Jean-Pierre Depetris, juin 2020.
Et la culture dans tout ça - Pendant ce temps - Remarques intempestives - Quand revient la pluie - Suite…
L’informatique a reçu un vigoureux coup d’accélérateur de la psychose virale. Cette accélération ne la pousse pas dans la meilleure direction, ne l’engage pas dans des voies prometteuses, je crois pourtant qu’elle est l’événement le plus déterminant de ce début d’année parmi tous ceux dont je me plais à faire l’inventaire. Je n’en ai pourtant presque pas parlé. J’y ai pensé malgré tout. L’installation de la fibre chez moi il y a quelques jours me l’aurait, au besoin, rappelé.
Non, je n’oublie en rien cette dimension, j’y pense, j’y pense trop. Elle me reste sur l’estomac.
Imaginons un virus fabriqué en laboratoire. Il aurait pour fonction d’éliminer le plus possible de vieillards et de malades improductifs qui constituent un fardeau pour la croissance. À partir de là, comme effet collatéral, il permettrait de détruire le petit commerce, l’artisanat, les petites structures de production, par des mesures gouvernementales appropriées, au bénéfice du commerce en ligne et des multinationales. Il permettrait aussi de donner un coup fatal à ce que j’appellerai les cultures de terrain au bénéfice de la grande industrie culturelle.
Tout cela correspond à ce à quoi l’on assiste ces derniers mois. Mais qui alors en aurait donné l’ordre ? Réfléchissons un peu : a-t-on vraiment besoin d’un donneur l’ordre ? A-t-on même besoin d’un virus réel, naturel ou artificiel ? d’un virus qui ait un caractère exceptionnel ?
Au besoin, on peut le rendre exceptionnel en prenant des mesures sanitaires inappropriées. Des mesures efficaces auraient aussi bien le même effet si elles sont si démesurées, comme en Asie, qu’elles rendraient l’épidémie exceptionnelle quand bien même elle en réduirait les victimes à un nombre ridiculement bas, comparé à l’Europe atlantique et à l’Amérique du Nord.
Mais qui prend les décisions, et comment sont-elles prises ? Tout naturellement, comme il est de coutume. Chacun à son niveau pèse le pour et le contre, fait la part entre le jugement de sa raison et son plan de carrière, entre le jugement public et celui de ses supérieurs, et conclut à sa façon. Tout se fait alors naturellement dans le sens qui était déjà dominant.
La culture de terrain ; ce que j’appelle ainsi est très simple : quelle que soie la nature précise des phénomènes qu’il est possible de glisser sous le terme de cultures, ceux-ci sont susceptibles d’être divisées en deux d’une façon parfaitement simple et éclairante : une culture faite par tous et pour tous ; une culture faite par des producteurs pour un public.
On ne peut faire plus simple ni plus clarificateur, à condition de moduler un peu. Par exemple, une de mes cousine avait épousé un accordéoniste. Quand il ne jouait pas de son accordéon, il conduisait une pelleteuse. Quand il en jouait, il savait bien faire danser les couples. Moi, je ne sais jouer d’aucun instrument, mais au cours de fêtes improvisées, il m’est arrivé de me saisir d’un, et peu s’étaient rendus compte que j’y touchais pour la première fois. Je n’aurais évidemment pas agi ainsi à l’opéra.
J’ai souvent participé à des lectures publiques, dans de petites librairies ou des galeries, ou encore à des débats. Dans la plupart des cas, une part très représentative de l’assistance était constituée d’autres auteurs, d’autres poètes. Certains n’avaient peut-être jamais publié, mais écrivaient, ou avaient écrit. D’autres étaient des plasticiens, des musiciens, des artistes avec lesquels toute collaboration était possible. En somme, nous étions entre nous, comme le mari de ma cousine quand il jouait de l’accordéon.
D’aucuns diront que nos lectures étaient élitistes car le quidam qui s’y serait égaré s’y serait senti comme un chien dans un jeu de quilles. Ils ne le diront pas des petits bals paysans du samedi, alors que c’est pareil : une culture faite pour ceux qui la font.
