« J'aime que, dans ce moment où mille réponses fusent, tu entretiennes la flamme des questions. » Malgré ce que m’avait écrit Henri, j’ai avancé beaucoup d’affirmations dans mes pages, et quelquefois erronées. J’ai songé ces jours-ci à les corriger. J’y ai renoncé pour deux raisons.
La première est que je préfère conserver le cheminement réel de ma pensée. Je ne croyais pas cet automne qu’un seul vaccin eût été prêt avant qu’il ne devienne inutile. Je vois bien maintenant que nous n’en avons que trop, même si je continue à douter de leur utilité et de leur immunité. Je préfère admettre que j’avais tort plutôt que d’effacer les traces.
La seconde raison est que la plupart du temps, la différence entre une assertion et une question est de pure rhétorique. J’aurais pu choisir d’écrire : « je me demande s’ils ne verront jamais le jour » ; la signification aurait été exactement la même. Naturellement, on préférerait que les porte-parole d’organismes officiels fassent l’économie d’une telle rhétorique, mais je n’en suis pas un.
J’ai également songé à supprimer les chiffres imprudemment donnés par endroits. Ils sont probablement faux. J’aurais dû au moins préciser que je les donnais pour ce qu’ils valent. Les grands nombres et les statiques servent généralement d’argument d’autorité invérifiables, qui permettent au mieux de botter en touche en les contestant. Pourquoi en donner le prétexte, quand les quantités exactes n’apportent rien de décisif ?
Ces mises-en-garde étant faites, ça va, je peux donner à lire ce qui précède.
L’expression « politiquement correct » vient de l’extrême gauche. Il y a bien longtemps que la gauche modérée ne prétend plus être politiquement correcte, et personne ne pourrait lui faire un tel reproche. Elle n’en est pas moins « bien pensante », et ce n’est pas la même chose.
Je vais prendre un exemple éclairant. Au siècle dernier, un syndicat de camionneurs étasuniens avait déclenché une grève pour que les travailleurs immigrés, mexicains principalement, soient payés au même tarif que les nationaux. En effet, il n’aurait pas été politiquement correct d’admettre que les étrangers dussent être moins payés.
Pourquoi ? Parce que nous sommes tous frères ? Voilà qui eût été de la bien-pensance. Non, parce que si les travailleurs nationaux l’eussent accepté, ils auraient été mis en concurrence avec les étrangers. Nourrissaient-ils des sentiments fraternels à leur égard, ou hostiles ? Ce n’était pas le problème, et l’action pouvait réunir d’horribles xénophobes, des évangélistes caritatifs, des socialistes partageux, des agents de Moscou ou de purs égoïstes. La lutte fut favorable à quelques travailleurs étrangers dans certains cas, leur permettant d’obtenir de meilleurs salaires ; elle en priva d’autres de gain au rabais dont ils se contentaient, ce qui rendit probablement leur situation plus précaire.
La question est évidemment politique. Si le mot « correct » dérange, on pourrait dire « cohérent ». C’était politiquement cohérent. Qu’aurait-on pu faire d’autre ? Interdire l’embauche de travailleurs étrangers, comme l’avait imaginé un syndicat français de la marine marchande ? Ce n’était pas non plus cohérent.
La bien-pensance renvoie plutôt, comme à l’accoutumée, à la « bonne parole » des clercs ; c’est-à-dire à ce que nomment leurs « valeurs », ceux que d’aucuns préfèrent appeler de manière plus confuse, « les élites ». Il est donc troublant d’entendre condamner une dictature du « politiquement correct » dans ce que sont, au moins pour partie, les centres de formation des clercs, là où l’on attendrait plutôt une dictature de la bien-pensance. Il est plus probable que l’on désigne ainsi sa remise en cause critique par des intellectuels sérieux, comme on l’a toujours connu dans les universités. Ces façons de dire sont manifestement animées de mauvaises intentions, et visent à entretenir des confusions, toutes les confusions.
À propos de cohérence linguistique, on doit en distinguer deux. La première concerne la cohérence interne entre les énoncés ; en somme, leur logique. La seconde est la cohérence pragmatique. Il s’agit moins de la concordance entre les énoncés et les faits, disons de leur vérité ; celle-ci étant toujours en question, perpétuellement en aval. Plutôt s’agit-il de la capacité des énoncés à éclairer des situations pratiques, à faire surgir des idées, ou seulement des perspectives plus précises. Que les énoncés soient intrinsèquement vrais ou faux demeure précisément toujours en question, en aval.
