Éphémérides

Jean-Pierre Depetris, juin 2020.

Les mots - De la liquidation - Le fantôme de la liberté - Signes des temps - Suite

Table des matières





Les mots

Sujets énigmatiques, le 8 décembre

On dit « la science ». De quoi parle-t-on ? De-ci de-là, on voit apparaître ce sujet énigmatique qui paraît familier tant qu’on ne s’y arrête pas ; il ne demande alors aucune explication et semble limpide. Mais si un petit enfant demandait « c’est quoi la science ? », que répondrait-on ? Aucun adulte ne poserait la question, bien qu’il ne saurait répondre à l’enfant.

Je sais très bien ce qu’est la science, et je serais capable de la définir. Descartes, Newton, Einstein… Peut-être devrais-je préciser : la science moderne. Expérience et inférence sont les deux mamelles de la science, de la science moderne.

Je ne suis pas convaincu que ce soit ce que je doive entendre la plupart du temps quand le mot « science » est employé. Parfois je devrais plutôt entendre « la communauté scientifique ». Paraissant plus précise, cette dénomination ne l’est pas beaucoup plus. Où y aurait-il une communauté scientifique ?

La plupart du temps, la syntaxe dans laquelle est inséré le mot « science », signifie bien quelque-chose comme « institution scientifique » : « La science affirme… », c’est-à-dire « l’institution scientifique… ». Soit, mais ce n’est pas la même chose. Si l’on entend dire, par exemple, que la science est fortement remise en question ces temps-ci, que doit-on entendre : La communauté scientifique (genre communion des saints), ou la méthode scientifique ?

Souvent, remettant en question la première, on se laisse entraîner à contester implicitement, voire explicitement la seconde, ou, au mieux, à le laisser entendre. Ceci cache le plus important : la science moderne peut se voir attaquée par ce qui se prétend en être l’institution, l’autorité, les clercs. L’institution cherche peut-être à émanciper des exigences scientifiques le pouvoir des clercs.

« La science nous apprend que … » Comment comprendre ce début de proposition ? Comme « l’expérience renouvelable et l’inférence mathématique nous apprennent que… » ; ou bien « les porte-parole des institutions scientifiques nous apprennent que… » ? Ce n’est pas du tout la même chose.

Beaucoup de tels sujets énigmatiques se promènent dans la plupart des énoncés, et il est avisé d’y regarder de plus près.

Du sens des mots, le 10 décembre

C’est un peu contre-intuitif : on a l’impression que les choses sont bien là, sous nos yeux, sous nos mains, sous nos pieds, et qu’il n’y a plus, par convention, qu’à les nommer. Ce n’est pas si simple. En réalité, une bonne part de nos objets linguistiques ne correspondent à rien dans le monde réel, n’y désignent rien. Quelques-uns n’ont même aucun sens, ou bien des sens contradictoires ; c’est-à-dire qu’ils paraissent en avoir si l’on glisse sans s’arrêter de ceux qui les précèdent à ceux qui les suivent, mais que ce sens se disperse si l’on tente de les comprendre ensemble.

Donner un sens plus pur…, le 12 décembre

Descartes avait écrit un ouvrage remarquable, quoique peu connu, car demeuré inachevé et donc inédit ; un peu comme s’il l’avait écrit pour lui-même : Règles pour la direction de l’esprit. Pour atteindre son but, renouveler la philosophie, il avait commencé par en revivifier le vocabulaire.

Il n’avait inventé aucun mot nouveau. Il avait écrit en latin, utilisant les termes couramment employés depuis longtemps dans la philosophie naturelle. Il en avait simplement renouvelé les significations, appelant à ne plus songer à celles qu’ils avaient dans les anciennes écoles.

J’ai toujours su que c’était la bonne méthode : arrimer son vocabulaire à de solides intuitions des sens ou de la raison (« intuitions » au sens cartésien, intuire), sans prendre la peine de forger des mots nouveaux.

« Je ne pense pas du tout à la manière dont chaque expression en ces derniers temps a été employée dans les écoles, parce qu’il y aurait une extrême difficulté à vouloir se servir des mêmes noms pour exprimer des idées profondément différentes ; mais je m’en tiens uniquement à la signification de chaque mot, afin qu’à défaut de termes propres, je prenne chaque fois pour traduire mon idée ceux qui me lui semblent convenir le mieux. » Descartes ; Règles pour la direction de l’esprit.