La culture de terrain, ou de terroir, la culture in situ si l’on veut, ne s’accorde pas avec le spectacle marchand. À la fin du vingtième siècle, on a voulu que n’importe quel quidam, loubar de banlieue, pharmacien, charcutier, banquier, ne se sente plus comme un chien dans un jeu de quilles ni à l’opéra, ni dans un bal de quartier, ni dans une lecture publique. Ce n’était pas des gens particulièrement antipathiques qui se sont fait les héros d’une idée aussi incongrue : André Malraux, Jean Vilar, Jack Lang… « L’élitisme pour tous », prônait-on. Le résultat fut la domination sans partage de l’industrie culturelle : une production massive de culture pour ceux par qui elle n’est pas faite. (Je ne dis pas que ce soit entièrement de leur faute.)
Toute culture, et encore une fois, ne chipotons pas sur ce qu’on glisse sous ce terme, repose sur une infrastructure très concrète. Une culture ne se transmet pas – et elle est principalement un phénomène de transmission – par télépathie, ni même de bouche à oreille. Il lui faut du papier, des imprimeries, des services de distribution, des auditoriums, des tables, des chaises, des bistrots autour pour s’y retrouver, des ordinateurs, des connexions internet, des réseaux en ligne, des paiements sécurisés, et l’on peut compléter la liste autant que l’on voudra. Il faut des conditions pratiques, matérielles et techniques, et l’on se tromperait lourdement si l’on croyait qu’un « contenu » pourrait si facilement s’émanciper de ces conditions.
Je suis toujours attentif à la façon dont un ouvrage culturel est produit et existe in situ. Les musées, les bibliothèques, les sonothèques nous présentent tous les objets à l’unité comme autant de pièces immédiatement comparables ; comme si, par exemple, un masque dogon l’était avec une sculpture de Tony Grant. Présentés ainsi, ils permettent parfois en effet certaines comparaisons formelles qui se révèlent intéressantes.
Dans le monde réel, le masque dogon était ce que l’on voudra sauf une pièce de musée, et si l’on cherche Tony Grant en ligne, on ne tardera pas à trouver toutes les indications sur sa côté. La musique elle aussi est vécue différemment selon comment elle est donnée, grand podium, salle feutrée, improvisée dans la rue…, et surtout depuis qu’on la trouve à consommer chez soi, avec les disques ou l’internet. Chacun sait intuitivement que ces conditions font toute la différence.
Aucune innovation n’est concevable dans la culture, si elle ne trouve moyen de s’enraciner dans ces conditions. Pour ne pas en avoir tenu compte, un « élitisme pour tous » était un objectif naïf, et qui pouvait se tourner comme arme de guerre contre la culture in situ.
L’erreur était d’opposer une culture d’élite à une culture populaire. La culture populaire désigne la plupart du temps une culture produite pour le peuple, mais pas par lui : proprement, une production de masse de culture. « On va faire de la culture d’élite pour vous », a-t-on dit aux loubars de banlieues, kinésithérapeutes, ajusteurs, magistrats… Inévitablement, la production de masse l’a emporté.
Je ne crois pas à une révolution nord-américaine. Sur plusieurs points, les Étasuniens y sembleraient prêts, autant qu’un peuple peut l’être. Pendant une révolution on doit pourtant continuer à manger, à boire, et à répondre à toutes ces menues nécessités de la vie réelle. Je ne vois pas qui aux États-Unis sauraient s’en approprier les moyens. Je ne vois même pas qui seraient seulement en mesure de les bloquer, comme y sont parvenus si bien les syndicats égyptiens il y a quelques années seulement, et qui ont fait reculer le pouvoir militaire.
Le problème des USA serait bien plutôt de débloquer ces moyens, de piquer la rouille des usines en friche, de former à grande vitesse de bon travailleurs, de bons ingénieurs.
Je ne crois pas à un réveil des USA, mais je peux me tromper. On ne sait prédire de l’avenir que ce qui est déjà présent, à peine caché dans un présent massif.
Peut-être une déflagration de la culture in situ, plus vivace qu’en Europe, pourrait réveiller le géant américain. Cependant, la psychose épidémique, notamment par ses effets d’accélération sur les techniques informatiques, risque de fournir des armes fatales contre ces cultures. Vaine prospective, je n’en sais rien.
