Jean-Pierre Depetris, juin 2020.
Retour des Marx Brothers - Transition - Révolution - Phénoménologie de l’esprit - Suite…
J’ai tenté de réfléchir un peu à ce qui peut advenir maintenant du numérique. J’en suis incapable. Je suis dans cette situation de celui qui, tout en n’en sachant pas assez, en sait trop déjà sur la question. Il n’est plus alors dans cette situation ingénue où, se fiant à ses seules premières impressions, il perçoit immédiatement ce qui seul est essentiel. Trop de remarques, parfois perspicaces, parfois fondamentales, se mêlent dans mon esprit, dont je suis incapable de rien tirer.
Ce dont je suis sûr seulement, est que se préparent des renversements importants. Mes réflexions sont souvent pratiques. Je songe à ce que je vais devoir modifier de mes habitudes de recherche. Je me demande jusqu’à quand il sera possible de compter sur des fournisseurs d’accès, qui ont fini par se consacrer à la seule téléphonie, la musique et le cinéma.
J’y songe depuis déjà longtemps, et l’urgence ne s’est qu’un peu rapprochée sans que je n’aie rien trouvé de pondérable. L’urgence relative elle-même, je l’ai bien comprise, mais j’ai beau faire, je la comprends plus que je la ressens.
Lorsque j’ai choisi comme hébergeur mon fournisseur d’accès, je songeais bien que ce n’était pas une bonne idée. C’était si simple et si bon marché, gratuit en fait, que je n’ai pas cherché davantage. Quand j’ai choisi ce fournisseur pour opérateur téléphonique, je n’ai pas trouvé non plus que c’était une bonne idée, mais elle était avantageuse. Quand j’ai eu pour la première fois l’accès à cent chaînes de télévisions pour obtenir une connexion rapide, ça ne m’a pas plu du tout, mais c’était pour le même prix.
Je n’avais que faire de ces chaînes. Je les regardais un peu au début, et même beaucoup, jouissant de la nouveauté. Quiconque fait usage de la télévision, ne tarde pas à noter qu’on n’y trouve à peu près rien qui soit d’un intérêt supérieur à ce qu’on ferait autrement, sauf peut-être si l’on consent à éplucher des programmes pendant de longues heures. Éventuellement, l’on s’attache à une ou deux séries qui serviront un moment de repère hebdomadaire, mais on ne s’y attardera pas des années ; la découverte passée, on abandonne. C’est au mieux un moyen de prendre du repos sans réfléchir à rien. Cependant, quand on en est là, les menaces plus pressantes sur le Web et l’internet laissent quelque peu désemparé.
Je suis déçu : je n’ai pas vu le dispositif militaire de vingt-cinq mille hommes, plus qu’en Afghanistan, qui protégeait la cérémonie du nouvel empereur prêtant serment sur la constitution bafouée. J’ai quand même vu quelques photos des rues environnantes.
On comprend que les États-unis n’aient pas souhaité populariser cette image. Ils n’ont maintenant plus rien d’autre à vendre que la démocratie, et en soignent l’apparence. Quand on fraude une élection, on devrait s’arranger pour que les résultats soient vraisemblables ; quand on reçoit des plaintes pour des fraudes, on ne devrait pas se contente pas de recompter les mêmes bulletins contestés ; quand on accuse un adversaire de fomenter un coup-d’État, on embauche suffisamment d’agents provocateurs pour faire en sorte qu’il y ait assez de violence et de sang ; quand on prête serment devant une esplanade vide sous protection militaire, on n’invoque pas benoîtement des mesures sanitaires.
Bon, je ne dirai pas que je suis un ami des États-unis, pour autant j’ai une grande sympathie pour ce peuple ; plus grande que ceux qui, bien que ressortissants de pays étranger, font métier d’en servir aveuglément l’État. Ce coup du Capitole m’a réjoui la semaine dernière. J’y ai retrouvé ce que j’aime le plus dans le peuple étasunien, et dont je craignais la disparition : l’esprit Marx Brothers.
Je dis cela sans ironie aucune, me basant sur la simple observation ; ce sont des centaines et des milliers de Marx Brothers que j’ai vus occuper espièglement l’auguste monument. Les paroles glanées en avaient elles-mêmes l’esprit, et toutes les conséquences en ont découlé comme un scénario écrit par les Marx Brothers.
