est en tant que texte, proposé à la lecture silencieuse, solitaire et studieuse, calame ou pinceau à la main.


9 Qui menace la propriété de l'auteur ?

Nous voyons qu'au cours de ces trois périodes, la propriété intellectuelle ou, si l'on veut, la paternité littéraire, ne peut avoir que des significations très différentes.

Remarquons déjà que jamais, au cours de ces trois périodes, cette propriété, ou cette paternité, ne s'est réellement opposée au lecteur, ou éventuellement à l'auditeur. Jamais le fait d'entendre, de lire, d'enseigner, de commenter ou de prolonger un travail intellectuel, ne l'a réellement menacée ou mise en cause. Elle a plutôt été mise en danger, au cours des temps, par le scribe d'abords, qui pouvait falsifier les paroles qu'il retransmettait ou les attribuer indûment ; puis par le plagiaire, un autre auteur ; et enfin par l'éditeur, qui en est devenu le véritable gérant, et même le gardien. On pourrait ajouter aussi à cette liste l'interprète (l'aède) pour être complet, mais je n'en parlerai pas davantage.


10 Œuvre de l'esprit et support matériel

La notion moderne de propriété intellectuelle est donc essentiellement commerciale, et elle concerne avant tout les rapports entre auteurs et éditeurs d'une part, et les rapports entre éditeurs de l'autre. Elle est donc en fait essentiellement centrée l'éditeur. Elle est aussi politique, et vise alors le contrôle et la régulation d'un « marché de l'intelligence ».

Son contenu implicite est ainsi sensiblement différent de ce qu'elle affirme explicitement. Elle est le résultat de revendications contradictoires, celle des libraires imprimeurs, celle des auteurs et celle des pouvoirs publics, et elle en porte les marques. Explicitement, elle se fonde sur la reconnaissance des droits de l'auteur, et elle fait de sa personne et de son travail le pivot de la législation. Elle place au-dessus de tout les valeurs du travail intellectuel, en reconnaissant par là la propriété de son auteur, qu'elle ne tempère que par l'utilité publique. Implicitement, pourtant, elle les dénigre en regard des siècles et des civilisations antérieures.

En disant que « l'œuvre de l'esprit » est tout, elle sous-entend bien qu'elle n'est rien en réalité sans son « support matériel ». Aussi, cette propriété de « l'œuvre de l'esprit » est en réalité le fondement de celle du « support matériel », dont l'auteur est pour une large part écarté.

En fondant la propriété marchande du travail intellectuel, il n'offre en réalité à l'auteur que la possibilité de la céder au propriétaire du « support matériel », dont il fonde la propriété. L'auteur obtient malgré tout une rémunération sur les ventes. Elle n'est définitivement acquise qu'à la fin du dix-huitième siècle pour les pays qui ont inauguré le droit moderne, et bien plus tard pour les autres.


11 L'auteur et l'éditeur

Que signifie exactement cette rémunération au pourcentage des ventes ?

Vendre un droit, en général, et vendre un droit de reproduction à un éditeur en particulier, est bien moins évident et naturel que les usages ont habitué à le penser. A priori, un droit n'est pas fait pour être vendu, et l'on se demande bien quoi d'autre l'auteur aurait à vendre.

Historiquement, les auteurs ont plutôt commencé par employer des imprimeurs, et les ont payés pour qu'ils impriment et vendent leurs livres. Il existait évidemment des auteurs, des livres et de la littérature bien avant l'imprimerie, et plus encore avant son introduction en occident. Ces auteurs existaient déjà, et leurs ouvrages circulaient. Aussi, les auteurs n'eurent pas d'abord à faire individuellement avec les imprimeurs. Ils le firent en groupe, en communautés, en réseaux, voire en institutions (religieuses, universitaires...). Dans la mesure où l'auteur, mais aussi bien le groupe, l'institution, le réseau, ou plus encore le « protecteur » — nous sommes dans une société féodale — payaient l'impression du livre, sa propriété était confirmée envers l'imprimeur.


12 Les enjeux d'une législation

Si la propriété intellectuelle était menacée, elle l'était par des éditions spontanées, sans autorisations ni contreparties. En effet, rien n'empêchait un imprimeur de rééditer un ouvrage de sa propre initiative, et donc de pouvoir publier une édition tronquée, caviardée ou un faux.