Il fut un temps où courraient autant de sornettes qu’aujourd’hui, mais dès que leur caractère fallacieux était établi, on ne trouvait plus personne pour les prendre au sérieux, comme l’histoire de la Baie d’Halong ou du gaz de combat irakien. Davantage de temps était nécessaire alors pour que des sornettes soient démenties, mais quand elles l’étaient, on n’y revenait plus.
Tout est devenu bien plus rapide. Nous obtenons une information aussi vite que nous apprenons qu’elle est une sornette, et en même temps, que son démenti en est une autre. Il y a de quoi rester perplexe. On n’a alors que deux solutions : la bonne et la mauvaise. La mauvaise consiste à se demander si la source est fiable ou pas ; la bonne, à s’en remettre à la raison.
En général, les informations ne sont pas données avec les détails nécessaires pour en tirer des conclusions utiles, et c’est déjà un bon critère pour s’en méfier. Ces détails sont de nos jours faciles à trouver, du moins si l’information nous intéresse. Sinon on ne saura jamais. On vit donc dans une brume d’inconnaissance, étant seulement certain de ce qu’on aura vérifié, c’est-à-dire de peu.
Ce dont nous pouvons nous assurer très vite, si c’était nécessaire, est que les source réputées crédibles sont des officines de propagandes. À leur façon, elles assurent plutôt bien leur fonction, et elles mériteraient d’être dites crédibles dans le sens où elles nous font connaître la propagande officielle. C’est le plus souvent ce qui nous intéresse. Dans la plupart des cas, la vérité importe peu, surtout si elle doit rester longtemps inconnaissable, elle importe bien moins que les croyances communes. Plus factuels, plus positifs, sont finalement les récits officiels. Ils nous sont plus utiles et parfois plus riches d’enseignements. Il suffit de ne pas trop les prendre au pied de la lettre.
Le travail des journalistes a changé. Par certains aspects, il demande moins de temps et de moyens d’investigation, puisque le récit est tracé d’avance, et les images sont disponibles à profusion sur les réseaux « sociaux », mais il est devenu plus complexe et plus embrouillé. Les journalistes tâtonnent et se trompent souvent pendant les premières heures. Quand ces derniers jours, une formidable explosion a détruit le port de Beyrouth et les quartiers environnant, elle fut présentée illico comme une attaque d’Israël ou des États-Unis, et l’on commençait déjà à débattre si l’on devait y lire plutôt un avertissement contre l’Iran ou contre la Russie. Puis il ne fut plus question de contester qu’il s’agirait d’un accident industriel.
Il se passe des choses étranges en Biélorussie. Avant les élections, la police avait arrêté un groupe de mercenaires russes, prétendant qu’ils seraient venus provoquer un coup-d’état contre le président Lukashenko, et peut-être l’assassiner. Là-dessus, les élections ont lieu, Lukashenko, comme il était prévisible, est crédité d’une large majorité. L’opposition crie à la fraude, organise de fortes manifestations, et le gouvernement en appelle au soutien russe, prétextant une tentative de renversement dans le mode ukrainien, fomenté par le bloc de l’OTAN.
On peut croire en effet que le bloc otanesque tente tout pour déstabiliser la Biélorussie. C’est dans sa nature. Les USA et quelques officines privées ont dû y dépenser de gros moyens, et la plupart des pays européens ont assuré le service minimal en ne reconnaissant pas le résultat des élections. On y est habitué, et c’est de bonne guerre, comme on dit. J’aurais plus de peine à croire que les Biélorusses rêvent de partager le sort des Ukrainiens.
L’époque que je vis n’est pas pire qu’une autre, ni meilleure. On connaît de pires endroits sur la planète, et de meilleurs sans doute. Il se trouve pourtant que ma qualité de vie est menacée, et que je vieillis. Vieillissant, on trouve moins de ressource pour s’adapter. Mon principal souci pour l’heure, est que l’espace public devient inhabitable.
On ne peut quand même pas vivre confiné chez soi. Je ne parle plus ici d’épidémie ; elle n’est qu’un prétexte. On nous vend déjà cette vie depuis des années : un bon divan, un bon écran, quelques parents, une poignée d’amis avec qui l’on reste en contact perpétuel grâce à son ordinateur de poche, son mouchard… On est sûr de retrouver l’ennui que j’ai connu lors des jours de fête de mon enfance ; mais j’avais la rue alors, ou, mieux encore, une haute vallée.