On est lassé d’entendre parler de violence à tous propos : la chemise d’un cadre déchirée ; les vitrines d’une banque brisées ; le peuple entrant dans le « temple du peuple »… Non, la seule victime bien identifiée de cette balade au Capitole fut une femme non armée, tuée accidentellement dans la bousculade par un policier (cela paraît évident) ; une libertaire, pas même une républicaine, ni une provocatrice d’extrême gauche ou d’extrême droite. La violence, il suffit de suivre les interventions de l’OTAN pour savoir ce que c’est ; de même que le suprématisme.
De chez moi, ce temps gris jusqu’à l’horizon est magnifique. Il va pleuvoir et il fait doux. De petits nuages rapides courent sous un plafond épais de toutes les gammes de gris. Magnifique !
La lutte de classe est tout sauf une affaire d’opinion. Les opinions, ça va ça vient, et les mots d’ordre se succèdent sans se ressembler. Il est risible que Donald Trump soit devenu le porte-parole des classes laborieuses et des États les plus productifs des USA. Cela aussi ressemble à un scénario des Marx Brothers.
Qui est locataire de la Maison Blanche n’a aucune importance, ni moins encore les seconds rôles, ni les divers figurants. Les Républicains se sont déjugés et sont aussi compromis que les Démocrates. Ils ne récupéreront plus les voix de Donald Trump ; on ne sait même pas si celui-ci conservera son crédit.
L’extrême gauche s’est servie du parti démocrate, comme ce dernier a utilisé l’agitation d’extrême gauche, mais ils ne sont pas alliés, comme le montrent déjà depuis quelques jours des manifestations et des bannières étoilés brûlées. Les seuls véritables alliés sont au sein du Parti Double, doublement discrédité.
D’aucuns aimeraient que les nègres et les Marx Brothers se battent entre eux. Quelles seraient leurs raisons ? Les « patriotes », appelons-les ainsi pour simplifier, ne me paraissent pas racistes ; et cela pour la simple raison qu’un zeste d’ethnicisme dans le patriotisme lui serait fatal. Encore faudrait-il que l’extrême gauche le sache, et tous les « patriotes » aussi, bien sûr. Les « patriotes » me paraissent moins encore suprématistes, et même carrément anti-suprématistes : ils n’ont nulle envie que les États-unis dirigent le reste du monde, contrairement au Double Parti, comme le montrent les premiers discours écrits pour Joseph Biden. Que l’Amérique soit grande encore, soit, mais chez elle. Et c’est le principal clivage entre les camps.
Les Marxistes Brotheristes sont anti-communistes, certes, et jusqu’au délire, en mode Harpo, mais parce qu’ils sont convaincus que le socialisme est la gestion gouvernementale. Pour autant, l’extrême gauche nord-américaine me paraît pas particulièrement rêver de gestion gouvernementale. Au fond, elle a les mêmes ennemis que les « patriotes ». Encore faudrait-il que ceux-ci le sachent.
Les Marxistes, léninistes et brotheristes, n’ont qu’à donc méditer un peu pour résoudre leur opposition ; ou, plus simplement, agir intelligemment pour qu’elle se résolve dans l’action. Qu’ils comprennent ou non qui sont leurs adversaires, ces derniers ont bien compris qui sont les leurs, et ils préféreraient que ceux-ci ne le comprennent pas trop vite. Les deux Marxismes sont ensemble les « terroristes de l’intérieur » bien identifiés par le Patriot Act version.2 en préparation, pire que le précédent. Le reste n’est qu’exubérance.
Voilà ce qu’il se passe d’intéressant aux USA, et qui l’est précisément parce que la question qui prend chacun à la gorge est la même qui saisit le monde entier. Naturellement, cette question est plus simple quand on a sous la main des moyens de production, et quand on est en état de travailler, ou au moins de suspendre le travail.
Il va de soi que je ne prétends en rien prédire ce qu’il va se passer. Je tente seulement de faire le point sur ce qu’il se passe.
De la grêle s’est mise à tomber brièvement. De menus glaçons vont bien à ce ciel gris discrètement irisé.
