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Jean-Pierre Depétris

 

POÉSIE CONTEMPORAINE ET
FORMALISATION DES ÉNONCÉS

 

 

© 2002-2004

 



1

Il n'est pas d'activité humaine qui fasse l'économie de l'écriture. Une telle affirmation rend naturellement problématique la définition d'un champ de la littérature.

La littérature serait donc une activité humaine qui se limiterait exclusivement à l'écriture. Or, en quoi, et comment, une forme d'écriture ne concernerait que l'écriture ? Précisément en ce qu'elle serait une forme d'écriture, ou plutôt un ensemble de formes d'écriture : roman, théâtre, poésie…, avec, éventuellement des sous-formes : roman policier, etc ? 

Ceci laisserait supposer que toutes les autres activités humaines qui font usage de l'écriture en feraient un usage qui ne tiendrait pas compte de la forme. Un traité de droit, un article d'économie, un précis d'ostréiculture, un acte de colloque, un rapport de recherche n'auraient rien à voir avec des formes littéraires. 

Cela supposerait donc qu'ils puissent être écrits de n'importe quelle manière. À moins que cela suppose qu'il existerait une forme adéquate et nécessaire à leur contenu. 

Cette dernière supposition est intéressante et mériterait pour le moins d'être questionnée. Une telle adéquation entre forme et contenu et une telle nécessité mériteraient d'être posées comme telles.


Il y aurait donc un rapport étroit entre activité humaine et formalisation des énoncés, une correspondance nécessaire entre activité réelle et forme littéraire. 

Cela interroge naturellement encore la définition d'un champ de la littérature comme étant celui de la forme littéraire. 

Et tout d'abord, on peut se demander si la littérature serait un ensemble de formes, ou le champ d'une activité qui consisterait à les produire, ou du moins les travaillerait. 

De prime abord, la littérature semblerait plutôt un champ où les formes sont données et déjà très nettement définies. Seule la poésie contemporaine semblerait être un champ où la forme des énoncés soit pour le moins bousculée. 

La poésie contemporaine se définirait comme un champ de la littérature où précisément les formes ne seraient pas données, mais produites. 

Non une forme littéraire, la poésie contemporaine serait la part de la littérature qui passe la forme à la question. 

On pourrait alors étendre la définition à partir de la littérature jusqu'à toutes les activités humaines. La poésie serait l'activité humaine qui consiste à produire des formes d'énoncés. 

On ne peut alors continuer à éluder la question : quels énoncés ? Ou, si l'on préfère : qu'énonce la poésie contemporaine ? 

 

La poésie contemporaine n'énonce rien. Elle joue sur les formes des énoncés, pourrait-on répondre. 

Je doute pourtant de l'innocence d'un tel jeu dans un monde où la formalisation des énoncés est si bien fixée et ne fait pas question. 

En d'autres termes, un jeu, aussi futile soit-il, sur la forme des énoncés, ne pourrait s'empêcher de devenir un jeu sur tous les énoncés ; un jeu sur la façon dont toute activité humaine formalise ses énoncés. 

Si l'on interroge le rapport entre activité humaine et formalisation des énoncés, on observe que ce rapport est souvent étroit : journalisme, droit, mathématiques…, au point que la formalisation devient quasiment le caractère distinctif de l'activité. 

On pourrait même soupçonner que l'activité « se cache » derrière la formalisation de ses énoncés. 



2

L'erreur serait ici d'en rester à une simple opposition de la forme et du contenu. La question est plutôt celle du rapport entre la formalisation des énoncés et une activité. 

Il y a sur ce point une curieuse parenté entre poésie contemporaine et mathématiques : apparemment, l'activité semble s'y réduire à de la formalisation des énoncés. À part cela, les deux activités paraissent différentes, et les énoncés n'y sont pas semblables. 

Les mathématiques pourraient prétendre, de façon plus évidente que la poésie contemporaine, être l'activité qui consiste à formaliser les énoncés. 

Il y eut un temps où cette prétention était bien plus explicite qu'aujourd'hui. Les mathématiques, appelées aussi souvent « géométrie », se voyaient attribuer la vocation à formaliser les énoncés de toutes les activités humaines. L'ensemble formé de l'activité et de sa formalisation mathématique constituant une science. 