Je ne doute pas que de nombreux chercheurs qui étudient l’impact du carbone sur les variations climatiques fassent un excellent travail. Je ne doute pas non plus de cet impact depuis, je peux le dater, 1978. Je suis plutôt dubitatif sur les méthodes possibles pour synthétiser ces travaux, notamment au point d’en tirer des prédictions précises. Je doute aussi que les taux de carbone déterminassent le climat au point où on le laisse entendre. Bien d’autres facteurs ne manquent pas d’entrer en jeu, à commencer par le soleil lui-même, les variations cycliques et stochastiques de son rayonnement, et encore l’activité tellurique de la planète, les variations de son orbite, et bien d’autres encore : des champs magnétiques, de la radioactivité naturelle…, dont je ne connais pas grand-chose, si ce n’est qu’ils ne sont certainement pas sans effets.
C’est le problème de l’époque, où d’excellentes équipes de chercheurs se concentrent chacune sur un objet précis, ignorant tout le reste autour des points qui le concernent. Il suffit donc de choisir les équipes qui seront mises sur ou sous le boisseau, pour prouver absolument n’importe quoi, sans même seulement chercher à les influencer.
Je n’ai pas changé d’avis, et je continue à penser que l’idée est mauvaise d’extraire tout le carbone qu’il est possible des profondeurs. Je continue à trouver tout aussi mauvaise l’idée de jouer avec la radioactivité. Les questions ne se posent de toute façon pas ainsi. La réduction de l’extraction du carbone est en train de s’imposer par sa raréfaction et sa moindre accessibilité. Toutes les recherches mises en avant et les bonnes intentions affirmées en conséquence, ressemblent plutôt alors à des prétextes pour faire de nécessité vertu. Nous allons manquer de carburant, et les conséquences en seront catastrophiques, voilà bien ce qui est le plus grave.
La vague d’air polaire descendue ces derniers temps jusqu’au Texas, et qui a eu des conséquences dramatiques jusqu’au Mexique, donne une claire idée du problème. Voilà ce qui commence à s’imposer comme une évidence : si l’on imagine un instant que tout ce qui est débité sur les dangers du carbone ne soit que sornettes, on devrait pourtant admettre que l’on ne serait sauvé de rien. La catastrophe serait là, de toute façon.
Nous manquerons de carburant pour assurer le mode de vie en cours. Les concentrations urbaines produisent peu des biens qui leur sont nécessaires, et exigent des masses toujours plus énormes d’énergie. Quant aux espaces non urbains, je ne sais ce qu’ils sont susceptibles de produire et de distribuer, mais là encore avec une croissante voracité de carburant.
Les conseils de moins chauffer les appartements et de se couvrir davantage feraient irrésistiblement penser au cynisme de Marie-Antoinette qui suggérait aux Parisiens qui n’avaient plus de pain, de manger des brioches. Si vous n’avez plus de quoi vous chauffer, mettez une laine. Aujourd’hui, une telle forme d’esprit est devenue involontaire.
Depuis la découverte du feu, tout repose sur la combustion. La combustion intervient à un point d’équilibre entre trois variables : le comburant, c’est-à-dire le taux d’oxygène ; la quantité de chaleur ; et le combustible. Depuis que l’homme a su produire de la chaleur en frottant des pierres, l’oxygène étant un élément plutôt commun sur la planète (et il est toujours possible de souffler sur les étincelles), tout repose sur le combustible, le carburant.
On n’a jamais trouvé de meilleurs carburants que des corps à forte densité de carbone ; charbon, pétrole, gaz, tous issus de grandes forêts englouties depuis des millions d’années (hors énergie nucléaire du moins). Ces combustibles dégagent une énergie qui alimente des machines pour décupler les forces humaines.
Une autre variable consiste à améliorer ces machines, à les rendre plus productives à moindre combustion. Tous les éléments de l’équation sont là. Nous disposons encore de marges dans l’amélioration des machines ; à condition que l’on cherche bien à accroître leur productivité en énergie à combustion inférieure ou égale (et pas seulement leur productivité en capital).
