Problèmes contemporains de l’écriture - 8
               


   

   

Invention littéraire,
programmation et réseaux

 

 

1. Énoncé du problème

En 2000, je devais faire une intervention sur ce que devait ma pratique de la poésie aux nouvelles technologies, dont les notes m'ont servi à écrire Remarques provisoires sur le numérique (1).

Le sujet de mon intervention m'amenait à penser l'écriture d'un point de vue technique, et à penser cette technique en regard d'autres, nouvelles, propres à l'informatique, l'ordinateur, la programmation, dont j'aurais souhaité pouvoir présenter une idée moins mythique — ce à quoi je n'étais par particulièrement préparé.

J'aurais aimé alors sérier plusieurs points qui m'auraient éloigné du c»ur de mon sujet :

 

Premier point : Il semble que la plupart des auteurs et des artistes se sont, tout comme moi, glissés dans de nouveaux outils informatiques qui leur allaient comme un gant. C'est à croire que les ingénieurs en informatique s'étaient cachés pendant des années pour nous faire la surprise d'outils conçus tout exprès pour nos travaux et nos inventions.

Il est vrai que le monde n'est pas si cloisonné qu'il le paraît, et que toutes les activités de l'esprit convergent sans avoir nécessairement besoin de se concerter. N'en reste pas moins ouverte la question sur cette direction commune, car, en règle générale, les différentes activités intellectuelles se sont quand même particulièrement bien ignorées dans la seconde moitié du vingtième siècle. Une telle convergence ne devrait donc pas manquer de questionner.

 

Deuxième point : Une telle convergence entre l'art contemporain et l'informatique est partiellement masquée par son succès même, qui fait que l'invention artistique finit par paraître déterminée par de nouvelles technologies, faisant oublier que tout ce à quoi celles-ci offrent leur surcroît de moyens était largement en route au moins depuis les futuristes.

 

Troisième point : Cependant, dès qu'on cesse de s'illusionner sur ce que l'informatique apporterait de si neuf à l'art et la littérature, on est tenté de conclure qu'elle ne leur apporte rien, si ce n'est, au mieux, des moyens accrus, voire un excès de moyen dont ils se servent parfois grotesquement. Sans être toujours fausse, cette façon de voir n'est pas juste non plus.

 

Quatrième point : Les termes d'informatique, d'électronique, de numérique que je préfère, désignent mal une réalité plus complexe, qu'il faudrait distinguer entre programmation, ordinateur personnel et internet.

 

 

2. De la programmation aux réseaux

Commençons pas ce dernier point. Programmation, ordinateur personnel et internet sont trois choses distinctes qui ont un rapport bien précis entre elles. La programmation n'implique pas a priori l'ordinateur personnel. L'ordinateur a éveillé ma curiosité dans les années soixante-dix, et personne, pas plus que moi, n'imaginait alors l'ordinateur personnel, ni même son utilité.

Naturellement, ma conception de ce que pouvait être un système d'exploitation et un programme, ainsi que leur application à la production de textes aléatoires ou à contraintes, ou à structure non linéaire, a eu quelque influence sur ma façon d'aborder la littérature, mais je me suis très vite désintéressé de l'informatique, sentant qu'elle était inaccessible, sauf à y faire carrière.

Ce n'est qu'à la fin des années quatre-vingts que j'ai entendu parlé de l'ordinateur personnel, puis que je l'ai utilisé. Il n'était plus alors question de programmation, ni des intéressantes questions qu'elle soulevait sur le langage et les opérations cognitives.

Avec l'ordinateur personnel, l'interface masquait le langage. En réalité, l'ordinateur personnel a moins popularisé le numérique qu'il ne l'a occulté.

L'ordinateur personnel a beaucoup servi à l'édition. Il l'a servie au début sans modifier sa nature et sa fonction. La PAO révolutionna d'abord les professions du livre et de l'imprimé, mais rien de plus, et, comme moi, les premiers qui utilisèrent un ordinateur personnel s'en servirent d'abord comme d'une machine à écrire perfectionnée, doublée d'une copieuse.

Ensuite seulement vint l'internet, c'est à dire la possibilité de communiquer directement entre les ordinateurs personnels. Si chacune de ces étapes avait besoin de la précédente, aucune ne laissait immédiatement imaginer la suivante.