Le Traité de la Servitude volontaire de La Boétie a fait l'objet de nombreuses rééditons spontanées. Cet exemple indique que l'objectif pouvait être plus militant que commercial, et n'était pas nécessairement à l'initiative de l'imprimeur, simple artisan employé, mais là encore de groupes et de réseaux. Aussi les premières tentatives de régulation d'un marché du livre visait au moins autant un contrôle des idées qu'une protection d'une quelconque liberté.

Les premières législations tendaient à concilier trois types de préoccupations a priori divergentes, mais pas dépourvues d'intérêts communs et de points à négocier. Les corporations d'imprimeurs et de libraires défendaient leurs droits sur les ouvrages qu'ils vendaient, les auteurs défendaient leur paternité et les meilleures conditions de diffusion et d'accès à leurs travaux, les pouvoirs publics leur contrôle sur les esprits ; et les trois, l'intégrité des ouvrages et l'identification des auteurs.

 


La signification contemporaine de la propriété intellectuelle


13 Naturalisme et utilitarisme

Deux siècles plus tard, le résultat aboutissait à isoler l'auteur comme personne privée, réduites à s'en remettre aux lois d'un marché, et sa propriété intellectuelle se réduisait à peu près à bénéficier d'une rémunération sur une part des ventes.

On ne doit pas prendre trop au sérieux le formalisme juridique. En prétendant énoncer des réalités plus complexes et subtiles, il les masque tout aussi bien.

Il masque les intérêts divergents qu'il prétend concilier en déplaçant l'attention sur d'autres. Quels intérêts divergents met-il en avant depuis trois siècles ? Celui de l'intérêt privé de l'auteur et de l'utilité publique. En France, Diderot et Condorcet offrent tous les arguments pour mettre ces points de vue en rivalité.

Pour Diderot, le travail intellectuel est fait par un homme qui en est producteur et responsable, et qui en est donc le propriétaire naturel. Pour Condorcet, ce même homme doit tout à ceux qui l'ont précédé, et la plus grande valeur de son travail consiste à être utile aux autres hommes. On peut donc résumer ces deux conceptions sous les termes de naturalisme et d'utilitarisme.


14 Une contradiction illusoire

En première observation, on pourrait dire que Diderot et Condorcet ne parlent pas de la même chose. L'objet désigné comme « propriété naturelle de l'auteur » et l'autre comme « bien d'utilité publique » ne sont manifestement pas le même.

On observera ensuite que cette contradiction et les réponses qui ont été proposées ne répondent en rien aux problèmes concrets qu'elles sont censées éclairer. Pourquoi ? Parce que l'imprimeur, le libraire, le véritable agent commercial en est absent. Le problème consiste pourtant à définir la part de propriété intellectuelle à laquelle celui-ci peut prétendre. Alors seulement, on peut se demander en quoi cette revendication est négociable avec le « droit naturel » de l'auteur et « l'utilité publique ».

Une troisième observation concernera le caractère fallacieux de l'opposition entre ces deux principes. En quoi s'opposeraient ce droit naturel de la personne et cette utilité publique ?


15 Lois et rapports de production

L'opposition entre un droit naturel de la personne et l'utilité publique se fonde sur un mode de production, l'imprimerie industrielle, qu'elle revient à escamoter.

L'imprimerie suppose qu'on produit un ouvrage, écrit par un auteur, pour un nombre fini de lecteurs. Ce nombre est fini puisqu'il est celui du tirage. Une personne privée écrit donc pour un public fini. (Ce « public » est en réalité une simple clientèle, mais le terme choisi permet de l'associer plus ou moins à « l'utilité publique ».) De là, on élargit le modèle à l'ensemble des personnes privées qui produisent du travail intellectuel pour le public en général.

Qu'on ne s'y trompe pas, ce modèle n'est pas seulement un formalisme juridique. Il est aussi un rapport concret. Le mode de production induit et produit la réalité de ce type de rapport. Pour autant, est-il inhérent au travail intellectuel et à sa propriété ?


16 Le créateur et le citoyen

En quoi être un auteur équivaudrait à appartenir à une catégorie de personne ? En quoi le terme renverrait-il à un statut ? Le droit se garde bien d'aller dans cette voie. Le droit définit seulement l'auteur comme le producteur d'une œuvre de l'esprit.