La mécanique nous offre encore une autre piste. Elle est connue depuis longtemps : la production d’énergie sans combustion. Elle a joué un grand rôle en d’autres époques, avec leurs moulins, leurs voiles et leurs engrenages.
J’entends souvent dire que les Chinois seraient les plus gros pollueurs de la planète. C’est plutôt normal puisqu’ils sont les plus nombreux. Ils le sont pourtant nettement moins qu’à l’Ouest si l’on compte par habitants. Cette proportion non plus n’est pas significative, car ils produisent une bonne part de ce qui se consomme à l’Ouest, au grand dam des équilibres commerciaux occidentaux. En ce cas, il y a des pollueurs par procuration.
Le plus important n’est pas là : le plus important est la proportion entre la force de travail produite et la consommation de combustible (y compris nucléaires). Comment mesurer cela ? Je ne le sais pas trop. J’imagine que le meilleur moyen est la louche : à la louche, je pense que les Chinois atteignent la meilleure productivité pour la moindre consommation de combustible. Ils semblent du moins les seuls à se soucier de telles mesures. Ce sont pourtant les seules qui alimenteraient des jugements sérieux. Je n’en dispose même pas.
On remarquera que la combustion sert toujours moins à produire immédiatement une force de travail (comme lorsqu’on fait le plein à la pompe) ; le plus souvent elle est d’abord utilisée à produire de l’électricité. Ce passage de la combustion à la puissance électrique rend fortement opaques les réflexions sur l’énergie. Il les complique.
Toutes les mouvances politiques font mine aujourd’hui de se soucier d’environnement et d’énergie, et pourtant, jamais ces données (la force de travail produite par rapport la consommation de combustible) ne sont prises sérieusement en compte. Je ne comprends pas : si ces problèmes sont sérieux, pourquoi ne se donne-t-on pas la peine de les poser en des termes rigoureux, et pourquoi les fragmente-t-on en de multiples questions indécidables ?
Courriel à Rolland Caignard : « Merci pour ce film sur les Cahiers du Sud. J’ai été touché de revoir des gens que je ne reverrai plus, notamment Jean-Jacques Viton et Jean Todrani. »
« Il y aurait des critiques à lui faire, mais il est cependant très bien ainsi, il témoigne de quelque chose plus qu’il ne dit, et c’est déjà beaucoup. Il dit peu de ce qu’ont été les Cahiers du Sud. Il cite des noms comme si la relative renommée suffisait. Mais qu’apprend-on de ce que recouvrent ces noms, si l’on n’en sait pas plus ? »
« Mais que dire ? Cependant, il montre. Il donne une bonne idée de ce que j’ai appelé une culture in situ (le 20 juillet), « faite par et pour ceux qui la font » ; une culture enracinée. De solides racines mais assez peu de bourgeons en définitive. Je ne peux m’en prendre qu’à moi-même d’abord. »
« Il montre bien ce qu’est, peut-être ce que fut, en tout cas vers quoi doit tendre une revue littéraire. Dans les années où ce film a été tourné, l’introduction du numérique promettait d’apporter un formidable coup d’accélérateur. Je n’étais pas le seul à y penser. »
« Les témoignages sont bien trop anecdotiques, alors qu’ils auraient eu tous tant à dire, et peut-être vaut-il mieux alors qu’ils se soient tus. Ils en étaient toujours à deux doigts. Et pourtant ces anecdotes montrent beaucoup ; les lieux aussi, l’ameublement…, tout n’y est pas insignifiant. »
« Tout cela m’émeut, surtout au lendemain de la mort de Jean-Jacques Viton. »
La politique sanitaire continue à foirer. La suspension d’un vaccin en est un signe net. Je manque d’informations fiables, mais je ne pense pas que la toxicité du vaccin suspendu soit si élevée que la mesure le laisserait croire. Elle n’a pourtant pas dû être prise à la légère.
Je n’en sais rien. Je nourris plutôt des doutes sur le rapport bénéfice risque. Je ne possède pas de données fiables sur l’efficacité du vaccin, je crois seulement savoir qu’elle est faible sur les nouveaux virus, qui de toute façon ne tuent pas beaucoup. Dans ce cas, il serait peu avisé de s’inoculer ce qui reste potentiellement un poison contagieux.