 

Tout le monde n'a pas passé ces étapes en même temps, ni de la même façon. Tous les ordinateurs n'ont embarqué un modem interne qu'à partir de 1998. Les nouveaux venus, notamment les plus jeunes, tendent et tendront exclusivement à les rencontrer maintenant dans le sens inverse. Ils apprennent à naviguer et à communiquer sur le web avant même de savoir correctement mettre en page une lettre, et sont capables de retoucher une image avant de comprendre ce qu'est un terminal.

L'ordre dans lequel chacun aborde ces trois étapes n'est peut-être pas si essentiel, mais il en résulte malgré tout certaines confusions dans les esprits que de telles expériences se soient croisées.

 

Synthétisons : Nous avons d'abord le numérique, qui renouvelle le langage, puis l'ordinateur personnel, qui change le paradigme d'édition, et enfin, le réseau des ordinateurs personnels, qui transforme celui de publication. Quel que soit l'ordre dans lequel on rencontre ces trois étapes, elles se sont succédé dans un sens, pas dans un autre.

 

 

3. Programmation et civilisation

Voyons donc comment ces techniques et les pratiques de l'art, des lettres et de toutes les activités intellectuelles, y compris scientifiques, se cooptent.

Nous avons d'abord l'époque de la seule programmation, qui est celle de l'ALAMO, celle de la synthèse granulaire de Xénakis aussi bien que de la théorie mathématique du chaos. Elles-mêmes ne se comprendraient pas si l'on ne remontait à leurs sources communes : L'OULIPO, l'automatisme surréaliste et la philosophie de Paul Valéry, le Cercle de Vienne (Gödel) et le formalisme mathématique (de Frege et Hilbert à Von Neumann), le positivisme logique (Whitehead, Russel) et l'empirisme logique (Wittgenstein), les théories de la nouvelle musique (Shönberg, Adorno), le pragmatisme de Pierce (logique), de James (psychologique), de Poincaré (mathématique), etc.

C'est à cette échelle qu'on peut identifier un véritable renversement de civilisation, un changement pour le moins aussi radical que put l'être l'invention de l'écriture (et non pas seulement de l'imprimerie).

 

À l'époque où je découvrais l'informatique, mais d'une façon très théorique, je découvrais aussi l'ouvrage de Van Vogt, Le Monde du non A. J'y vois aujourd'hui encore une utopie toujours pertinente.

La « machine » du roman était une très étrange idée : une machine devait sélectionner ceux qui avaient assez assimilé une philosophie du langage pour être acceptés sur la planète Vénus, où n'existaient aucune hiérarchie, aucun état ni aucun système représentatif. Je trouvai d'abord saugrenue l'idée qu'une machine remplace un jury humain, trop partial pour effectuer cette sélection, mais il me vint à l'esprit que cette machine aurait dû plutôt être le dispositif à travers lequel l'impétrant devait se mesurer à la pensée non-aristotélicienne, non pas en y passant un examen ou un concours, mais en la domptant. Il ne me traversa cependant pas l'esprit qu'une telle machine aurait pu aussi bien être personnelle.

 

 

4. L'ordinateur personnel

Non seulement je ne l'avais pas imaginé, mais je ne remarquai même pas l'apparition de l'ordinateur personnel. Même depuis, je n'ai pas cherché à savoir mieux comment il s'était introduit partout, et je ne me livre dans ce qui suit qu'à des suppositions.

Je suppose donc que les premiers OP (j'utiliserai à partir de maintenant le terme OP pour ordinateur personnel, plutôt que l'anglicisme PC, qui ne veut rien dire dans la mesure où la coutume veut l'opposer au Macintosh) servaient à faire ce qu'on faisait déjà sur les ordinateurs qui n'étaient pas personnels, à savoir de la programmation et rien d'autre, et je suppose aussi que les premiers artistes qui utilisèrent des OP le firent dans le prolongement des premiers qui avaient conçu la rencontre entre art et programmation.

Comme l'OP était une marchandise et qu'il était nécessaire d'accroître son marché, il devait se mettre à la portée d'un utilisateur qui n'était pas un programmeur. Il devait permettre de travailler du son, retoucher des images, dessiner des plans, écrire, mettre en page du texte, etc, tout ce à quoi servaient déjà des ordinateurs, mais sans nécessiter maintenant un spécialiste, et donc en proposant une interface claire, ne nécessitant pas de saisir une ligne de code.