N’ayez pas peur, le 18 décembre

Une chose étrange s’est déroulée en France l’hiver dernier. Un homme était tout désigné pour devenir le « Monsieur covid ». Il avait tous les moyens et toutes les compétences pour prendre les décisions, à la tête de l’Institut Hospitalier Universitaire Méditerranée-infection, et il aurait été alors pour le gouvernement et pour toutes les institutions de santé, un parapluie irremplaçable, qui ne fut d’ailleurs pas remplacé.

Je ne suis pas une mouche et je ne sais pas ce qui s’est passé à Paris pour qu’il ait éprouvé le besoin de démissionner du conseil sanitaire, et de laisser la barre dans des mains incapables de la tenir. Je peux pourtant le deviner : on attendait seulement de lui qu’il serve de parapluie. Non contents de se priver de l’aide du plus efficace centre de recherche d’Europe et de Navarre, on s’est évertué grotesquement de le discréditer, transformant la mise en scène d’une tragédie pandémique, en opéra bouffe.

J’ai écouté la dernière intervention de Didier Raoult sur la chaîne de l’IHU, et l’entretien du Professeur Luc Montagnier chez France soir. Les deux s’inquiétaient d’une guerre menée par « les autorités » et la presse contre la science, et les difficultés conséquentes pour chacun de savoir quoi penser. J’aurais aimé les rassurer. Bien sûr qu’on peut savoir quoi penser, et peut-être mieux que jamais maintenant que toutes les « autorités scientifiques » sont discréditées.

Quand j’ai découvert les premières vidéo de l’IHU l’hiver dernier, je n’ai pas été impressionné par le CV du Professeur Raoult, ni par sa bibliographie, que je n’avais pas d’abord recherchés. Je l’ai été par les données factuelles et les explications parfaitement claires et intelligibles. Je l’ai été par l’impressionnante quantité de travail effectué par tant d’équipes ; par l’importance des moyens mis en œuvre ; par la limpidité des synthèses. En contraste avec les chiffres sans queue ni tête déversés par la presse et le gouvernement, la seule intelligence d’une tête bien faite y trouvait pleine satisfaction, même si, par la force des choses, tout venait de têtes bien pleines. N’ayons pas peur, donc, la révolte des clercs contre la science est mal partie, même avec l’aide de tontons macoutes et d’une intelligence qui ne saurait être qu’artificielle.

Naviguer dans la pensée, le 20 décembre

Pourquoi ai-je écrit toutes ces pages depuis bientôt un an ? Bien évidemment, pour m’y retrouver. Sans les écrire, on finit toujours par ressasser les mêmes pensées. Une fois notées, ce n’est plus nécessaire. Si on les oublie, on les garde sous la main, on les relit, on les poursuit. Si elles se modifient, eh bien on s’en aperçoit. On ne change pas d’avis sans même s’en rendre compte. On ne suit plus son idée, on la navigue.

Je sais que deux ou trois personnes ont lu ces notes, au moins partiellement. Je le sais car j’en ai eu quelques retours. Il y en eut peut-être d’autres, mais je le l’ai pas su. Cela me convient. J’ai écrit ces notes pour moi-même, mais il me satisfait qu’elles soient lisibles à d’autres, ouvertes à quiconque. Çela m’aide à garder une certaine rigueur, ne serait-ce que syntaxique.

Je m’en satisfais mieux qu’à échanger des propos avec des interlocuteurs précis, oralement ou par écrit, ce que je ne m’interdis pas non plus bien sûr, quoique ce ne soit plus facile en ces temps de résidence quasi surveillée et de lieux publics fermés. C’est bien ainsi, et je ne cherche surtout pas à avoir plus de lecteurs. Si j’en avais davantage, je serais très ennuyé.

Pour des raisons qui paraissent échapper à toute rationalité, la plupart des gens souhaitent lire ce qui est lu par la plupart des gens. Le cercle paraît ainsi étanchement fermé ; et j’ai perdu l’habitude de m’inquiéter qu’il s’ouvre. Je connais aussi beaucoup de gens qui souhaiteraient être lus par beaucoup de gens, pour des raisons que je comprends mal. Sans doute souhaiteraient-ils les influencer, les guider, construire des échanges constructifs, je ne sais. Ce sont pourtant souvent de solides esprits. Pourquoi donc ?