Le coup d’État a foiré aux USA, le vrai, celui de Biden ; c’est l’impression que j’en ai. Tout me semble ridicule aujourd’hui : les grossières fraudes électorales ; la fantaisiste excursion des Marx Brother au Sénat, présentée comme tentative de coup d’État ; les gardes nationales de différents États protégeant l’investiture du président Biden d’on ne sait qui…
Oui, la répression électronique s’étend (même aux Trotskistes, semble-t-il), mais menée par un quarteron de patrons d’industrie informatique. Même en Europe on s’en inquiète, on s’insurge. La censure devrait être l’affaire des gouvernements, y dit-on.
Ce n’est pas la mort de se passer de ces réseaux « sociaux ». On migre, on change d’applications ; on en discute sur les forums. C’est déjà une bonne chose. On ne se rend pas encore bien compte que ce n’est pas qui est propriétaire de ces applications foireuses qui compte, c’est d’apprendre à s’en passer, à concevoir l’usage de l’internet autrement. Peut-être ne tardera-t-on pas trop à y venir. Ça va dans le bon sens.
Que le coup-d’État ait en réalité foiré n’empêche pas Joseph Biden d’être le président en titre. Peut-être n’est-ce donc pas le vrai coup-d’État. Peut-être l’attend-on encore. L’État fédéral me paraît quelque peu évanescent. L’autorité, un semblant d’ordre, paraissent davantage se replier sur les États de l’Union eux-mêmes. Drôle d’effet pour un coup d’État.
Je ne peux m’enlever de l’idée que les USA vont vers un pouvoir militaire. Sous certains aspects, il est déjà en place. Après tout pourquoi pas ? Les militaires sont les mieux placés pour savoir que la valeur d’une armée ne se mesure pas aux dépenses qui y sont englouties. Ils pourraient devenir plus pacifistes que les civils.
Je comprends que quelques amis soient surpris de ce que j’ai écrit du président Trump et de son soutien populaire. Certes, cela ressemble à ce que disent des gens en Europe que je n’aime pas. Oui, mais de loin.
On notera que ce sont souvent les mêmes encore qui prennent la défense du Professeur Raoult. – Et alors ? Ils citent Raoult, mais pas l’inverse.
Les mesures de confinement des marchés et de l’énergie continuent de plus belle. Il n’est pas difficile d’en deviner les intentions si l’on réfléchit un peu, mais rien ne me prouve que ceux qui les ont prises partageaient cette compréhension. Il est envisageable que ces mesures aient été adoptées seulement pour caresser la masse dans le sens du poil, dans le sens où elle surréagissait aux propos paranoïaques de responsables sanitaires jugeant probablement qu’ils se donnaient davantage d’importance en semant la panique.
Une épidémie se révèle un bon prétexte pour mettre sous cloche des dépenses de capitaux et d’énergie. En prime, elle en est un aussi pour assigner tout le monde à résidence, et donner l’espace public aux tontons macoutes. Par-dessus le marché, elle tue les bouches inutiles : vieillards, vagabonds…
Malgré les « mesures sanitaires », les épidémies saisonnières ne tuent pas remarquablement plus que les autres années, et moins qu’il serait nécessaire. On peut donner un nom latin à un virus, un nom masculin avec un article féminin, il n’y a pas une infinité de façons de prendre froid. En principe, on n’en meurt pas, on en meurt très exceptionnellement si l’on est déjà affaibli.
Il n’y a pas une infinité de façons d’affaiblir les organismes ; il y en a quelques-unes. Le sucre et les matières grasses sont les plus efficaces, et il suffit de coincer ces organismes devant des écrans, pour les inciter à en consommer dangereusement. Le manque d’exercices physiques et d’ensoleillement ont des effets délétères, comme la mauvaise alimentation, et les « mesures sanitaires » semblent avoir été précisément conçues pour cela. L’angoisse du quotidien associée à l’inquiétude d’un avenir indécis ont aussi des conséquences qui sont trop sous-estimées. Avec cela, des soins remis à plus tard et des interventions reportées à cause du foutoir entretenu dans les services médicaux, emportent leur lot de victimes.