Pour le moins, ça se discute. Je suis plus inquiet des effets sur les virus eux-mêmes. Je considère que l’on prend des risques en les ignorant, des risques collectifs plus qu’individuels : vaccinés ou non, nous les courrons tous. Toutefois pour l’heure, pas de quoi faire concours d’hystérie.
Ceux qui achetaient des pages publicitaires dans les Cahiers du sud ne se souciaient pas du contenu de la revue, contrairement aux institutions culturelles qui la subventionneraient aujourd’hui. Nul parmi les collaborateurs de la revue ne se souciaient davantage de connaître les annonceurs, qui souhaitaient seulement un support publicitaire de prestige. Ils semblaient en être si satisfaits qu’on trouvait les Cahiers partout sur le port, dans les paquebots et les bureaux des compagnies maritimes. Leurs publicités étaient belles, et on les retrouve aujourd’hui en cartes postales dans les boutiques du Vieux Port.
Aussi, j’ai connu les Cahiers quand j’étais encore enfant, bien avant d’être capable de les lire. J’y ai découvert leurs trésors plus tard. Mon père en ramenait souvent des quais. J’y ai trouvé des trésors du monde entier.
Ce monde entier, les publicités contribuaient à en faire rêver. Ce monde était alors, on ne doit pas l’oublier, l’empire colonial qui s’effondrait, mais les textes témoignaient de la profondeur de ces cultures qui ne devaient rien aux empires coloniaux. La revue bénéficiait curieusement de ces ambivalences plus qu’elle n’en pâtissait.
La culture française enferme une troublante ambiguïté : ce qui y possède tous les traits d’une contre-culture y joue de fait le rôle d’une culture d’élite. Les Cahiers du sud en ont illustré le symptôme avec leurs publicités prestigieuses. Le contraste qu’elles entretenaient alors avec les contenus ouvraient sur de non moins troublants labyrinthes.
Voilà que l’horaire d’été est de retour, et plus tôt encore que les autres années, à peine passé l’équinoxe. Comment ai-je cru entendre que nous en avions fini ?
Je croyais qu’il était neuf heures, il en est dix. Ça ne facilite pas la réconciliation entre l’établi et le réel.
Il est établi que nous en serions à la troisième vague épidémique. Maintenant, ça pourrait durer indéfiniment. On ne voit plus ce qui adviendrait dont on conclurait : « ça y est, c’est fini ». Et il est de toute façon improbable que tout redevienne comme avant.
Dans le reste de la planète, on est cependant plutôt en phase de déconfinement.
Le monde qui s’était établi pendant la Guerre de Trente Ans se termine comme il avait commencé : par des alliances improbables et des armées de mercenaires.
On devrait oublier ce vilain mot de « jihadiste ». Ou l’on dit en français « combattant », ou l’on le dit en arabe, « moujahid » (mais pourquoi ?). Pour désigner les mercenaires auxquels je pense, je préférerais les appeler des lansquenets.
Des hommes prennent les armes et se battent pour des quantités de raisons, compréhensibles si ce n’est justifiées. Pour se battre, il faut des armes, des munitions et de la nourriture. Plus les combats s’éternisent, et plus ces besoins deviennent pressants ; et les satisfaire, une part déterminante de la stratégie. Inévitablement, au bout d’un certain temps, les résistants deviennent des mercenaires. Ils le deviennent ou bien ils disparaissent ; c’est vieux comme le monde.
Après quelques années de guerre, un homme a appris beaucoup des armements et des techniques de combats. Il est devenu ce qu’on appelle un professionnel. Il n’a guère d’autres choix que continuer, et il n’en a guère plus de choisir un camp. On avait connu une situation comparable dans le cours de la Guerre de Trente Ans. Les lansquenets étaient des compagnies de volontaires du Pape, qui avaient fini par prendre le mors aux dents, et faire absolument n’importe quoi.
L’emploi de mercenaires permet à des gouvernements ou à des organismes officiels d’agir sans se compromettre, voire de se défausser sur eux. Ils sont cependant susceptibles de changer de camp à tout moment. Très déstabilisants, il est difficile de s’en débarrasser quand on n’en a plus besoin. Tout au long de l’histoire, on ne compte plus les graves problèmes qu’ont posés les mercenaires.