C'est le moment où j'ai finalement pris le train en marche. Dans ce second temps, l'OP ne servait pas à concevoir une »uvre quelconque, mais à l'éditer, et il ne changeait rien à la façon dont on concevait l'édition. Il permettait de saisir son texte et de le retravailler mieux qu'avec une machine à écrire, mais il ne changeait pas la façon d'écrire. Il facilitait aussi la copie pour le comité de lecture ou l'imprimeur, jusqu'au moment où l'on donna plutôt la disquette que le texte imprimé. Il facilitait donc le travail de chacun sans le transformer.

Une simple réflexion théorique, et seulement théorique, sur la programamtion, l'écriture et la pensée, avait plus durablement influencé mon travail que l'usage de l'ordinateur personnel, qui l'a cependant grandement facilité par le cut-up et par l'extrême facilité de classement et de recomposation d'éléments dans un ensemble.

 

 

5. L'ordinateur personnel et l'édition de poésie

L'OP a alors concerné les auteurs et les artistes qui n'avaient pas grand rapport avec la programmation et ne souhaitaient pas en avoir. Il répondait à une attente. Dans les années soixante-dix, les auteurs et les artistes eurent une forte tendance à sortir des cadres dans lesquels se cantonnait l'édition. Il en résultat une multiplication de revues et de publications, dont beaucoup restaient encore conformes au modèle traditionnel, tant dans la forme que le contenu, quelquefois associées à des maisons d'édition, qui se multiplièrent aussi. Beaucoup d'autres allaient dans des directions contradictoires, soit vers l'édition artisanale, ou d'art, soit vers la photocopie bon marché, soit vers d'étranges mélanges des deux, comme des textes manuscrits et photocopiés reliés dans une couverture faite à la main par un plasticien.

La revue française qui incarna le mieux cette époque, et la détermina le plus, fut certainement Banana Spilt : une grosse liasse de feuille A4 agrafée, imprimée en offset, qui présentait les textes de dizaines d'auteurs dans des cadres tout prêts et qu'il leur appartenait de remplir comme ils l'entendaient, en dactylographiant, photocopiant, imprimant et recopiant à la main leur texte.

Il y eut toujours des initiatives de ce genre, mais elles se démultiplièrent autour de 1980. Elles ont continué de le faire. La principale nouveauté n'était toutefois pas dans cette prolifération, mais dans ce qu'elle entraînait la fin des groupes au profit des réseaux. Les revues et les éditions étaient faites par une seule personne, éventuellement un couple. Tout auteur, ou peu s'en faut, eut bientôt la sienne, et tout auteur était susceptible de publier dans toute revue.

Il n'y avait plus de groupe, d'école, de courant, mais un entrelac de réseaux. Chaque auteur était le centre du sien, que constituaient les autres. Tous étaient à la fois auteurs, éditeurs et lecteurs les uns pour les autres. C'est à dire qu'avant même de connaître l'ordinateur, la poésie contemporaine de langue française adoptait la structure de l'internet.

 

 

6. L'ordinateur personnel et la PAO

L'ordinateur personnel apparut donc dans une situation qu'il finit par favoriser, mais qu'il ne provoqua pas, et qui lui offrit même une certaine résistance. Il y joua un rôle plutôt « conservateur ». Il fit baisser le coût de l'édition traditionnelle, tout en permettant aux éditions alternatives d'en adopter les critères, la présentation, les apparences, et en les incitant à l'imiter.

L'ordinateur personnel fut donc d'abord « conservateur » à double titre : en occultant la programmation sous l'interface, et en ramenant à une écriture et une édition plus traditionnelles. Je pense pourtant que ce « conservatisme », superficiel et momentané, fut finalement salutaire. Le texte, l'écriture, l'écriture en tant qu'opération, finissait par se dissoudre dans les différentes tentatives des années soixante-dix.

La mise à mal du texte se retrouvait aussi bien sur les deux versants : celui de la programmation de textes procéduraux, produits et exécutés sur ordinateur, comme celui de la micro-édition, où il ne devint plus possible de publier autre chose que de petits fragments sur des supports rendus plus ou moins précieux par leur production artisanale.

 

 

7. L'évolution de l'écriture avec l'OP

Peu à peu, et même relativement vite mais insensiblement, le fichier numérique se mit à concurrencer le manuscrit, et même le texte publié.

On ne pouvait au début s'empêcher de considérer le fichier enregistré sur son disque dur ou une disquette comme un simple état virtuel de ce qui ne pouvait se réaliser que sous la forme de pages imprimées. Le « vrai » texte était sur le papier, qu'on relit, rature, et réécrit. Se posa alors sérieusement le problème de la synchronisation entre celui-ci et le fichier numérique, surtout quand ce dernier devint celui qui était fourni à l'imprimeur.