L’incurie qui se généralise dans le monde de la santé, m’a-t-on confié, l’usage pavlovien de la chimie et de la programmation informatique, la déontologie en déshérence, la prolétarisation des professionnels, leur intimidation et leur soumission aux décisions des gestionnaires, ne sont pas non plus sans conséquences létales. Pour enfoncer le clou, les soins sont interdits, notamment la Chloroquine, ou rendus difficiles. On introduit à marche forcée des vaccins dont il n’est pas impossible qu’ils accroissent les mutations et la circulation des virus.
Tout ceci ressemble à un plan bien établi, conçu et exécuté avec soin par des dirigeants compétents. Or rien ne permet d’imaginer ni de croire à une telle compétence. Parfois des colonies composées de nombreux êtres vivants donnent naissance à une autre forme d’organisme qui en serait la résultante. Un tel être se révèle souvent plus fruste et plus primitif que chacun des êtres vivants qui le composent. C’est un peu ce que sont les sociétés humaines en regard de chacun des humains qui les constituent. Animées d’une forme d’intelligence bien plus primitive, ces sociétés sont, à l’évidence, incapables de concevoir ni d’exécuter de tels plans.
Cependant, il m’est difficile de concevoir que les individus qui participent bel et bien à l’exécution de ce qui paraît être des complots, ne se rendent absolument compte de rien. Il est impossible de ne pas penser qu’ils doivent d’une façon ou d’une autre rationaliser leurs comportements compulsifs. Ceux qui les critiquent font souvent de même a leur propos.
Rien n’est plus beau que ces bancs de brume qui courent sur la ville de bon matin. Les montagnes derrière semblent flotter sur des nuages.
L’époque passe à côté du numérique. À l’évidence, l’électronique semble, momentanément peut-être, exclusivement destinée à servir un système de surveillance, de censure et de propagande sans failles, commode à exploiter. Le résultat est qu’elle en devient, pour tous, difficilement utilisable à d’autres fins. Elle le devient même pour les surveillants, les censeurs et les manipulateurs. Or le monde contemporain a besoin de techniques numériques, donc électroniques, pour bien d’autres activités ; un besoin vital. Voilà ce qui me fait déduire que la situation ne serait que provisoire.
L’époque a tendance à appeler « numérique » ce qui n’est qu’électronique. C’est précisément cet usage totalitaire de l’électronique qui la fait passer à côté du numérique.
Combien durera cette situation provisoire ? À première estimation ; un certain temps.
Une lumière étrange s’est répandue hier sur Marseille ; une étrange lumière dorée a baigné l’air légèrement humide mais lumineux. Chez moi, dehors, tout en était différent ; l’odeur du large et le vol des oiseaux entre les toits.
J’ai lu plus tard que la cause en était la présence de sable du Sahara porté par le vent fort qui avait soufflé dans la nuit. Il en résultait une atmosphère discrètement onirique.
L’après-midi, pendant que je remontais le boulevard, le soleil en face de moi était devenu comme un cercle de mercure dans un ciel gris à peine teinté d’ocre et d’argent. Il était comme une lune en plein jour dans un ciel gris argenté, quoiqu’il fût clair, et qu’il fît bon pour la saison.
Pendant que je montais, le cercle s’estompait, devenait comme une tache de sel sur le voile de brume. Le cercle se reformait encore alors que j’arrivais en haut du boulevard, se mutant en or, se faisant fortement lumineux, et je commençais à en ressentir la chaleur.
La naissance de la ville, fût-ce sous sa forme initiale de village, mais dotée de tous les bâtiments et les lieux nécessaires à héberger les dieux, les rites, et le reste, a été le tournant majeur de la longue errance humaine. Avant, un autre pas important avait été la découverte du feu.
Je crois que nous sommes à l’aube d’une autre ère. Les villes deviennent des camps immenses, et des dépotoirs sordides. La combustion provoque des conséquences catastrophiques. L’Histoire a atteint un point limite ; nous n’irons pas beaucoup plus loin dans cette voie. L’évolution des urbanismes, et les problèmes de captation de l’énergie (car l’énergie ne se produit pas, elle se transforme) vont finir par transformer les villes en camps d’extermination.