Je n’ai pas d’informations précises, pas plus que quiconque, et je doute que ces informations existent. J’ai seulement quelques connaissances historiques sur des phénomènes récurrents. Les armées officielles, bien organisées et disciplinées, ne sont pas non plus protégées de devenir des bandes armées elles aussi, si la tête est touchée, si les situations deviennent trop chaotiques.
Il existe une région singulière sur la planète, une région immense et cependant presque totalement dépréciée. Elle n’a apparemment pas d’histoire, si ce n’est celle des diverses civilisations qui l’ont tour à tour grignotée. Malgré son immensité, elle est peu peuplée, car ses terres sont le plus souvent peu hospitalières : altitude, climat continental, sécheresse.
Cette région n’a pourtant pas toujours été marginale, au contraire : Douchanbé, Samarcande, Boukhara, Kachgar…, autant de nom marquant l’histoire de la civilisation. Sur les cartes européennes de l’âge moderne, on l’appelait la Tartarie, la Grande Tartarie. J’ai envie de continuer à l’appeler ainsi.
La Tartarie est demeurée une région dépréciée, sauf peut-être par la Chine et la Russie, et sans doute aussi par l’Iran et la Turquie. Justement, depuis le début du siècle, la Tartarie leur inspire des comportements auxquels les derniers siècles ne nous avaient pas habitués On se serait attendu à des rivalités, voire de fortes tensions. Pas du tout, elle leur inspire plutôt des alliances et des coopérations.
La route de la soie, oui, les Chinois nous avaient prévenus : la route de la soie traverse précisément la Tartarie de part en part. Ne cherchons pas plus loin l’étrange mansuétude dont bénéficie le gouvernement turc ces temps-ci de la part de ses partenaires de fait.
Il y a longtemps qu’un ambitieux projet ne se traduisait plus par des foires d’empoigne, non, tout se joue dans la cordialité et la compréhension. Ce nouveau Grand Jeu ne serait-il plus dans le registre de l’impérialisme ? Non, semblerait-il. L’idée ne paraît plus être de figer des frontières, de verrouiller des zones d’influence, mais de les ouvrir au contraire, de favoriser des fluidités.
La route de la soie, nous avons tous compris que c’est celle qui passe par le Détroit de Malacca. Les caravanes de chameaux traversant la Transoxiane, ce n’est pas ce qui donne des cauchemars à Wall Street, même remplacées par des trains à grande vitesse.
Oui, mais l’idée est là pourtant ; on ne doit peut-être pas tant la comprendre dans les termes étroits d’une expansion marchande ; c’est un symbole, celui d’une expansion de la civilisation ; la revivification d’une zone qui fut le creuset de toutes les grandes civilisations, de l’algèbre et des sciences, de la poétique et des musiques chinoises et persanes, des sculptures grecques d’énigmatiques Bouddhas, de stupas et de merveilleuses mosquées, au croisement des pensées de Platon et de Confucius…
La grande Tartarie demeure une part de la Chine et de la Russie, plus encore de ce que fut l’Union Soviétique, c’en est une de l’antique empire perse, et le cœur du monde turco-mongol. On imagine combien de haines et d’idées de revanches y couvent encore, combien de raisons de se déchirer. La route de la soie est le projet d’une autre alternative, et la patiente quête de la confiance réciproque. La Chine, la Russie et l’Iran s’y sont laissé tenter, et la belliqueuse et otanienne Turquie n’y demeure pas sourde.
Il s’agit de bien davantage qu’un projet commercial. Celui-ci a son importance, bien sûr : il est nécessaire pour que le jeu ne soit pas à somme nulle. Le principal enjeu est bien plus culturel. L’enjeu est une vision nouvelle de l’histoire ; il contient probablement la clé des préoccupations post-coloniales dans lesquelles patauge l’Occident.
Le capital est géré et légiféré par les institutions des États-Unis, qui se sont donné et se sont fait reconnaître la possibilité d’imprimer la monnaie à la demande, sans devoir établir sa valeur sur rien de tangible. Pour maintenir cet état de chose, les États-Unis et leurs alliés doivent tenir le reste du monde sous leur menace. Ils doivent veiller en même temps à ce que ces alliés en tirent aussi quelques moindres avantages ; maintenir un équilibre toujours plus difficile entre la carotte et le bâton. Il serait en effet inquiétant pour eux que des pays produisant des bien tangibles ne s’entendent pour échapper à leur contrôle.