Même si le Surréalisme affirma dans la première moitié du vingtième siècle une prétention scientifique, donnant ainsi à la poésie un statut comparable à celui qu'avait pris la « géométrie » pour la « philosophie naturelle », il n'en résulta rien de semblable. 

Une telle prétention est à rapprocher de la critique Wittgensteinienne de la formalisation logico-mathématique à partir du « langage ordinaire », au moins pour que sa stérilité n'empêche pas d'en saisir la cohérence et la portée. 


Qu'énonce la poésie contemporaine ? Cela pourrait ressembler à : que comptent les mathématiques ? 

Elles ne comptent rien. Elles jouent seulement sur la formalisation de relations numériques. 

Ce jeu est-il innocent ? Qu'importe, les mathématiciens, même les chercheurs en mathématiques pures, finissent toujours par compter quelque chose, quand bien même ne se préoccuperaient-ils que d'un jeu formel. 

On pourrait dire aussi : aucune activité humaine ne fait l'économie des mathématiques. 

Que comptent les mathématiques ? Que comptent les mathématiciens ? Non, je préfère là encore la question : qu'énoncent les mathématiciens ? 

Théorie du chaos, calcul non-standard, théorie des catastrophes… Les mathématiques n'énoncent-elles rien ? 

 

En écrivant ainsi, peut-on dire que je suis un poète en train d'écrire un ouvrage de poésie ? (Ou René Thom en écrivant Modèles géométriques de la morphogenèse est-il un mathématiciens faisant un ouvrage de géométrie ?) 

On peut naturellement répondre non : ce que j'écris en ce moment est très différent, par exemple, d'Aurore ou du Traité de la terre céleste. Ce que j'énonce est-il pourtant étranger à ce qu'énonce Aurore ou le Traité de la Terre céleste ? Mieux : est-ce vraiment séparable ? 

Plus précisément : ce que j'énonce ici et ce qu'énoncent Aurore ou le Traité de la Terre céleste différent-ils par la formalisation des énoncés, ou par le genre d'activité ? 

 

Dès qu'on a un énoncé, on ne peut s'enlever de l'idée qu'il pourrait s'énoncer autrement. Et naturellement, si un énoncé ne pouvait s'énoncer autrement, il n'énoncerait certainement rien. Or, c'est justement énoncer autrement qui fait question. 

La littérature est remarquable sur ce point. Tandis que sa pratique consiste principalement à chercher comment modifier des énoncés, sa consommation tend à faire croire en leur immuable perfection. 

C'est naturellement l'auteur, incapable, même après publication, de se relire sans raturer stylo en main, qui parvient le mieux à se convaincre à la fois de la perfection achevée et de l'infini perfectionnement. Convaincu que ce qu'il énonce ne doit pouvoir se dire autrement, il le réécrit. 

Nul ne saurait être écrivain sans se prendre à ce jeu. Et peut-être la littérature n'est autre que ce champ d'activité qui consiste à repousser toute énonciation définitive en la cherchant. 

Tout énoncé peut être énoncé autrement. Et c'est bien là qu'est la question : comment ce qu'on énonce autrement ne deviendrait-il pas un autre énoncé, ou au moins n'énoncerait-il pas autre chose. 

Énoncer pourrait ressembler à peindre. À cette image du pinceau de l'artiste peut se substituer celle du pinceau de l'archéologue. À l'aide d'un pinceau, l'archéologue enlève patiemment la terre qui recouvre fossile, coquillage, ossement ou vestige. L'écrivain ressent bien souvent une impression semblable, comme le plasticien, ou certainement le musicien. 

 

Quiconque a écrit a dû être troublé par l'impression ambiguë qu'il n'a pu manquer de ressentir. Doit-il faire jaillir, ou saillir, sous sa plume un objet sonore qui l'attendait dans sa perfection, ou le construire patiemment, par tâtonnement ou bricolage ? 

C'est le « doit » ici qui est le plus intéressant, car cette hésitation en appelle à une décision, et c'est en quoi la question serait insoluble autrement. 