Je sais qu’on peut être bien chez soi à écrire, ou à lire, ou à coder, ou à bricoler d’une façon ou d’une autre, pour des raisons professionnelles ou non. Une heure, deux heures, peut-être trois, ou quatre, c’est un gros maximum : ensuite je dois bouger, marcher, changer de lieu… Saluer quelques connaissances, serrer une main, échanger un moment quelques nouvelles, quelques réflexions (la pluie et le beau temps font un grand sujet comme le notait Daniel Biga dans l’Amour d’Amirat), mais pas trop ; surtout avoir la paix, contempler à satiété le vent dans les nuages, l’écouter dans les branches ; écouter le bruit de la circulation, qui n’est pas sans charme avec un peu de distance ; et surtout, en toute saison, pouvoir écrire et lire dehors, sans que le vent n’emporte mes feuilles, sans subir trop de soleil, protégé de la pluie, sans avoir trop chaud ni trop froid, devant un café en dégustant une vape.
Et puis, de temps en temps, faire quelque-chose de ses mains, au moins la vaisselle, éplucher des légumes, planter un clou…, mettre le langage en sourdine sous le ciel immense.
Nous devons bien l’admettre, « gauche » et « droite », ne veulent pas dire grand-chose. Je connais bien l’objection, et, factuellement, je l’admets : « ni gauche ni droite » signifie « droite ». Oui, mais comme ni chaud ni froid, pour un plat cuisiné, signifie froid ; et pour un verre d’eau, ni frais ni tiède signifie tiède. Cependant « froid » et « chaud », « frais » ou « tiède », ont des significations précises, et même mesurables, alors que « droite » et « gauche » ne signifient rien de précis, du moins en matière politique.
À défaut de signification, ces mots ont une histoire. Les premiers députés qui se sont assis dans un parlement ont bien dû choisir leurs sièges. Certains se sont assis à gauche, d’autres à droite. Ceux qui se sont assis à droite défendaient les traditions et les privilèges ; à gauche, la liberté et l’égalité. Je crois bien que la coutume s’en est établie lors de la constitution du parlement britannique, mais peut-être avant, en Hollande. Voilà, c’est tout, c’est aussi simple et aussi arbitraire que ça. Encore faut-il qu’on s’en souvienne.
La question de savoir si l’Être Suprême était Nature ou Raison a été renvoyée aux calendes grecques pendant la Révolution Française, ainsi d’ailleurs que la Révolution elle-même. En fait d’Être Suprême, on a élu la Société.
Personnellement, je ne me sens pas vivre dans la raison. Je me sens bien davantage vivre dans la nature, bien plus que dans la société.
Bien sûr, la société est dans la nature ; ça va sans dire, mais c’est mieux en le disant. En fait de société, je ne vois que des rapports sociaux à la nature.
La nature, en l’occurrence, c’est la terre, la troisième planète du système solaire, d’une pression de 101 325 pascals, avec une atmosphère composée de 78 % d’azote et de 21 % d’oxygène, etc. On l’expérimente très bien en faisant du Chi Gong de bon matin, par exemple.
Le Chi Gong est une pratique sociale, certes. On peut cependant imaginer que sans n’en avoir jamais entendu parler, je me sois mis à le pratiquer seulement pour expérimenter les mesures que je viens de donner. Ces mesures sont, elles aussi, sociales. C’est ce que j’appelle une relation sociale à la nature.
Ces mesures ne tiennent leur existence que de ce qu’elles mesurent, et tout particulièrement des rapports dynamiques entre ce qu’elles mesurent, et qui ne sont, eux, manifestement pas sociaux. C’est une évidence qu’il vaudrait mieux ne jamais oublier.
« J’aime que, dans ce moment où mille réponses fusent de tous côtés, tu entretiennes la flamme des questions, » m’a écrit l’oncle h, « tâtonnant autant que nécessaire pour en apercevoir les dimensions. »
Cette phrase est superbe. Je ne saurais imaginer plus bref et plus complet résumé de mon travail.