Dans ma jeunesse, je me suis cependant souvent embarqué moi-même dans diverses publications, « embarqué » est précisément le mot. J’ai beaucoup de mal aujourd’hui à percevoir ce qui m’animait alors. S’embarquer, c’est cela, naviguer pour je ne sais plus quelle aventure.






De la liquidation

Liquidation de l’Occident, le 22 décembre

L’idée directrice qui me guide depuis le début de l’année, est celle de la liquidation de la civilisation occidentale. La fin de l’Occident Moderne, de la Modernité, ce n’est pas rien ! Ce n’est pas une idée qu’on accepte à la légère.

Au tout début de ce siècle, je n’étais pas prêt à l’admettre. Je balançais plutôt entres celles d’une renaissance et celle d’une chute. Je dois dire que j’étais plus préparé que d’autres à envisager une chute, par ma culture surréaliste. D’un autre côté, le projet surréaliste d’une nouvelle réforme de l’entendement est une allusion si explicite à cette modernité occidentale, qu’elle n’invite pas à lui imaginer un terme proche. Je balançais…

La civilisation occidentale moderne, c’est énorme, quoique peut-être moins qu’on est éduqué à l’envisager. Cette civilisation, la mienne, n’est pas si vieille ni si exceptionnelle. Elle ne date que de quatre ou cinq siècles, et le monde tournait déjà avant.

Il est dur de définir le moment où naît une civilisation. La modernité a-t-elle débuté avec la physique de Galilée ; l’épistémologie et la géométrie de Descartes ; la philosophie de la Mirandole ; les prêches de Luther ; le prise d’arme de Müntzer ; ou les premiers grands navigateurs ? Tous ces événements étaient nécessaires, mais aucun n’était suffisant.

Cette civilisation qui fut presque immédiatement mondiale, n’est pas si vielle qu’on le croit. Elle n’est pas le simple prolongement de l’Occident Chrétien, pas plus que ce dernier ne fut celui de la civilisation gréco-latine. La continuité entre ces trois civilisations est une fable. La civilisation romaine ni hellénistique n’ont nourri le seul occident ; mais tout le mondé méditerranéen et toute l’Eurasie ; et elles ne sont à la source d’aucune. L’Histoire est une fable perpétuellement réécrite.

Cela va sans dire, le terme de civilisation tient plus de la notion que du concept. Il désigne des ectoplasmes aux contours flous. Je m’en contente.

De l’impérialisme, le 23 décembre

Dans la perspective selon laquelle je me place, les études post-coloniales ont toutes leurs raisons d’être, de même que les analyses sur la racialisation. Cette notion de racialisation, de racialisé, est singulièrement pertinente. Je suis avec intérêt ces courants d’idées, et je suis amusé de combien ils agissent comme du poil à gratter sur certains penseurs qui, autrement, risquaient de me paraître sérieux.

La racialisation fut le caractère le plus saillant du stade suprême du capitalisme (pour le dire ainsi) ; celui précisément qui est en train d’être liquidé. Saisir cette racialisation en tant que telle donne immédiatement une vue plus large que la plate constatation d’un racisme, suivie de sa condamnation automatique, stérile et tautologique quelles que soient les valeurs morales dont elle se pare.

Retour sur ces dernières décennies, le 25 décembre

L’habitude qu’on a prise de décomposer la liquidation en une nuée de crises successives ou simultanées, n’avance à rien. Elle ne permet surtout pas de comprendre la liquidation du système dans son ensemble. Ce que j’appelle ici système, pour lui donner un nom générique, est d’abord celui, juridique et financier basé aux USA ; une force militaire, l’OTAN (qui ne signifie pas Organisation Terroriste de L’Atlantique Nord, mais le pourrait) ; un complexe idéologique de communication et de surveillance, constitué d’un réseau de câbles et de satellites d’une efficacité confinant à l’hallucination, assénant des vérités plus vraies que toute vérité, etc.

La mission que se donnait ce système était de combattre le communisme ; le combattre obsessionnellement et fanatiquement, ne reculant devant aucun crime de guerre ni contre l’humanité. Alors, en face, qu’était le communisme ? Deux choses bien différentes et cependant liées par de profondes attaches : d’un côté les mouvements ouvriers, à la fois nationaux, internationaux et internationalistes ; et de l’autre l’URSS.