Moi seul puis décider si je dois laisser saillir ou bricoler. Les résultats de telles décisions sont des plus intéressants si on les interroge de ce point de vue. 



3

Ne pas ramener à une simple opposition entre la forme et le contenu, la relation entre la formalisation des énoncés et une activité.

Cette relation, on pourrait l'interroger maintenant à propos de cette forme d'écriture qu'est la programmation, et qu'elle ne peut manquer d'évoquer. 

Qu'écrit un programmeur ? Des programmes. Mais qu'est-ce qu'écrire un programme ? C'est programmer : provoquer par l'écriture un procès, une opération. 

Ce qu'écrit un programmeur, donc, n'énonce rien, mais ordonne (d'où l'excellent terme français d'ordinateur). 

Serait-ce la mythique science des Mages ? Oui, mais elle marche maintenant, à condition bien sûr de faire tourner le programme sur un dispositif mécanique alimenté à une source d'énergie. 

 

Voilà encore un autre cas où le rapport entre la formalisation des énoncés et l'activité mérite d'être pensé. Cette formalisation, justement, semble y tenir une place à mi-chemin entre les deux précédentes : les mathématiques et la littérature. 

Elle y tient la place, précisément, d'une interface. Une place intermédiaire entre les algorithmes et la langue naturelle. 

Quant à ces algorithmes, ces suites de calculs qui se réduisent même à des suites de nombres binaires, ils sont eux-mêmes une interface entre le programme et le dispositif mécanique. 

 

Si je me réfère à ces trois types de pratiques de formalisation des énoncés que sont la littérature, les mathématiques et la programmation, j'observe qu'ils reposent sur des types de savoir bien différents. 

La littérature, et plus précisément la poésie contemporaine, semble n'en exiger aucun de bien particulier, si ce n'est la maîtrise d'une langue naturelle. Les mathématiques, elles, reposent à première vue sur un savoir plus substantiel, un vaste savoir, trop vaste peut-être pour que quiconque puisse prétendre le posséder. Peut-être les mathématiques, après avoir été la mathématique, seraient-elles devenues 'des' mathématiques. 

Quant à la programmation, elle apparaîtrait d'abord comme un savoir technique. Mais qu'est-ce que peut bien être un savoir technique, si ce n'est peut-être un savoir qu'on abandonne à des techniciens.


Si la programmation est une activité qu'on abandonne à des techniciens, aucune activité humaine ne fera pourtant bientôt plus l'économie d'utiliser des programmes… à commencer par la littérature. 

Le programmeur écrit des programmes. Mais qu'énonce le programmeur ?

Il n'y a pas si longtemps, une telle question aurait pu paraître complètement saugrenue, et elle l'est certainement encore pour beaucoup de monde. 

Le programmeur écrit des programmes et n'a rien à énoncer, aurait-on répondu. Le programmeur écrit des programmes pour des sociétés commerciales auxquelles nous les achetons. 

Mais voilà que les programmeurs vendent, ou même donnent leurs propres programmes, ils donnent leurs codes, leur savoir, leurs secrets ; ils s'évertuent, non sans mal, à rendre la programmation aussi transparente que possible. 


Les sociétés commerciales ont naturellement commencé par crier aux pirates. Elles auraient pu arguer le complot contre le commerce et la propriété privée, mais par souci de popularité et pour bénéficier d'appuis constitutionnels, elles ont préféré en appeler à la défense des droits d'auteur et à la rémunération du travail, au risque de devenir l'arroseur arrosé. Aussi ont-elles fini elles aussi par offrir gratuitement les logiciels, et même parfois les codes, préférant se cantonner au rôle de prestataires de services plutôt que de fournisseurs de biens immatériels. 

 

Ici, un parallèle est intéressant à faire. Tandis que l'écrivain se demande ce que peut bien encore être la littérature si l'on veut l'abstraire de son marché du livre et des appareils socioculturels, le programmeur, lui, s'émancipe réellement des sociétés commerciales comme des centres de recherche. Il devient un hacker qui écrit des programmes, les signe et les revendique comme des œuvres de l'esprit à part entière. 