Avant, quand le texte était imprimé, on donnait le livre ou la revue, si on voulait les faire lire, ou encore on en photocopiait les pages quand ils n'étaient plus disponibles. Avec l'OP, il est devenu plus simple d'en imprimer une copie. On a pu aussi porter perpétuellement des corrections à ses écrits, et le fichier numérique finit par devenir le texte véritable, la « dernière édition ».

 

La question se compliqua encore, quand il fallut continuer à exploiter son travail malgré la multiplication de versions des systèmes d'exploitations et des logiciels, et lorsqu'on se mit à s'échanger directement des disquettes, voire à faire de l'édition sur disquette, puis sur CD. Il fallait émanciper le fichier numérique de la machine autant que du programme.

On peut ne voir là que de petits problèmes techniques très éloignés de ceux de la littérature. On sous-estime toujours les problèmes techniques. En réalité, comme l'écriture marqua la fin de la division du travail entre le sage et le scribe (ou entre le poète et l'aède), la PAO marque la fin de la séparation entre écriture et édition.

L'édition a toujours joué un rôle essentiel dans l'écriture, et c'est ce qui fait dire à certains éditeurs que ce sont eux qui font réellement les livres. Il est évident que le manuscrit d'un auteur est passé au crible par un comité de lecture avant publication, et, bien souvent, des modifications sont suggérées. Lorsque le succès d'un texte entraîne sa réédition, il est généralement relu, corrigé et modifié, et bien souvent de façon substantielle. Si l'on pense aux successives éditions des Essais de Montaigne, on doit bien considérer l'édition comme un moment de l'écriture. Aujourd'hui, Comme le notait Humberto Ecco, permet ka réédition à l'infini.

C'est ainsi que l'ordinateur se mit à avoir une incidence bien plus déterminante sur la façon dont on écrit. Il ramenait tout à la fois au texte pur et dur, tout en l'associant à la programmation et à l'internet.

 

L'OP, et la POA, rammenaient la totalité du procès d'écriture entre les mains de l'auteur. Éditer — c'est ce qui le distingue de publier (on sait qu'aux USA notamment, les métiers d'editor et de publisher sont distincts) —, consiste à amener le texte à sa forme lisible, et non pas à le diffuser.

 

 

8. L'OP et l'édition de texte

L'OP change la nature de l'édition, et le terme d'éditeur en est venu à désigner un programme et non plus un métier. Ce troisième moment s'accomplit pleinement avec l'internet, et donc l'édition internet. L'édition n'est plus une opération qui intervient après l'écriture, mais une opération indéfiniment renouvelable et donc indissociable de l'écriture même. Elle devient un moment de l'écriture.

En même temps, elle devient distincte de l'impression, car le texte imprimé n'est plus qu'une copie d'un fichier numérique, une copie qu'on ne peut plus éditer, sauf au prix d'un long et bien inutile travail. Le fichier numérique lui-même pose le problème de son édition, de son éditabilité, c'est à dire de son émancipation du programme qui a servi à le créer.

Il devient important que ce fichier soit écrit dans un langage qui permette non seulement sa lecture et son impression, mais aussi sa modification à l'aide d'autres programmes. Ainsi, la lecture elle-même cesse d'être un moment autonome de l'écriture et de l'édition.

L'internet joue un rôle majeur dans ce troisième moment de l'OP, puisque la communication directe entre ordinateurs rend pratiques et impérieux les problèmes de lisibilité, d'éditabilité et de compatibilité entre les fichiers, les programmes et les langages.

 

 

9. L'OP et l'entrelacs des réseaux

L'internet ne change pas seulement la nature de l'écriture, de l'édition et de la lecture, il change aussi celle de la publication : l'essence de l'écrit public. En fait, il l'abolit : il abolit la séparation entre écrit public et écrit privé.

Tout d'abord, cette distinction entre écrit public et privé est une vue de l'esprit. Sa nette distinction tient à celle des moyens techniques de cette communication. Quand je téléphone, je suppose ne pas être sous écoute, et si j'écris dans un journal, j'admets que quiconque peut me lire, mais dans les faits, il n'arrive jamais que mon interlocuteur garde mes paroles secrètes, et moins encore que tout le monde lise ce que j'écris.