La droite plus particulièrement, et même la droite dure, semble remontée contre les mesures de protection sanitaires imposées par les gouvernements. L’épidémie est très politisée, mais elle l’est à contre-pied, c’est du moins l’apparence des choses. Cela se voit, non seulement en France, mais dans toute l’Europe et les deux Amériques. Les gens de gauche, semblent plus obéissants, plus pétocheux, plus enclins à laisser aux spécialistes et aux autorités toute réflexion et toute critique. Ils ne sont pas médecins, disent-ils, même les médecins. Ce sont pour le moins des postures droitières.
Tout ceci n’est que de l’écume et laisse inchangée la densité des événements. Sous ses masques, au sens propre, cette prétendue crise sanitaire révèle surtout que ce que l’on prenait pour des pays riches sont devenus des pays en voie de sous-développement. Cette inversion, réelle, peut en recouvrir bien d’autres, d’optique.
Enfin du vent, un grand vent, une forte Tramontane plutôt que du Mistral. Je ne saurais dire depuis quand on supportait comme une puissante et suffocante mousson. Mais une mousson sans pluie, pas de précipitation depuis le printemps. Le vent du nord est devenu un peu moins chaud qu’il y a trois jours quand il a commencé à souffler, où en fin de matinée déjà, en ouvrant la porte, j’éprouvai moins la sensation de me trouver en face d’un ventilateur que devant un séchoir.
Comme de coutume avec ce temps, d’épaisses fumées d’incendie n’ont pas tardé à couvrir la ville, avec une forte odeur de bois brûlé. En tout égoïsme, je préfère sentir le feu de bois que les effluves de garage qui entrent de la rue quand souffle le vent du sud.
Les marchandises nous ravissent. Je parle ici pour la civilisation, pour toute la civilisation urbaine depuis le néolithique, mais pas moins en mon nom. L’histoire des civilisations a été poussée par le ravissement des marchandises.
Me ravissent-elles toujours autant ? Oui, cela m’arrive encore, je le confesse. Je suis toujours ravi de la dernière paire de chaussures que j’ai acquise. Des chaussures que l’on peut porter sans les avoir préalablement brisées chez soi, sans le payer par des ampoules, voire des écorchures, cela n’existe pas ? Eh bien si, c’est leur cas. Depuis ce printemps, je n’ai détecté aucune trace d’usure, et elles me donnent un pas long et ferme. Je les trouve plus belles à mes pieds qu’elles m’étaient parues sur le catalogue. Inutile donc de tergiverser, je suis ravi.
Ces choses-la arrivent, je ne peux le contester, et j’ai de la chance ces temps-ci avec mes vêtements. Mes derniers pantalons, par exemple, m’ont ravi. Des pantalons dont on n’a pas besoin de remonter la ceinture après s’être baissé, dont on peut ouvrir la longue et robuste braguette pour pisser confortablement debout, dont on tire sans peine ses clés de la petite poche de devant…, ça n’existe pas ? Si.
Pour le reste, il y a bien longtemps qu’un achat ne m’a pas ravi. Que je me fasse bien comprendre : je ne parle pas d’une baisse d’angoisse momentanée que produirait un acte d’achat. Je me souviens, près de l’Île de la Cité à Paris, avoir acheté un pain au chocolat parce que je me sentais oppressé de ne discerner aucune crête boisée ou rocheuses à l’horizon.
Je ne parle pas non plus du ravissement qui vous saisit à l’instant où vous découvrez à notre disposition le bien convoité. Je parle d’un ravissement qui s’inscrit dans la durée, qui continue de croître, je serais tenté de dire un ravissement progressif, qui se renforce et que l’on découvre à l’usage. Hors ceux vestimentaires, mes derniers ravissements au cours de ces dernières années concernent surtout des programmes libres. Le premier ravissement cédait sinon rapidement le pas à la déception, voire au profond agacement.
La marchandise nous ravit moins par ce qu’elle est en elle-même, que par le monde dans lequel elle s’inscrit et auquel elle facilite l’accès, mes chaussures, par exemple, qui allongent mon pas et donnent plaisir à marcher ?