Nous tous qui ne sommes pas programmeurs avons d'abord du mal à les comprendre. Quand ils disent « libre », nous comprenons « gratuit ». La langue anglaise, devenue véhiculaire, favorise le contre-sens. (Pauvres profanes, que comprenons-nous aux termes « open source » ?) 

Cela ne ferait-il pas sens alors de se demander ce qu'énoncent les programmeurs ?


Les programmeurs libres énoncent qu'un nombre indéfini de libres collaborateurs peut s'associer sur un même projet et aboutir à un résultat nettement plus stable et supérieur à un produit commercial. 

Cela contredit la loi de Brooks prédisant que plus est important le nombre de programmeurs intervenant sur un même produit, plus celui-ci sera complexe, instable et peu intuitif. 

Ce qu'énoncent les programmeurs est accompagné par les actes et prouvé par les faits. 

Il est dur d'ignorer qu'aujourd'hui la galaxie informatique est entre les mains des hackers, et que le marché, comme la recherche, les suit, peut-être les récupère, les appelle à l'aide parfois, mais ne les identifie plus à des pirates. 

Il y a dans tout cela une dimension politique qui n'aura pas dû échapper, mais qui n'est pas ici mon propos. 

 

Le hacker est un programmeur. Un programmeur ― dans le sens où l'on appelle ainsi celui qui écrit un programme, comme on appelle écrivain celui qui écrit un ouvrage littéraire, sans associer ce terme à un statut, voire un emploi ― en ce sens, donc, un programmeur est un hacker

Un programmeur écrit, il écrit des programmes, comme l'écrivain, disons, écrit des ouvrages littéraires, et le terme de hacker renvoie explicitement d'ailleurs à l'écriture. 

D'une certaine façon, on pourrait dire qu'un poète contemporain est un hacker de la littérature, puisqu'il travaille directement sur la formalisation et non dans un cadre formel.


Un programmeur écrit du code, mais il écrit aussi, comme tout le monde, dans une langue naturelle, et le code qu'il écrit est distinct de ce qu'il énonce dans une langue naturelle. 

Ce qu'il énonce dans une langue naturelle n'est certainement pas sans rapport avec le code qu'il écrit. (Comme, disons, les Champs magnétiques ne sont pas sans rapport avec le Manifeste du Surréalisme, toutes choses égales.) 

C'est d'ailleurs par ce qu'il énonce dans une langue naturelle que le programmeur est un hacker et pas seulement l'employé d'une société commerciale, le serait-il quand même. 

 

L'écrivain est-il un employé, un salarié du marché du livre ou des appareils socioculturels ? Objectivement, il tend à devenir l'employé d'une structure associative. 

La rémunération des pratiques littéraires se fait principalement par subvention, et les subventionneurs répugnent à financer un auteur. Ils préfèrent le subventionner à travers une association qui l'emploie, cette association ne serait-elle qu'un montage juridique de façade. Quelle raison d'être a un tel byzantinisme ? Il induit en tout cas : « l'auteur n'énonce rien ». 

L'auteur n'aurait rien d'autre à énoncer que ce qu'énonce la politique du « livre et de la lecture publique », ou le marché du livre sous le couvert de la « critique littéraire ». 

On peut aussi penser que tout cela est à la littérature ce que Windows est à la programmation. 

 

Beaucoup d'auteurs ont déjà entendu ce qu'énoncent les programmeurs, et, plus encore, de musiciens, de plasticiens, de vidéastes… Ont-ils bien entendu ? 

Ils semblent avoir surtout entendu l'idée d'un partage du travail. Pour les lettres, ce serait cette extension du cadavre-exquis au texte en chaîne, où chacun ajoute sa part sur le travail d'un autre. L'idée n'est pas neuve, et l'internet tout au plus la facilite. 

En quoi cela produirait-il une œuvre, disons, plus cohérente, plus efficace, plus intuitive, plus forte… que sais-je ? 

 

Les programmeurs n'ont fait pourtant que revendiquer pour les programmes ce qui était déjà reconnu par tous pour la littérature, les arts, les œuvres de l'esprit en général : le libre accès à tous et le droit de s'en servir, de les critiquer et de les perfectionner sans en occulter la paternité. 