J’avoue sans ambages que j’en suis moi-même inquiet. Chacun sais que ce système nous permet ici de vivre très au-dessus de nos moyens. Il est peu douteux que notre niveau de vie serait atteint cruellement, et même catastrophiquement.
S’il ne l’est déjà, c’est que personne n’y tient. Il est donc clair que, pour des raisons diverses, le monde pentagonal ne subit aucune réelle menace ; ou bien de cette seule entente entre des partenaires qui, souhaitant échapper à son emprise, mettent en péril par la force des choses le principe même de sa fausse richesse.
La solution est simple ; un enfant la comprendrait : il suffirait que le bloc pentagonal décide de produire des biens tangibles sur lesquels établir son système d’échange. Personne n’attend qu’il le fasse du jour au lendemain ; plusieurs dizaines d’années au moins seraient nécessaires, mais il y a plusieurs dizaines d’années qu’il aurait pu commencer. Non, même si, depuis peu, des voix comme celles de Trump ou de Macron ont offert quelque espoir à ceux qui voulaient bien y croire.
Mais qui sait dire ce que sont des biens tangibles ? Probablement pas des chatons accomplissant des pirouettes réjouissantes sur des écrans de téléphones grâce à des gabegies énergétiques, alors que nul n’est sûr de trouver encore des ouvriers capables d’effectuer des soudures correctes sur des centrales nucléaires vieillissantes, et moins encore de les démonter quand elles ont fait leur temps.
Non, le monde pentagonal ne veut rien produire de tangible, si ce n’est profusion d’armes aussi chères qu’obsolètes pour menacer le monde entier, et massacrer quand il se doit.
Oui, cela m’inquiète. Cela ne mène à rien ; ceux qui ont de telles stratégies n’ont même pas besoin d’ennemis pour mettre un terme à leur puissance. Ce vieil empire serait bien capable d’unifier l’humanité, mais alors contre lui, et nul ne sait encore quelle attitude prendre envers le chaos qu’il génère tout seul en son sein.
Même quand on est pauvre, on ne vit pas si mal ici, plutôt au-dessus de ses moyens. Je veux dire qu’on a généralement l’eau, le gaz et l’électricité, de quoi faire trois repas par jour ; ce n’est pas donné à tous les habitants de la terre. Ce sont plutôt les possibilités que ça dure qui manquent ; ces câbles et ces canalisations qui nous relient aux conditions premières de la survie, et dont nous souhaiterions être sûrs.
On connaît le progrès scientifique, le progrès technologique et le progrès social. En fait, c’est le même. Il n’y a pas de science qui ne s’enracine dans le comportement mécanique des matériaux ; donc dans les techniques les plus concrètes du travail. La découverte, l’assimilation et l’usage de ces techniques ont un impérieux besoin de l’organisation la plus autonome des travailleurs, leurs meilleures conditions de vie et de liberté. Un travail hautement qualifié exige des travailleurs libres ; des personnes autonomes et égalitaires qui communiquent dans des relations interarchiques plutôt que hiérarchiques. (Interarchie : relations réticulaires entre des points dont chacun est tour à tour le centre.)
Ni Spartacus, ni Archimède ne suivaient une même voie, mais sans l’autre, aucune ne pouvait déboucher sur rien. Aussi, ce qu’on appelle parfois progrès en un seul de ces domaines, n’est le plus souvent que régrès. C’est le cas de soi-disant progrès technologiques qui dépossèdent leurs utilisateurs de la technique et des procès
Il y a un an déjà, c’était plutôt amusant. Avant le grand confinement, je me disais qu’on devrait s’inquiéter peut-être. Quand il fut décidé, j’eus d’abord l’impression de risquer ma vie en allant chercher le pain. Puis j’ai consulté les chiffres et j’ai compris que je ne risquais rien de plus que d’habitude. Je n’avais donc qu’à profiter du calme des rues, des odeurs de jardins, des chants d’oiseaux.
Ce fut d’abord comme un enchantement brutal de l’espace environnant ; une redécouverte du lieu. Les promenades, plus rares, n’en étaient que plus merveilleuses.
L’événement m’avait cueilli en pleine réflexion sur la liquidation de la modernité occidentale, et lui donnait une couleur intéressante.
© Jean-Pierre Depétris, juin 2020
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