Serions-nous alors fasciné par un monde, un système des marchandises, du spectacle marchand, ou plutôt par un monde réel où, par exemple, mon pas est susceptible de s’allonger ? La marchandise saurait-elle ravir en étant seulement autoréférentielle à son monde de marchandises, le téléphone portable appelant irrésistiblement l’achat de sa coque de protection, d’un casque sans fil, d’un abonnement à un réseau téléphonique, à des chaînes privées, des officines d’information, à un réseau « social », à la sauvegarde nébuleuse des données…, comme le compotier appelait le napperon pour protéger le bois ciré du buffet ? Je ne sais pas, et c’est une question cruciale.
Que deviendraient les civilisations venues du néolithique, quel serait l’avenir de la civilisation urbaine sans le ravissement des marchandises ?
Le système financier mondial, celui qui est basé sur le dollar et fonctionne sur la législation des États-unis, me fait penser aux structures molles de Salvador Dali soutenues par des béquilles chinoises. Normalement, il devrait être mort depuis au moins un an. Le capital se renouvelle d’un tiers tous les trois ans, et depuis la crise de 2008, le dollar devrait déjà être estimé au prix du billet de Monopolis. Ce n’est pas le cas, ou, du moins, on fait comme si.
Il est vrai qu’un gigantesque machin comme l’impérialisme atlantique, ça doit faire un sacré ras-de-marée en s’effondrant. L’Ouest s’est toujours enivré de fin des temps, d’Armageddon, et de jouissifs frissons d’apocalypse. Ce n’est pas la tasse de thé des Orientaux, qui ont fait leur le proverbe mongol : « Quand le ciel a créé le temps, il en a fait suffisamment. » On mettra donc autant de béquilles que nécessaire pour que le monde ait le temps de tourner.
Une polémique a enflé sur une liste de diffusion à laquelle je suis abonné, à propos du port obligatoire du masque. Quelqu’un n’était pas très enthousiaste pour être volontaire à tenir un stand Linux masqué. (C’était évidemment une liste d’utilisateurs Linux.) Les raisons qu’il invoquait à propos du port du masque ont été immédiatement accusées de complotisme par un autre intervenant. J’ai trouvé l’événement intéressant parce que symptomatique à la caricature.
On pourrait s’attendre à ce que quelqu’un justifie le port du masque pour des motifs rationnels ou factuels. Je suis sûr qu’on peut en trouver ; on en connaît d’ailleurs : virus répandu en aérosol notamment. Bon, on pourrait en rester là, mais une quantité d’arguments factuels et rationnels lui sont opposables : garder longtemps un chiffon chaud et humide sur la figure est un remède pire que le mal. C’est un peu ce qu’arguait le premier intervenant.
Il n’est pas nécessaire d’avoir fait des études de médecine pour savoir que si l’on s’installe dans un courant d’air avec des cheveux humides, par exemple, on risque fort de tomber malade, virus couronné ou pas. Louis Pasteur était un grand médecin, mais microbes et virus ne font pas tout, sinon on devrait se protéger partout et à chaque instant. Dans des conditions optimales, un organisme résiste mieux à une attaque virale que s’il respire son gaz carbonique pendant des heures à l’intérieur d’un bouillon de culture microbien portatif.
Il est intéressant que le terme de « complotisme » soit alors utilisé contre ce qui est incontestablement un argument de raison. Un argument de raison ne prouve pas la vérité, mais on peut toujours lui opposer des contres-arguments logiques ou factuels. J’ai observé encore une fois que ce n’est jamais le cas dans de telles polémiques. On botte sur l’argument d’autorité. L’accusation de complotisme est un argument d’autorité pour la simple raison qu’il s’en tient à contester ce qui fait, ou ferait, autorité pour l’autre. Le « complotiste » est tout simplement celui qui ne se réfère pas à la bonne autorité.
Mais le premier intervenant ne se référait à aucune autorité, et, comme toujours dans ces cas-là, son contradicteur s’est rabattu sur l’argument qu’il n’était pas qualifié, « pas référent », (je cite), « donc non fiable ».
C’est un schéma que je vois se reproduire si systématiquement que c’en est ridicule. De véritables chercheurs, des chefs de départements, tombent dans ce travers, se raccrochant in fine à ce qu’ils tiennent pour autorité incontestable : ministère, commité de lecture, OMS, Bill Gates…, n’imaginant même pas qu’ils pourraient invoquer des faits (je suis sûr qu’ils en trouveraient), ou le simple bon sens.