Cela, certes, peut être en contradiction avec le brevet commercial, avec une certaine acception du copyright voire certaines conditions de cession des droits de l'auteur, mais ne change rien de fondamental à une longue histoire du statut du travail intellectuel, et moins encore de sa réalité. 

Depuis bien longtemps, les écrivains, les artistes et les chercheurs travaillent comme les programmeurs indépendants. Ce que ces derniers énoncent à ce propos n'a donc rien de si original si on l'étend à la littérature. 

Avant de chercher à l'étendre, demandons-nous plutôt ce qu'énonce le programmeur à propos du code source. 

 

Il n'est pas d'activité humaine qui fasse l'économie de l'écriture, mais observons que l'écriture, et même seulement la lecture, fut loin, au cours de l'histoire ― histoire qui est celle de l'écriture ―, d'être une activité partagée. 

Autant dire aussi qu'il n'y eut pas beaucoup d'activités humaines assemblant des collaborateurs libres et égaux. 

N'oublions pas qu'apprendre à lire est d'abord apprendre à écrire, et que l'on ne sait jamais lire que ce qu'on est capable d'écrire. 

On dit d'ailleurs « apprendre à écrire », comme on dit « apprendre à parler », sachant très bien que savoir parler est nécessairement comprendre des paroles. 

On pourrait imaginer sinon que toute la population de la planète puisse savoir lire l'infime minorité qui saurait écrire. Non, si tous savent lire, tous savent écrire. 

L'écriture, pendant des milliers d'années d'histoire ― qui est celle de l'écriture ― n'a pas été conçue pour être utilisée par tous. 

L'usage traditionnel de l'écrit s'accommode mal de son usage par tous, et même par une forte minorité. C'est en quoi d'ailleurs les pouvoirs traditionnels se soucient toujours plus de la lecture publique, mais justement pas de l'écriture publique. 

Ou plutôt, ce qui remplacerait l'écriture publique, ce qui en ferait fonction, serait la généralisation des fiches, des papiers à remplir, des dossiers, des questionnaires et des sondages. 

 

La parole des programmeurs s'est faite entendre au moment où l'écriture semblait se partager entre une production marchande de masse et un remplissage des « papiers ». La programmation et l'internet ont alors réinventé l'écriture, et la création d'un noyau Linux lui a donné toute sa crédibilité. 

Un nombre indéfini de collaborateurs peut participer à l'écriture d'un même programme sans production d'entropie, sans confusion, et surtout sans que chacun renonce à son indépendance, à sa personnalité, à ses intérêts, et surtout à sa paternité. 

Ce dernier aspect ne semble pas entraîner beaucoup du côté du cadavre-exquis de l'écriture en chaîne. 

 

La programmation a bien réinventé l'écriture, mais pas la littérature. (Hélas ? Heureusement ? Pas encore ?… Ces questions restent ici ouvertes.)

Plus d'un a pourtant cherché à réinventer la littérature à partir de la programmation. Plus d'un, du moins, a cherché à produire une nouvelle littérature assistée par ordinateur. Ce projet était en quelque sorte rendu trop ambitieux par manque d'ambition. 

L'ambition qui manquait était peut-être celles des hackers

Quelle est l'ambition des hackers ? Produire pour le bien de tous ? Défendre la liberté ? Combattre le féodalisme du marché ? Peut-être, mais plus simplement, leur principale ambition est la perfection de leur code. 

 

Quelques règles de la programmation Unix d'après Eric Raymond :

* Écrivez de courts morceaux connectés par une interface claire. 

* Concevez les programmes pour qu'ils communiquent facilement avec d'autres. 

* La robustesse est l'enfant de la transparence et de la simplicité. 

* Concevez pour la simplicité : n'ajoutez de la complexité que lorsque c'est nécessaire. 

* Concevez pour la transparence ; faites des efforts d'abord pour en économiser ensuite. 

* Dans la conception de l'interface, suivez la règle de la Moindre Surprise. 

* Le temps pour programmer est cher, économisez-le de préférence à celui de la machine. 

* Évitez de tripoter, écrivez des programmes pour écrire du programme quand vous le pouvez. 