Le droit ne définit pas l'auteur comme le contractant d'un accord avec un éditeur, un producteur d'un « support matériel ». En un sens, cette « œuvre de l'esprit » n'est même pas censée exister avant son incarnation dans un support matériel manufacturée ; elle est pourtant reconnue à partir de la « création », comme par effet rétroactif.

Quoi qu'il en soit, le droit d'auteur s'applique donc virtuellement à tous. Quiconque accomplit un travail intellectuel en est le légitime propriétaire, même si cette propriété n'a encore qu'un statut virtuel.

Dans ce cas, le droit d'auteur ne concerne pas ce petit nombre de personnes qui écrivent pour l'utilité de tous. Il concerne tous les hommes.

En somme, le droit d'auteur devrait prendre sa place parmi les droits de l'homme, et devrait être cité dès le préambule : tous les hommes naissent libres, égaux et auteurs en droit. Le droit d'auteur est en fait l'autre face du droit à la confidentialité. Ces deux faces sont en réalité difficilement concevables séparément.


17 Le scribe et l'éditeur

L'auteur est apparu très tard dans l'histoire humaine : le véritable auteur, celui qui pense avec la plume, le calame, le pinceau ou le clavier. Il est apparu en absorbant le scribe, en devenant le scribe en même temps qu'il était l'auteur.

Si avant le septième siècle avant notre ère, on n'identifie pas de véritables auteurs, c'est d'abord parce qu'il ne s'identifie pas avec celui qui écrit. Le scribe a pourtant fini par disparaître, ou ne survivre que sous le nom de « nègre ».

La modernité, avec l'imprimerie, a fait apparaître un autre personnage : l'éditeur. Ce dernier finit par jouer un rôle comparable à celui qu'avait tenu le scribe, en ce qu'il en vient à brouiller l'identification du travail intellectuel. Chacun sait que dans de nombreuses productions livresques, l'équipe éditoriale tient une place plus importante et mieux identifiable encore que celles de l'auteur et du nègre réunis. Pour bien des travaux dits intellectuels, la société productrice ou la collection sont souvent bien plus connues et font plus autorité qu'un ou des auteurs.


18 L'écriture aujourd'hui

Le présent état des choses ressemble pourtant à une fin de règne. Il est de plus en plus aisé d'assurer l'édition en même temps que l'on écrit, et même davantage qu'écrire sans éditer.

Personne n'écrit plus sans se servir d'un traitement ou d'un éditeur de texte. Quiconque écrit sait combien ce travail de correction à la saisie, sur les tirages puis à l'écran, et sa répétition ad libidum, sont essentiels au travail d'écriture lui-même et ne s'en distinguent pas. Quiconque pratique l'écriture n'abandonnerait pas volontiers ce travail à un tiers, ni même à un système de reconnaissance vocale, qu'il devrait corriger plutôt que corriger ce qu'il aurait écrit.

L'éditeur est donc amené à se faire lui aussi, après le scribe, absorber par l'auteur : celui qui pense, écrit et édite en même temps.


19 Perspectives

Selon la durée sur laquelle on considère la propriété intellectuelle, on aboutit à des conclusions sensiblement différentes. Sur la longue durée, l'élaboration juridique contemporaine ne paraît plus le produit d'une lente maturation. Elle semble fragile, locale et fugace.

Avant même qu'elle ne parvienne à un consensus universel, elle est déjà remise en cause par de nouvelles méthodes d'écriture, de nouvelles pratiques, et surtout de nouveaux procédés techniques, non seulement d'échange et de reproduction, mais surtout de production, qui associent entièrement l'édition et la diffusion au procès même d'écriture.

De fait, le droit moderne ne peut plus s'appliquer qu'à des formes convenues et largement dépassées de travail intellectuel. Il se limite à celui qui peut s'intégrer dans un marché : marché du loisir et de la culture, marché des technologies industrielles et de leurs produits. Il tend alors à inféoder à ces marchés toute propriété intellectuelle, se heurtant de front à tout travail intellectuel effectif.

 

 


Note

Carla Hesse, The rise of intellectual property, 700 B.C. -A.D. 2000: an idea in the balance. http://www.amacad.org/publications/spring2002/hesse.pdf


 

Jean-Pierre Depetris

30/05/04 - 3/06/04