Ils étaient parfois alliés déclarés, et même passionnés, mais ils étaient surtout alliés objectifs, et quelquefois même méfiants. Les deux étaient alliés aussi avec les peuples colonisés qui cherchaient leur indépendance. Il existait de fortes fractions du mouvement ouvrier dans les peuples colonisés, on y trouvait aussi de fortes fractions du mouvement communiste, quoique le sens donné aux mots soit toujours à questionner.

L’indépendance n’impliquait pas nécessairement le communisme, pourtant l’URSS d’un côté, et le mouvement ouvrier de l’autre, en étaient des alliés objectifs. Certains mouvements de libération nationale ont pensé que l’indépendance leur serait accessible à moindre coût en faisant l’économie de cette alliance avec le « communisme » contre le bloc impérialiste. Tout dépend aussi du sens à donner à « libération » et à « communisme ».

Le monde atlantique commençait à être malmené par ce qu’on a appelé le tiers-monde dans les années soixante, et l’URSS y trouva de nombreux alliés objectifs. Pendant ce temps, le mouvement ouvrier dans le monde atlantique commença à remporter des victoires à la Pyrrhus, accroissant son confort de vie, mais au prix de son rapport de force, puis de sa déroute.

Au fur et à mesure que ses alliés, soit ouvertement communistes, soit seulement anti-impérialistes, devenaient plus nombreux et puissants, l’URSS perdit sa centralité, et même sa crédibilité, jusqu’à sa propre déroute et son effondrement. Le bloc anti-communiste crut alors qu’il avait gagné. Il se crut dominer la planète sans partage. Quiconque possède une once de bon sens pouvait comprendre combien ses stratèges se trompaient, et combien ils étaient ignares en matière d’histoire et de géographie.

Si l’on s’en tient au seul point de vue de la croissance, de la démographie et de la productivité, on voit bien que l’Ouest n’a rien gagné. Il a bien croqué une part de l’URSS et des pays du pacte de Varsovie, mais qui représentent quoi dans les équilibres mondiaux, et pour en faire quoi ? Il a affaibli ses classes laborieuses et ingénieuses, mais au prix de l’affaiblissement de sa force de travail et d’invention, s’enfonçant toujours plus dans le sous-développement.

Il est probable que la gérontocratie de Washington se réjouisse des déboires de l’Union Européenne, de la sortie de la Grande-Bretagne avec les rêves en lambeaux de son vieil empire ; qu’elle y augure leur plus facile soumission. Si l’âge moyen de leurs cervelles était plus bas, ils s’inquiéteraient davantage des faiblesses de leurs alliés.

Ce n’est pas parce que le bloc anti-communiste se liquide, que ceux à qui il s’attaquait, ou qui cessent de s’y soumettre, deviendraient socialiste. Quelques pays s’en réclament toujours avec conviction. La Chine notamment, qui devient chaque jour davantage une puissance majeure, est dirigée par son parti communiste qui affirme bien qu’il agit pour l’avènement du socialisme, mais se garde de dire qu’il serait déjà instauré. Une lourde ambiguïté est ainsi levée.

Ce n’est pas un bloc socialiste qui est en train de se construire en face de celui qui se décompose. Simplement, il n’est pas un bloc anti-communiste ; un bloc dont l’anti-communisme serait le ciment. Il n’a même pas vocation à constituer un bloc, ou quoi que ce soit de cette nature. Aucune nation ou fédération de nations, ou quelque pacte, ne prétend entrer en concurrence avec les États-unis pour diriger le monde ; seulement l’en empêcher, ou encore tout autre.

Dépasser l’ère du feu, le 26 décembre

Bref, ce n’est pas un changement de domination qui se profile ; une simple modification des rapports de force, une interversion des places, si l’on veut. Les bouleversements qui se dessinent seront bien plus profonds. C’est un renversement de civilisation avec un renouvellement de tous les paradigmes qui est en jeu. Je suis évidemment bien incapable d’en rien prédire, et je suis convaincu que personne ne l’est ; que ces changements sont proprement imprédictibles.

Seule la liquidation du système atlantique est prévisible car elle est déjà fortement en cours, et qu’on ne voit rien qui pourrait l’entraver. Aussi toute conjoncture, tout projet, toute perspective devrait déjà partir de là. Tous ceux qui vivent ici, dans le monde atlantique, devraient commencer à y songer sérieusement.