Le problème comme les solutions sont, de toute évidence, techniques et scientifiques. Les modèles scientifiques actuels ne sont probablement plus adaptés à les poser ni à les résoudre pratiquement. La révolution nécessaire est donc une révolution scientifique. Les institutions scientifiques en seront manifestement plus les freins que les moteurs.
Je n’exclus pas que la poésie ait un rôle central à jouer dans cette révolution. Je ne pense évidemment pas ici au Landerneau de l’édition et de la culture. Je pense plus précisément qu’une nécessaire révolution scientifique aura besoin de moyens poétiques.
La Révolution galiléenne a dû être un choc si puissant qu’il nous est difficile de l’imaginer aujourd’hui. L’essentiel n’était pas le plus spectaculaire, que la terre tournât autour du soleil ; le plus déstabilisant était la révision complète des lois de la mécanique, de la dynamique plus précisément, car pour ce qui est de la statique, les cathédrales ne se sont pas effondrées. Bien des phénomènes aisément observables quotidiennement devaient être réinterprétés à l’aide de nouveaux paradigmes. Il est déstabilisant que ce que l’on tenait pour vérité scientifique, c’est-à-dire satisfaisant à la fois à l’observation et au calcul, ne soit plus assuré ; et cela bien plus dans la vie courante et le travail quotidien que dans des inférences cosmologiques dont on ne fait pas souvent l’expérience.
On pourrait s’interroger sur ce qui en serait l’équivalent dans la période actuelle. L’ouvrage d’Erwin Schrödinger, Qu'est-ce que la vie ?, en donnerait une faible idée, si l’auteur, dans sa seconde préface, n’avait pas lui-même reconnu qu’il avait poussé ses conclusions trop loin. Son ouvrage ouvrait pourtant la route à des réflexions fructueuses. Elles furent surtout prolongées dans le sens de la génétique, où son travail put paraître prophétique. À mes yeux, Schrödinger allait plus loin, ébauchant un cheminement de traverse entre le vivant et la physique inerte.
« Et le vivant créa le monde », voudrait-on dire. Ce serait un point de vue hérétique, et surtout, pour l’heure, totalement stérile puisqu’il n’offre aucune prise pratique. Et pourtant, l’inertie de la physique n’est pas satisfaisante. La physique d’Aristote était fausse, cela ne fait aucun doute, mais le caractère inerte que prit la nouvelle physique est peu satisfaisant. Schrödinger a peut-être pressenti le bébé jeté avec l’eau du bain de La Physique d’Aristote et de ses autres ouvrages comme de la Génération et de la corruption ou le Traité de l’âme.
Ces trois ouvrages triangulent un espace invitant à l’exploration. On ne saurait cependant comment s’y prendre par l’analyse et l’expérience. La philosophie même ne saurait sur quoi y chercher appui. Pour l’heure, je n’y vois d’autre accès que la poésie.
« Il peut paraître étonnant que les pensées profondes se rencontrent plutôt dans les écrits des poètes que dans ceux des philosophes. […] Il y a en nous des semences de science, comme dans un silex des semences de feu ; Les philosophes les extraient par raison ; les poètes les arrachent par imagination : elles brillent alors davantage. » René Descartes, Olympiques (1619-1620). Les travaux de René Thom me semblent aussi une approche pour explorer cet espace. René Thom devenait tout particulièrement profond là où il se faisait quasiment poète.
L’épidémie qui sévit a tous les couverts d’un leurre. Elle a acquis immédiatement une importance que rien ne justifie. Un leurre comme pour détourner les regards de ce qui serait réellement en cours. Elle est perçue comme la plus grande menace, alors que rien de bien efficace n’est tenté. Tout est fait comme si l’on s’en servait pour détourner l’attention. La détourner de quoi ? La détourner peut-être de ce qui est effectivement essentiel dans ce qu’elle porte.
Le plus important est peut-être ce qu’à la fois elle montre ostensiblement et derrière quoi elle se cache : les virus, les bactéries. Peut-être donne-t-on une telle importance à cette épidémie pour ne pas voir justement qu’elle attire notre attention sur ce que sont les virus et les bactéries, c’est-à-dire une forme de vie, moins aux marges qu’aux sources du vivant ; une forme de vie centrale au contraire, et particulièrement massive, qui a ouvert la route à toutes les autres ; notamment les cyanobactéries qui ont synthétisé l’oxygène. Cette forme de vie interroge la nature essentiellement inerte de la physique moderne. Nous n’avons pas appris à penser cette limite fugace entre la physique inerte et les formes les plus originelles du vivant.