Jean-Luc Mélenchon avait avancé un excellent argument pour justifier le confinement : « Ce n’est pas le virus qui se déplace, c’est nous. » On pourrait opposer a cet argument parfaitement raisonnable, et même intelligent, les données factuelles plus récentes qui indiquent que le virus se serait davantage diffusé chez ceux qui restaient confinés chez eux, plutôt que chez ceux qui ont dû sortir travailler. De nombreuses raisons expliqueraient cet apparent paradoxe. De solides raisonnements pas plus que des faits observés ne suffisent à établir seuls des certitudes, encore doivent-ils être corrélés. C’est en louvoyant ainsi qu’on obtient des conclusions valides.
Le monde semble s’être divisé en deux : ceux qui énoncent des inférences claires et intelligibles, et des résultats d’expériences tangibles ; et ceux qui ne s’y risquent jamais, préférant la méthode que je n’ose dire scolaire du : « circulez y-a rien à voir, seulement à consentir ». Cette division est présente depuis longtemps, mais l’épidémie l’a rendue plus nette, et plus caricaturalement excessive.
Qu’importe, en définitive, à quelles conclusions l’on aboutit momentanément, ce qui compte ici est la façon dont on y parvient. Cette façon divise plus nettement que jamais deux camps, même si l’on n’en parait pas encore avoir pris la pleine conscience.
Certains répugnent tant à faire appel à des inférences logiques, qu’on se demande s’ils croient encore seulement à une faculté de juger ; ou s’ils ont encore une moindre intuition du réel, tant ils ne font jamais appel à l’observation ni à l’expérience. Ils ne s’en remettent pas pour autant à des intuitions spontanées et irrationnelles, ce qui m’inspirerait un fin de compte moins de défiance, et pourrait, dans le désarroi, m’inciter à les suivre, et même à les devancer si je pressens les mêmes. Il faut bien vivre, et l’on n’a pas toujours le temps de raisonner, comme le notait lui-même René Descartes dans son Discours de la méthode, à qui le métier des armes avait appris que l’on doit parfois agir vite.
Ne suis-je pas en train d’expliquer comment les sots disent des sottises, ce que je me suis promis de ne jamais faire ? Non, la bonne question n’est pas là. Il s’agit seulement de noter un fort point de tension sur la façon dont il est devenu de mode de penser.
L’esprit serait plus critique à droite si l’on doit en croire les nouvelles, du moins dans les pays en voie de sous-développement. Un oxymore est devenu à la mode, faisant de la droite, voire de l’extrême-droite, les défenseurs de la liberté. S’agirait-il en l’occurrence de la liberté de partager un virus si des mesures de protection nuisaient à son bien-être personnel ? La droite se serait-elle donc mise à prôner également le partage ?
La question n’est pas là en fait, et la droite nous avait plutôt habitué au principe du « ferme ta gueule et obéit ». La question est plutôt celle de l’incapacité de gérer une épidémie, dans laquelle les pays en voie de sous-développement ont sombré, de l’inefficacité des mesures sanitaires, si ce n’est de leur contre-productivité, pour une maladie dont la gravité est très moyenne, et serait peut-être moindre encore sans ces mesures, au point qu’on doit se demander d’où elles sortent. Tout cela est parti d’Asie ; peut-être pas le virus, mais certainement la panique.
Je me réjouirais cependant d’un sursaut de sens critique à droite. J’espère que l’on n’y conteste pas l’argument d’autorité, dans le seul espoir d’en dénicher de meilleures sources. J’espère que ce n’est pas la raison pour laquelle on y nourrit une affection particulière pour le Professeur Raout, qui, de son côté, s’évertue magistralement à glisser entre les doigts comme une anguille.
Il a plu et le temps s’est rafraîchi. Le Professeur Raoult dit qu’il ne connaît pas les causes qui donnent leur caractère saisonnier aux épidémies. Il a raison de ne pas se risquer dans des explications dont nul n’est certain. Je n’ai personnellement aucun prétexte pour ne pas prendre ce risque. Selon toute probabilité, nous tombons plus facilement malades lorsque des variations climatiques nous affaiblissent.