Les dimensions macro-économiques, géopolitiques, militaires, technologiques, industrielles…, ne sont pas négligeables, mais je pressens que l’aspect majeur concerne pour l’essentiel le champ scientifique et épistémologique. Pour être tout à fait devin, si ce n’est prophète, je dirais que l’enjeu décisif consiste à concevoir l’énergie autrement qu’à travers la combustion : en quelque sorte, dépasser la découverte du feu. L’avenir appartient à ceux qui résoudront non pas la question des émanations de carbone, il est déjà trop tard, mais de sa pénurie, et celle des déchets radioactifs.






Le fantôme de la liberté

Des valeurs, le 27 décembre

L’empire qui aujourd’hui se décompose ne tient pas à se définir par son seul anti-communiste, bien qu’il ne cherche pas à en faire mystère. Il doit se trouver quelques principes positifs à affirmer : « démocratie », « liberté », qu’il préfère appeler ridiculement « nos valeurs ».

S’il sut paraître crédible en d’autres temps avec cela, il a cessé de l’être. Il cesse toujours plus vite et plus complètement de le paraître, comme chacun peut le savoir, ou, pour les très lents, commencer à s’en rendre compte.

Pensée pour moi-même, le 28 décembre

Comme je l’ai dit, j’écris pour moi-même. Me donner la possibilité d’avoir malgré tout quelques lecteurs me contraint à rendre mes énoncés au moins intelligibles à un autre. Je ne peux m’imposer plus, comme étaler des arguments et des documents à profusion pour ce qui m’est déjà suffisamment clair. Je me satisferai donc de tailler mon chemin à la serpe.

Remarque sur la révolution d’octobre, le premier janvier

J’ai été profondément trompé sur l’URSS. Je n’aime pas avouer cela, car il est toujours possible de vérifier un peu mieux ses sources, mais, pour le moins, je n’ai jamais été détrompé. J’étais convaincu que l’Union Soviétique n’avait plus rien de soviétique. Le vieil anti-communisme pavlovien présentait l’URSS comme une dictature bureaucratique doté d’un État surpuissant, un totalitarisme où se confondaient politique et économie, bref, comme le modèle achevé dont l’autre bloc semblait seulement suivre les traces avec un peu de retard, et l’antithèse du pouvoir de soviets. De l’autre bord, du côté de ceux qui défendaient l’Union soviétique, on n’évoquait non plus jamais les soviets. On insistait davantage sur le soutient aux luttes anticoloniales, aux mouvements anti-racistes, à la rigueur aux politiques sociales. Plus à gauche, chez les plus ou moins libertaires, trotskistes, ou maoïstes, on accusait plutôt la bureaucratie d’avoir liquidé les soviets, soit dès Lénine pour les premiers ; dès Staline, pour les seconds, et après Staline pour les derniers. On y trouvait toutes les nuances possibles quant à ces successives liquidations.

En somme, de quelque côté qu’on se tournât, rien ne paraissait moins soviétique que l’Union Soviétique. Ce n’est qu’au moment où elle s’est effondrée, que j’ai découvert, non sans quelque surprise, que survivaient pas mal de traces d’un pouvoir ouvrier, et que le redressement plutôt rapide de la Fédération de Russie lui en était fortement redevable. Je ne me suis aperçu qu’alors de la radicalité de la Révolution d’Octobre, malgré ce qu’on doit bien appeler son échec, bien antérieur, lui, à l’effondrement ; l’échec du socialisme international.

Et si l’on voyait le monde à l’envers ? le 2 janvier

Je crois que ceci explique l’évolution paradoxale des notions de « gauche » et de « droite ». On s’est mis à appeler « soviétique » ce qui est son complet contraire : l’État hypertrophié, et à l’associer à la gauche. Depuis quelques dizaines d’années, on pense à la gestion étatique quand on dit « gauche ». Et l’on pense à son double, la propriété privée des moyens de production, quand on dit « droite ».

Ce ne sont que des mots ; et les mots, des conventions. On doit pourtant bien se tenir à celles-ci une fois que l’on en a décidé, si l’on souhaite continuer à faire usage de la parole. Pour moi, la droite continue à signifier les traditions et les privilèges, et, en conséquence, un état fort pour garantir la propriété privée des moyens de production ; et la gauche, la liberté et l’égalité, c’est-à-dire un État peu invasif, et même, tant qu’à faire, pas d’État du tout, et la gestion de la production par les travailleurs eux-mêmes. Qu’importe, chacun est libre de choisir son vocabulaire, tant du moins que les énoncés conservent un sens, et qu’ils ne se chargent pas d’un lexique aux significations contradictoires et sans rapports avec des objets réel.