Pour Aristote, la vie était partout, dans les minéraux, dans la macro-physique ; le vivant, c’est-à-dire ce qui dépasse la causalité par la proprioception et la génération. Forçant à peine le trait, on y sentirait presque une cosmogonie reichienne. Cependant, on ne peut l’ignorer, sa physique était fausse. On s’en convainc par des observations quotidiennes aussi bien qu’évidentes. Pour autant, la nouvelle physique depuis Galilée conduit à un enchaînement infini de causes. Chaque phénomène trouve sa cause en amont, et cette cause trouve sa propre cause aussi en amont. Jusqu’où serait-on ainsi invité à remonter ? Jusqu’à rien du tout probablement.
En somme, la réalité serait toujours en amont, en amont de tout, ou encore de rien. Notons qu’il en irait de même si l’on optait pour une cosmogonie finaliste : fuite en avant de la fin dernière. Pourtant, et bien que sa mécanique soit fausse, il me semble que les paradigmes d’Aristote ne seraient pas condamnés à s’enfermer dans cette alternative entre causalité et finalité.
Comment, à partir de là, ne pas brasser de la confusion ? Sur quelle expérience prendre appui ? Aristote s’appuyait pourtant sur des expériences.
Je m’en rends bien compte depuis que je possède une tablette, la technique exerce une forte pression sur ce à quoi nous nous en servons. J’avais déjà bien eu l’occasion de le remarquer avant. Il n’existe qu’un moyen pour ne pas devenir le jouet d’une technique : en être le maître, la maîtriser.
Ma tablette m’a amusé un peu au début, mais j’ai complètement cessé de m’en servir. J’y avais vu le moyen de transporter dans la poche de mon sac de quoi écrire, et toute ma bibliothèque, toutes les bibliothèques du monde. Cependant l’appareil résiste à un tel usage, s’en défend férocement. On ne rencontre cependant aucune difficulté à céder à toutes les sollicitations d’aller se gaver des dernières nouvelles, de musiques et de films industriels, et autres billevesées. Il est malcommode de se passer « du nuage », ne serait-ce que pour communiquer avec ses autres machines, et de réseaux « sociaux ». D’autre part, on s’y casse les yeux. Impossible de lire et d’écrire longtemps. Le système ne se laisse pas facilement personnaliser.
On ne possède pas l’appareil, et moins encore la technique, définitivement inaccessible. Voilà l’idée quand on parle de technique : la possède-t-on ou non ? Possède-t-on un appareil qui en réalité nous possède par sa technique qui nous est opaque, ou avons-nous au moins quelques prises sur cette technique, et quelques connaissances ?
On notera, dès qu’il est question de technique, qu’il n’en est en fait jamais question. On parle seulement d’objets techniques, sans se soucier que ces techniques doivent bien être maîtrisées par quelques-uns, quelques mages inconnus, et peut-être entièrement asservis eux-mêmes à leurs employeurs. On notera que la technologie est singulièrement absente dans le monde contemporain. En fait de technique, l’homme du vingt-et-unième siècle en possède sûrement moins que l’homme de Néandertal.
Voilà ce que serait une révolution technologique : l’appropriation de la technique par un nombre significatif d’hommes, considérée comme le cœur de l’appropriation des moyens de production.
La notion de prophétie auto-réalisatrice est intéressante. On s’entend sur des énoncés, on les répète avec conviction, l’on se comporte comme s’ils énonçaient la réalité, et ils deviennent proprement la réalité. John Austin a produit une théorisation aussi pénétrante que spirituelle de ces énoncés performatifs dans son court ouvrage Quand dire c’est faire. Il y donne des exemples simples : le prêtre dit « vous êtes unis par les liens du mariage ». Aussitôt dit, aussitôt fait. À la belote, vous dites : « Je prends à pique », et pique devient l’atout sans autre forme de procès, du moment que vous le dites à haute voix au bon moment.