Les notions de publication, publicité, chose publique, sont relativement récentes, un peu plus de deux siècles, ou alors très anciennes, et remontent à la cité antique. En réalité leur sens est très différent dans le monde moderne de celui qu'elles avaient dans le monde de la cité antique, dans lequel un discours ou un ouvrage pouvaient réellement être connus de tous les citoyens. Dans le monde moderne, une telle connaissance, ou une telle reconnaissance ne concerne en fait qu'un milieu, un groupe autorisé et représentatif, un groupe qui a autorité pour connaître ou reconnaître au nom de tous.

Publier un travail littéraire, scientifique, artistique, le rendre « public », revient en somme à se faire reconnaître et plus ou moins coopter par un tel milieu littéraire, scientifique, artistique, un milieu plus ou moins institutionnel bien qu'assez difficilement cernable et identifiable.

 

L'internet change le sens de ces notions. Il offre tout à la fois à chacun la possibilité de s'adresser virtuellement à la planète entière sans médiation (le web), et celle d'une communication privée (l'e-mail), mais il ne lui permet plus de croire que cette virtualité pourrait s'actualiser, ni lui garantir la confidentialité. Il lui offre plutôt toutes les nuances possibles entre ces deux extrêmes. En fait, bien peu de ce qui circule sur le net n'est public au sens où l'est un journal dans un kiosque, ni privé, au sens d'une lettre cachetée.

On voit les paradoxes que cela entraîne avec les anciens principes législatifs qui, en prétendant garantir aussi bien la vie privée que la liberté d'expression, les attaque en fait frontalement sur l'internet.

L'immensité même du web rend irréaliste l'idée de s'adresser à tout le monde, et l'horizontalité des relations rend inconcevable une quelconque autorité représentative et médiatrice. Il privilégie plutôt une communication ciblée sur des personnes réelles, avec lesquelles peut à tout instant s'établir un dialogue réel, mais pas nécessairement confidentiel.

 

 

10. Une nouvelle forme de relations

L'internet se résume donc, au départ, à un procédé technique : la mise à disposition de tous de langages libres et ouverts, interprétables donc par des programmes différents et des systèmes d'exploitation différents, sur tout ordinateur personnel.

Ce procédé technique permet la communication directe entre tous et entre chacun. Il n'y a plus de différenciation précise entre les moyens d'une communication publique et ceux d'une communication privée. Il n'y a plus qu'un nombre croissant d'internautes, dont chacun est à la fois le centre de son propre réseau tout en gravitant autour d'un nombre fini d'autres centres. Un nombre fini de centres crée ainsi un entrelacement infini de réseaux. Il en résulte un tissu de relations, dont l'immensité n'interdit pourtant pas la proximité, et à travers lequel la transmission des idées et des connaissances peut s'étendre largement et rapidement sans cesser d'être organique.

Il y a là quelque chose de nature à bouleverser le contrat social, quelque chose de très différent des rapports humains tels qu'ils semblent avoir toujours existé, et d'aussi éloigné d'eux que le monde du non A de Van Vogt de sa planète mère.

 

 

11. En guise de conclusion

Je voudrais maintenant mettre en évidence que les étapes qui se suivent restent toujours inscrites les unes dans les autres. Nous avons d'abord une révolution du langage, de la pensée, et du signe en général. Dans un premier temps, elle nous fait oublier le texte au profit du code, puis le code au profit de l'interface. Ensuite l'interface nous renvoie au texte, et le texte au code. Chaque étape nourrit des illusions, mais en corrige finalement plus qu'elle n'en produit.

Au début, après l'époque des avant-gardes de la première moitié du vingtième siècle, on a pu croire qu'on inventait seulement une nouvelle forme de poésie. On pouvait croire, de la même façon, qu'après les grandes élaborations des mathématiques, de la physique et de la philosophie de la première moitié du vingtième siècle, s'inventait parallèlement une nouvelle technologie. L'application simultanée de l'invention artistique et de ces techniques ramenait pourtant au plus près du signe, du langage et de la pensée.

Puis on a pu croire que l'ordinateur servirait aussi bien, et même mieux, des formes plus traditionnelles d'écriture et d'édition, alors qu'il commençait aussi à les modifier radicalement en gommant leurs différences, tout en rappelant aux inventeurs l'importance déterminante du texte.

Enfin, on a cru qu'il offrait un nouveau moyen de communication et de publication alors qu'il changeait ces paradigmes et en reportait les conséquences sur toutes les étapes précédentes.

 

 


Note

<http://jdepetris.free/fr/Livres/essais/numerique/numeric.html>


 

 

Jean-Pierre Depétris

26/12/02 - 14/06/04