Si quelqu’un veut dire de droite les idées qui m’inspirent, je veux bien changer de convention, elles sont faites pour ça, et l’on pourra bien qualifier Joseph Biden de gauchiste. Une telle convention paraît être déjà adoptée aux États-unis.

Les chercheurs affirment en effet avoir découvert aux USA un étrange courant politique : les « libertariens » (libertarians). Ils seraient en quelque sorte des anarchistes de droite (?). Des Européens enthousiastes auraient même déjà rejoint ce courant, bien que je n’en ai personnellement jamais rencontrés, ni ici en Europe, ni aux Amériques ; pas plus que des platistes. C’est étrange, car « libertarien » se veut traduire en français libertarian, qui est pourtant la traduction de « libertaire » en anglais.

Je connais pour ma part des libertarians anglophones, qui savent traduire « libertaire », et qui ont entendu parler de Kropotkine, du massacre de Haymarket, des Wooblies ou de Sacco et Vanzetti. Les chercheurs en politologie sont formels : ça n’a rien à voir. Notons qu’on n’est pas obligé de les croire.

Je ne nie cependant pas qu’il existe des « libertariens », des anarchistes de droite, de même que des platistes ou des poissons volants.

Opinions, le 5 janvier

On attache bien trop d’importance aux opinions. On les manipule, dit-on. Et après ? Que peut-on faire des opinions. On opine.

Opinons, opinons, il en restera toujours quelque chose. En est-on bien sûr ? L’histoire a plutôt été construite avec des bouffées délirantes. Délirons plutôt, délirons, il en restera toujours quelque chose.

Quelqu’un a vu un coup-d’État ? Le 6 janvier

La plus grande république bananière du monde – malgré son pittoresque, l’Inde n’en est pas une – persiste à s’appliquer à elle-même sa politique de regime change.

J’ai le plus grand mal à croire que l’élection de Biden ne résulte pas d’une fraude d’un calibre jusqu’alors inconnu. La seule observation des chiffres suffirait à en convaincre, même sans le détail des irrégularités dont le culot seul est incroyable. Comme les suffrages n’ont pas été recomptés, ou plutôt si, mais à l’identique, sans tenir compte des plaintes, l’incrédulité rejoint la certitude. Il est donc compréhensible que le peuple s’insurge, marche sur le Capitole et l’investisse.

Un soupçon pourtant se glisse : ce fut vraiment facile, trop facile. Je comprends parfaitement que la police et ceux qui la commandaient ne souhaitaient pas faire de victimes. Les manifestants ne semblaient cependant pas chauffés à blanc, ne paraissant même pas prêts à se battre. Les forces de police n’étaient pas assez nombreuses ni assez équipées pour repousser une foule qu’elles n’attendaient pas. Plus je revois dans ma tête les images, plus je trouve les scènes étrangement calmes. Je n’irais pas jusqu’à dire que la foule était invitée à entrer, mais ce n’en était pas loin.

J’ai vu les premiers hommes pénétrer dans le grand hall, paisiblement, même pas armés de matraques, déplacer timidement les cordons de velours pour ceux qui les suivaient, j’aurais presque envie de dire avec respect pour la haute institution. Les sénateurs s’étaient déjà laissés évacuer tranquillement vers le sous-sol.

Très peu de gens étaient entrés dans le bâtiment. La foule était prudemment restée dehors sur la grande esplanade, ne manifestant pas le désir d’aller plus loin, bien que rien ne le lui interdisse, ne serait-ce que pour faire des selfies.

Que peut-on faire dans la grande salle du sénat. Une allocution peut-être. « Nous sommes le peuple… » Non. Il aurait au moins fallu un orateur, sa propre équipe de tournage et de prise de son. Que faire donc ? Faire les touristes, et repartir sans laisser trop de désordre.

Oui, je pense que c’était un piège, un traquenard idiot pour tenter de prendre le président un flagrant délit de coup-d’État. C’est le scénario qu’a interprété le vieux Biden à la télévision, repris comme un seul homme par tous les politiques et les commentateurs du vieux monde. Un coup-d’État, mais qui a échoué.

Trump est lui-même un vieillard fantasque qui ne donne pas toujours l’impression de savoir ce qu’il fait. De là à croire qu’il aurait manigancé ainsi un coup-d’État, ce serait comme croire qu’il aurait gagné les précédentes élections grâce aux russes, ou qu’il aurait eu cette fois moins de suffrages que Biden sans fraudes.