Cette idée a eu un succès fou depuis la fin du siècle dernier, proprement fou, confinant à la démence. Tous les énoncés ne deviennent pourtant pas automatiquement performatifs, comme les enfants en feraient un jeu ; (je serais le gendarme et tu serais le voleur.) Les gouvernements du monde, par exemple, se sont entendus sur des mesures draconiennes pour limiter les émanations de carbone ; ils les ont inscrites dans la loi ; l’énoncé n’en devient pas automatiquement performatif. Changer la réalité demande parfois un peu plus que des énoncés auto-réalisateurs ; de la technique des connaissances et du travail notamment.
La démocratie a un effet accélérateur sur cette extension démente des théories performatives. Si la majorité est d’accord, comment la réalité prétendrait-elle s’opposer à la légitime volonté des citoyens et de leurs représentants élus ? Le monde réel serait anti-démocratique, s’obstinant à ignorer les lois du « monde libre », et devrait, à ce titre, être combattu. On est alors en mesure de déduire de quoi le « monde libre » serait délivré ; il serait libéré de la consistance du réel.
Les gouvernements des différentes nations ne paraissent pas savoir combattre l’épidémie en cours. Les mesures prises semblent avoir eu plus d’effets négatifs qu’une quelconque efficacité. De premières études l’attestent. Je m’inquiète : n’est-on pas en train de la transformer en une véritable pandémie plus contagieuse et plus létale. Des études ultérieures finiront bien par l’établir.
Les médicaments recommandés au début, contrairement aux avis compétents mais « controversés », semblent avoir eu pour seul effet de favoriser la mutation des virus. Il est possible que les vaccins imposés sans études suffisantes, surtout ceux qui sont bizarres, finissent par accroître les contaminations, sans être efficaces sur les souches mutantes. Des pays en ont déjà justement interrompu l’usage.
Cela n’aurait-il pas des airs de plans délibérés, de complots ? Je crois plutôt que ceux qui en ont la charge et le statut n’ont aucun moyen de savoir quelles mesures prendre pour endiguer l’épidémie. Voudraient-ils au contraire la renforcer pour quelques raisons qui seraient, certes, imaginables, qu’ils ne seraient pas plus avancés. Peut-être vaudrait-il mieux au fond qu’ils tentent de la renforcer avec une égale inefficacité.
On notera que là où l’on se débrouille le plus mal avec ces satanés virus, c’est précisément dans le « monde libre », libéré du principe de réalité.
« C’est un pays qui ressemble à la Louisiane, à l’Italie… » Ce sont les mots que j’ai dits à Francine en me réveillant. J’y étais cette nuit en rêve. C’était Marseille aussi bien. Oui, Marseille, mais en plus vrai, en plus réel, comme seuls les rêves montrent la réalité des choses. Des plages désertes, des bars sur le sable avec les murs de planches et de larges fenêtres. Des plages où une eau écumeuse s’étalait doucement, découpées par la côte rocheuse qui isolait des quartiers semblables à des villages. Pins d’Alep et Aloès. « Et toujours en été ». J’y étais.
Il y a seulement quelques nuits, j’étais davantage en altitude. Comme dans mon dernier rêve, je n’y étais pas seul, mais je suis incapable de savoir qui composait le groupe. Nous marchions dans un paysage de basse montagne. Ç’aurait pu être aux pieds des Alpes italiennes, ou aux confins du Vaucluse. Passé le large chemin de terre fraîchement tracé qui dévoilait un terrain caillouteux sous la prairie sèche, nous suivions un sentier sous les bois.
Nous descendions une vallée étroite dont la pente était traversée de petits torrents. L’un surgissait d’une grotte, une sorte d’aven. L’eau y était calme à l’intérieur et d’une transparence presque surnaturelle. Elle était froide, et comme lumineuse dans la pénombre de la roche.
Je suis entré dans l’eau jusqu’aux cuisses. Je n’ai pas mémoire d’avoir ôté mes chaussures ni mon pantalon, ni de les avoir gardés. Le contact de l’eau pure et glacée était profondément agréable. Elle était si froide qu’il était difficile d’y demeurer longtemps, mais je conservais en sortant cette bienfaisante impression.