* Utilisez des données intelligentes afin que la logique du programme puisse être bête et robuste. 

* N'admettez jamais qu'il n'y ait qu'une seule voie juste. 


Ou encore Rob Pike : 

« Les données sont le plus important. Si vous avez choisi la bonne structure pour les données, et les avez bien organisées, les algorithmes seront presque toujours auto-évidents. » 

Ou Doug Mac Ilroy  : « Écrivez des programmes qui font une chose et le font bien. Écrivez des programmes pour qu'ils marchent les uns avec les autres. Écrivez des programmes qui manipulent des enchaînements de texte, car c'est une interface universelle. »

(The Art of Unix Programming)



4

Les poètes contemporains ont fortement été tentés de s'émanciper de la page, du livre et même de la textualité : le lettrisme, la poésie visuelle, la poésie sonore, la poésie spatiale, le happening, la performance, l'installation, le multimédia… 

Curieusement, ce sont les programmeurs qui en appellent au texte, quand les poètes sont tentés par le multimédia.

Le texte : une interface universelle. 

 

On peut abandonner la technique aux techniciens. Mais voilà, un programme peut écrire le texte qu'on lui dicte. On peut faire prononcer un texte par un programme, on peut aussi transformer un texte en graphique. (Les pages de mon Traité de la Terre Céleste sont des images compressées en jpg.) 

Et naturellement, on peut à chaque instant convertir des images en caractères, des suites de caractères en son, et inversement. 

Le plus remarquable en cela, est qu'il n'y a rien de bien sorcier. Il y a bien sûr de la complexité, mais celle-ci n'est jamais qu'une architecture d'éléments simples. Cette architecture peut bien décourager la patience, mais pas l'intelligence. 

(Elle l'entraîne au contraire imperceptiblement, à son insu, dans son arborescence.) 

 

Cette technique ne se place-t-elle pas en aval d'anciennes questions de poétique et de philosophie du langage ? À des questions sur la parole, le signe écrit, le rythme, l'espace visuel…, nous avons déjà des réponses techniques. 

Ces réponses ne font pas pour autant disparaître les questions. Elles leur donnent consistance. 

Le poète contemporain ne peut pas être celui qui simplement utilise de telles techniques données par le technicien, et qui finalement les servirait, mais celui qui continue à les questionner. 



5

La littérature, les mathématiques, la programmation sont des activités qui se confondent avec une formalisation des énoncés. 

Toutes les activités humaines ont cependant tendance à recourir à des formes très spécifiques de discours. 

Mais, pourrait-on se dire, lorsque l'écrivain cesse d'écrire son roman ou son poème, lorsque le mathématicien cesse de calculer, lorsque le programmateur cesse de programmer, ce qu'il énonce alors pourrait être plus libre de toute contrainte formelle. 

On pourrait penser la même chose pour toutes les activités : quand l'un ou l'autre cesse d'écrire son rapport, son article, sa plaidoirie, son mémoire, son dossier, ses directives, son manuel…, ses propos pourraient être énoncés sous une forme, disons, plus naturelle. 

Je suis prêt à supposer qu'il existe une façon universelle (et peut être naturelle, voire « normale ») de formuler des énoncés. 

Nous ne dirons même plus « formuler des énoncés », mais « s'exprimer ». 

 

Supposons qu'il existe une façon libre, naturelle et universelle de s'exprimer. Il suffirait d'avoir été élevé par des humains pour l'avoir acquise. Bon, alors quelle est-elle ? 

J'ai bien peur qu'on n'ait rien d'autre à me proposer que des façons correctes de s'exprimer. 

Que pourrait être une façon correcte de s'exprimer ? Sans doute l'obéissance à des contraintes fortement ritualisées. Nous n'échapperons pas à la formalisation. 

Revendiquer une façon correcte de s'exprimer, c'est un peu enfouir sous l'idée de nature la question des contraintes formelles. 

Des règles formelles peuvent bien me devenir naturelles, et je peux bien parvenir à les appliquer sans y penser, elles n'en demeurent pas moins ce qu'elles sont. Et pour en arriver là, il aura bien fallu que je les apprenne comme telles. 