Cependant, les sots ont quand même invoqué un fantôme qu’ils auraient dû continuer à laisser dormir : le peuple. Ils s’en prétendent les représentants avec les arguments qu’ils ont appris depuis longtemps à démonter contre ceux des peuples qui les dérangent. Qu’ils ne pleurnichent donc pas si, comme il est probable, le fantôme ne tarde pas à revenir leur tirer les pieds.






Signes des temps

Inquiétude diffuse, le 10 janvier

Des masses froides s’approchaient de l’Europe venant de l’Atlantique, ces jours-ci. Elles me faisaient craindre le pire, le toit n’étant toujours pas réparé. Elles ont recouvert Madrid d’une épaisse couche de neige la nuit dernière.

Depuis, le front froid a pris la route du nord. Ce ne sera pas pour cette fois, mais il n’est pas loin. S’il nous épargnait jusqu’au mois de mars, je serais content. Les travaux ne devraient plus tarder à démarrer maintenant. J’espère que le couvre-feu à dix-huit heures ne les rendra pas impossibles. Je n’y pense que maintenant.

Le toit n’est pas la seule cause d’une inquiétude diffuse en moi. Ce n’est pas une putative pandémie qui m’inquiète ; ni l’Islamisme radical ; ni l’afflux de réfugiés ; ni le réchauffement climatique (ce serait plutôt le contraire pour les prochains jours) ; ni la menace sur la démocratie étasunienne que fait peser une tentative de coup-d’État, avec des shamans d’extrême-droite vêtus de peaux de bêtes et coiffés de cornes comme dans un opéra de Wagner (ou comme Moon Dod peut-être). Non ce sont des choses sérieuses et réelles qui m’inquiètent.

Tous ceux dont le désordre du monde a placé entre les mains une parcelle de pouvoir, crient au feu, s’évertuent de provoquer des paniques sur les dangers les plus improbables. Et s’ils y croyaient ? Il se peut bien qu’ils y croient. Il se peut bien que leurs vociférations soient l’effet de leur propre panique. On imagine qu’elle leur a fait oublier que l’once de pouvoir dont ils sont investis ne devrait pas être utilisée ainsi.

Le 6 décembre, outre les images réjouissantes venues du Capitole de Washington, le risque de coupures d’électricité n’était pas ici passé loin. Ce sont là des choses graves. Il est prévisible que, tôt ou tard nous risquions en plein hiver, d’être privé des moyens de nous chauffer, ne parlons même pas de nous éclairer, cuisiner, etc.

Dans le meilleur des cas, les centrales électriques seraient seulement devenues insuffisantes ; dans le pire, une catastrophe nucléaire en serait la cause, provoquée par une centrale utilisée au-delà de sa date de péremption. Rien n’a été prévu, semble-t-il, pour remédier à cette situation prévisible. Trop de vies ne tiennent qu’à un fil ; à quelques câbles, disons ; quelques câbles électriques.

Ce n’était qu’un exemple. Je sens trop d’obstacles dressés entre les compétences et les décisions. J’en ressens une inquiétude diffuse.

Depuis que des vaccins sont sur le marché, qui ai-je entendu conseiller d’en faire usage ? Leurs fabricants, les autorités politiques, la presse. Voilà une raison bien suffisante de se méfier. Je dis bien « suffisante », car, en attendant plus, je ne vois aucune autre raison nécessaire.

Qui d’autre aurais-je dû entendre ? Les chercheurs, évidemment : ceux qui cherchent, c’est à dire ceux qui trouvent de temps en temps, et partagent leurs découvertes avec leurs collègues du monde entier.

Les chercheurs attendent, alors moi qui ne suis pas chercheur, je ne vais pas me précipiter. Trop d’obstacles entre compétence et décision.

Personne n’a vu un coup-d’État ? Le 12 janvier

Washington avait des airs d’état de siège ces jours-ci ; des airs de lendemains de coup-d’État. Bizarrement, celui tenté par les partisans de Donald Trump, dit-on, avait pourtant échoué. Il faut croire qu’un autre a réussi.

Évidences aveuglantes, le 13 janvier

Non, ce n’est pas que se soient déroulés des événements extraordinaires depuis un an. Ce qui, seul, fut extraordinaire, est que presque tout ce qui était déjà bizarre depuis si longtemps, le soit devenu visiblement ; soit devenu aveuglément visible.