Nous disons dans ces cas-là, sans même y réfléchir, « j’ai pris froid ». Nous avons sans doute pris aussi un virus dont nous ne savons plus nous défendre. Ce n’est pas essentiellement une question de température, mais surtout de chocs climatiques qui nous rendent plus fragiles, et qui sont évidemment plus fréquents quand vient la saison froide. Il est plus avisé dans ce cas de se prémunir d’une petite veste que d’un masque chirurgical.
Curieuse époque où l’on se sent obligé de réexpliquer quotidiennement la roue.
Rares sont les semaines où l’on n’est pas prévenue de plusieurs provocations militaires souvent graves. Cela dure depuis des mois, avec une fréquence croissante. Le Pentagone veut-il la guerre ? Oui, mais quelle guerre ? Celle avec une majuscule ? Ce serait de la folie.
La diplomatie étasunienne feint depuis longtemps la folie. Le Pentagone agit ainsi depuis si longtemps que tous les gens bien informés devraient savoir à quoi s’en tenir ; mais à force de jouer le fou, ne finirait-on pas par le devenir pour de bon ?
Les avis sont partagés à propos de la puissance militaire des USA. Ceux qui la mesurent en dollars sont persuadés qu’elle est de loin dominante. Ceux qui la mesurent aux performances réelles des armements, pensent qu’elle a perdu sa suprématie. Pour mon compte, je crois que les USA dépensent un argent fou à entretenir des matériels militaires obsolètes, des bases trop nombreuses pour être réellement menaçantes, quand l’arme monétaire conserve encore quelque efficacité ; à financer de coûteuses recherches qui n’empêchent pas son retard de s’accroître. En un mot, sa puissance militaire ne vaut pas son prix. Elle a cependant la quantité pour elle.
Tout est là : la quantité est un atout si l’on consent à des pertes énormes, mais les USA en ont fini des guerres sans pertes. Ils doivent se préparer à subir des coups plus durs que ceux qu’ils porteront. Alors, les stratèges du Pentagone seraient-ils prêts à tenter le tout pour le tout pendant qu’ils le pourraient encore ? Ou si l’on préfère : seraient-ils bien fous ?
Une question de première importance consisterait à connaître exactement l’état des forces, sinon il est difficile de savoir quoi penser. Hélas, personne n’est jamais certain de rien sur de tels sujets, sinon bien des guerres n’auraient tout simplement pas eu lieu. Même alors, il serait de première importance de savoir avec certitude qui en est correctement informé.
Il est certain que si la plupart des dirigeants mesurent les capacités militaires en dollars, leurs décisions risquent d’en être quelque peu affectées. Je crois et j’espère que pour l’heure, les USA cherchent seulement à en exploiter l’illusion.
Non, je ne suis pas blanc. Je tiens à ôter toute ambiguïté sur la question. En vérité, je suis saumoné. Je ne suis pas roux ; j’ai d’ailleurs toujours eu des cheveux châtain-sombre, et qui auront bientôt complètement blanchi. On ne trouvera rien d’autre de blanc chez moi, si ce n’est le blanc des yeux et les dents, ce qui ne constitue pas un signe distinctif.
Je tiens à ce qu’on soit précis en matière de couleur de peau. Je trouve très dévalorisant pour les peaux d’être qualifiées de blanches ou de noires, ou encore de jaunes (ben voyons !), quand elles possèdent toutes des nuances de ton d’une surprenante variété et délicatesse. Je parle ici de la peau des êtres humains, mais c’est également vrai pour celle de tous les êtres vivants, des peaux, des pelages ou des carapaces, et de celles de certaines espèces qui changent de couleurs selon où elles se placent. Cela se devait d’être dit.
Ceci dit, je pense que le slogan « la vie des noirs compte », est suffisamment intelligible dans son contexte pour ne pas y chercher des cheveux à couper en quatre. Bien sûr, ce n’est qu’un slogan, qui ne fait pas dans la dentelle et qui, pas plus que les autres, ne se prête à de subtils débats épistémologiques. Bien sûr, les mouvements qui le portent sont, comme d’habitude, et le contraire eût été surprenant, soumis à des récupérations et à des manipulations, mais je n’y vois pas un prétexte à tétracapilectomie.
© Jean-Pierre Depétris, juin 2020
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