 

Face à un système de contraintes formelles, la bonne question consiste à se demander à quoi et comment on s'en sert. 

À partir de là seulement, on peut se demander si l'on s'en sert correctement, ou encore s'il est bien adapté au propos qu'on se donne. 

Ne jamais se laisser convaincre qu'il n'y ait qu'une seule voie de vraie. 

Il n'existe pas une façon correcte de s'exprimer, de penser, de travailler, de se comporter. Qu'est-ce que cela veut dire ? Sur quelle affirmation repose une telle négation ? 

― Il existe une infinie possibilité de produire et modifier des systèmes de formalisation. 

 

Admettons avec Charles Sanders Peirce que penser soit manipuler des signes. Une telle conception pourrait laisser supposer qu'une machine soit capable de penser, ce qu'entend le terme « intelligence artificielle ». 

Une machine peut produire des inférences à partir de données et d'algorithmes. On pourrait donc dire que nous pensons comme des machines lorsque nous opérons des inférences à l'aide de signes. 

C'est comme se demander si un boulier sait compter, ou si une balance comprend ce qu'est une unité de mesure. Naturellement, celui qui a appris à se servir d'un boulier ou d'une balance peut ne pas très bien savoir compter autrement, ou ne pas avoir des idées très claires sur les unités de mesure. 

On peut dire que l'homme a abandonné à un dispositif matériel l'effort de manipuler des signes. Reste à savoir alors de qui l'on peut dire qu'il manipule des signes, de la machine ou de celui qui s'en sert. 

 

Plutôt a-t-on fixé une fois pour toutes dans un dispositif matériel un procès d'inférences. 

Pourrait-on imaginer un dispositif matériel qui soit apte à faire tourner des procès d'inférences logiques aussi divers que variés, et que nous pourrions appeler applications, logiciels, programmes ? Naturellement on le peut. Et l'on s'en sert tous les jours. 

Un tel dispositif mécanique, une telle machine, n'a même rien en soi de si extraordinaire ni de si nouveau, par rapport à tous ceux qui l'ont précédé. 

Ce n'est même pas l'idée d'utiliser un tel dispositif pour opérer mécaniquement des inférences logiques, ce que faisait déjà un boulier ou une balance, qui est originale, ni même celle d'utiliser une modélisation à base binaire, mais celle d'imaginer une diversité de systèmes formels pour un même dispositif. 

 

On pourrait d'abord se figurer cela par un dispositif de conversions en cascades dans les deux sens : 

1 - Langues naturelles 

2 - Langages de programmation 

3 - Langages formels des logiques 

4 - Algorithmes 

5 - Système binaire 

6 - Dispositifs mécaniques 

On observera d'abord que chacun des étages est relativement transparent (s'il n'est pas délibérément caché). Le premier imbécile venu peut savoir écrire sa langue maternelle (ce qui est l'étape la plus difficile.) De là, tout imbécile prévenu peut comprendre un langage de programmation, un langage logique, des algorithmes, la base binaire et un dispositif matériel fonctionnant sur le principe oui/non. 

Mieux : plus c'est transparent au premier imbécile venu, plus c'est intelligent. 

Seule l'articulation est un casse-tête, et aucun esprit humain ne pourrait l'embrasser tout-entière. 

 

Une seconde observation est plus intéressante encore : tous les niveaux supposent une pluralité de langages, une variété de formalisations. 

L'entreprise de Babel avait échoué à cause de la multiplication des langues, il semblerait qu'elle soit concevable aujourd'hui… pour les mêmes raisons. 



6

Supposons que penser soit faire tourner des langages, des systèmes signifiants formels. Nous devrions alors dire qu'une machine pense. Mais penser est peut-être tout autre chose. 

Méfions-nous, en Français, « cogito ergo sum » et « cogito ergo sequero » se disent exactement de la même façon. 

Penser serait alors bien plutôt intervenir sur la formalisation des énoncés. 

 

 

 

 

 

 

6 juin 2002,
paru dans ATC Numéro 12,
printemps-automne 2002 -
Réalité et langages,

 


 



© Jean-Pierre Depétris 2002 - 2004
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