Nous sommes bien moins intelligents que nous ne le pensons. L’impression inverse vient de ce que nous sommes très entraînés. C’est une chose de trouver la bonne réponse, le geste juste, le comportement adapté à une situation telle que nous en avons déjà rencontrées, face à laquelle nous avons appris à réagir, pour laquelle nous avons accumulé depuis longtemps des procédures…, c’en est une autre que de se trouver face à une situation qui ne ressemble à aucune.
Nous sommes tous pétris de réflexes corporels et cognitifs qui nous sont la plupart du temps d’un grand secours. Nous les avons si bien intégrés qu’ils nous paraissent naturels. Ils ne le sont pas. Ils deviennent quelquefois même des handicaps, barrant la route au naturel et à l’intuition spontanée. Les maîtres Chan étaient bien avisés de ces questions, et en ont conçu des méthodes recommandables.
Parfois, ma lenteur m’atterre. L’observation de mes semblables me rassure vite. Parfois, au contraire, leur vivacité m’inquiète plus encore sur mon cas, mais je comprends vite aussi qu’elle n’était pas naturelle. Nous n’y pouvons rien, nous sommes bien moins intelligents que nous ne nous le faisons croire.
Le plus souvent l’éclair de génie survient de nos mains. Nous n’y aurions jamais pensé autrement. En somme, nous trouvons avant d’avoir pensé. Ce sont plutôt nos gestes qui pensent alors.
Souvent aussi, la formulation à la valeur d’un geste. Nous formulons plus vite que nous ne pensons. Le plus souvent encore, tout se passe entre le geste et la figuration en langages formels, en gribouillages, en schémas, en manipulation d’objets, d’instruments. L’esprit fonctionne ainsi.
Entre autres conséquences de ce qui précède : mettre en doute l’intelligence des décideurs, de ceux qui réfléchissent et débattent, puis confient la réalisation à d’autres, revient à enfoncer une porte ouverte ; ou encore, mettre en doute l’intelligence de ceux qui exécutent ce que décident d’autres, voire de ceux qui décident de ce que d’autres leur conseillent, ou de ceux qui débattent de ce qu’ils conseilleront à d’autres de décider, ou de ceux qui font métier de justifier les décisions des autres…
Une question byzantine divise la presse depuis l’automne : y a-t-il une nouvelle vague épidémique, ou assiste-t-on à une nouvelle épidémie ? L’importance de la question consiste à savoir si ceux qui avaient prédit une seconde vague avaient raison.
On voit bien que c’est une fausse question. La bonne est celle-ci : y avait-il des indices précis qui permettaient de s’attendre à une deuxième vague ? Il n’y a que deux réponses possibles à cette question : soit il n’y en avait aucun, soit il y en avait, et les voici.
Définir s’il s’agit d’une nouvelle vague ou d’une nouvelle épidémie ; si les variants sont ceux d’un même virus, ou s’ils en sont de nouveaux ; définir à partir de quand un virus mutant est le même ou non que celui qui a muté, est non seulement byzantin, mais abscons. Moi, je m’en fous. J’aurais plutôt souhaité savoir ce qui laissait augurer une reprise épidémique.
Certains disaient qu’ils n’en voyaient pas les raisons. Comme on ne m’en a toujours pas montrées, je peux conclure qu’ils ne se trompaient pas. On aurait pu juger sage d’inviter à s’y préparer à tout hasard, mais d’aucuns étaient bien plus affirmatifs. Comment le savaient-ils ?
Notons qu’il n’y avait qu’une chance sur deux, et s’ils s’étaient trompés nous aurions été si contents que nous n’aurions pas songé à leur faire de reproches. Et puis, on ne peut pas non plus ignorer cette autre question : hors sa mise en spectacle, connaît-on vraiment une épidémie si exceptionnelle ? Prophétie auto-réalisatrice encore ?
Oui, comment l’auraient-ils su ? J’ignore si quelques publications n’ont pas proposé des réponses soutenables ; je sais seulement que je n’en ai pas entendu parler. Sous la querelle byzantine, il y a quand même une question épistémologique, non ?
© Jean-Pierre Depétris, juin 2020
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