Le coup-d’État à Washington, le vrai, celui qui a réussi, a donné une évidence aveuglante au totalitarisme de ce que l’on appelle le libéralisme bureaucratique d’État – ou que l’on devrait appeler ainsi, comme il est aveuglément évident.

Je ne m’étais pas trompé en estimant que le parti étasunien ne supportait plus Donald Trump ; pas le parti unique, le parti double. Il ne supportait plus le tweeteur de la Maison Blanche. Tweeter, et les autres bidules, ont coupé son compte, comme celui de dizaine de milliers d’autres concitoyens.

Je sais bien que Trump tweetait n’importe quoi : l’Iran qui soutiendrait le terrorisme, la Chine totalitaire…, enfin, notons-le, les mêmes sornettes qui se disent partout dans le monde atlantique, mais il savait bien se servir de Tweeter pour ne pas se laisser réduire à un simple « locataire de la Maison Blanche », tentant désespérément de faire le ménage dans la bureaucratie étasunienne. Maintenant qu’il ne tweete plus, il m’intéresse beaucoup moins.

Qu’il soit cependant empêché de tweeter devient à mes yeux une question bien plus sérieuse et grave. J’y vois même une boîte de Pandore de questions graves.

Liberté d’impression, le 14 janvier

Les notions juridiques de « liberté d’expression » sont historiques ; c’est à dire qu’elles sont datées, et qu’elles sont donc déterminées par les techniques d’une époque. Au dix-huitième siècle, il n’existait que deux méthodes pour « s’exprimer » : la lettre manuscrite et l’imprimé. Si j’ose dire, la liberté d’expression tendait à se limiter à la liberté d’impression. (De-là, elle s’étendait à la question des droits de l’auteur. Vaste question que je m’apprête délibérément à ignorer, mais dont on peut mesurer la profondeur à la place qu’elle tient dans la Philosophie du droit de Hegel, entre-autre.)

Il existait tout un espace vierge entre la lettre manuscrite, éventuellement le journal personnel, le manuscrit qui se prêtait à la pénible recopie manuelle en nombre vite limité, et la publication par impression qui ne se justifiait qu’à partir d’un nombre important d’exemplaires. Cet espace n’a cessé depuis lors d’être exploré et exploité, de la lithographie sur zinc à la photocopie puis à l’édition en ligne dont les possibilités offrent peu de limites. Dans ce nouvel espace, tous les paradigmes de la liberté d’expression, comme de son corollaire, la censure, ont été bousculés.

Ce qui s’est passé aux États-unis n’est pas une première. On l’avait connu avant, en Europe avec Podemos, et ailleurs. Cette fois, on ne peut plus détourner les yeux. La propriété privée de ce qui est pourtant du service public, a permis la censure du Président en titre des États-unis (autant dire le maître du monde dans l’imaginaire collectif de l’espace atlantique), et de ce qui y représente peut-être la majorité de l’électorat.

Peut-être hésitera-t-on enfin à utiliser ces réseaux « sociaux ». Peut-être se contentera-t-on de migrer provisoirement vers d’autres. On ne pourra cependant plus s’y couler sans se poser davantage de questions. On ne pourra plus admettre sans critique leur privatisation, mais pas davantage, si l’on est cohérent, leur éventuelle nationalisation. À vos éditeurs de code ! Il va devenir difficile, dans l’époque qui s’annonce, de continuer à passer à côté du numérique.

Se méfier des apparences, le 17 janvier

Selon les apparences, la fraude massive qui aurait expliqué les faits, n’a pas été juridiquement prouvée ; le nouveau président est donc élu, et le précédent en exercice ne l’est encore que pour quelques jours, quoi qu’il se passe. Si ces apparences correspondent à une réalité, quel sens y a-t-il à s’efforcer de destituer le président encore en exercice pour si peu de jours ? Quel sens y a-t-il à lancer un procès en destitution dans un délai trop bref pour qu’il parvienne à se dérouler selon les règles constitutionnelles, avant qu’il ne devienne inutile ?

Apparemment, les apparences ne sont pas cohérentes. Il serait apparemment plus simple d’attendre l’investiture pour accuser l’ancien président d’une tentative séditieuse de prise du pouvoir, qui n’en a pas eu seulement l’apparence ? Parfois, les choses ne sont pas ce qu’elles paraissent être.




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© Jean-Pierre Depétris, juin 2020

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