Dixième Cahier
L'horizon et l'importance.
- De l'ignorancedu travail. - Conception optique du mot.
- Commentfocaliser le sens.
Le 16 novembre
L'horizon est ce que
je regarde avec attention dès le matin. Ce qui
m'intéresse le plus, c'est toujours ce qui se passe à
l'horizon, là où la mer rejoint le ciel,
particulièrement.
Le phare au loin. Un pétrolier.
L'horizon dentelé des îles.
Proche ou lointain, on a toujours un horizon
devant les yeux. L'horizon des toits, des cimes, de la
gouttière. A l'horizon, à l'horizon lointain, tout est
minuscule, c'est à dire qu'on peut tout y saisir d'un seul
coup d'oeil ; tout y est saisissable dans sa nature la plus
immédiate.
Vu de très loin, du pétrolier
à peine visible à l'horizon, on sent, plus qu'on ne
voit, très bien pourtant, comment le soleil tombe sur son
château. Aucun détail pourtant, on ne voit rien en un
sens, si ce n'est le choc de la proue contre les vagues, mais sans
détails, sans anecdote - la force seule. Comme les nuages
bas, effilés, sur l'horizon, que l'on voit bien alors.
Si l'on est dans un nuage on ne voit pas le
nuage. Mais à mi distance on voit trop : l'image distrait
la voyance.
A l'horizon on voit le nuage, mais avant tout
son étendue, son étirement, son vertigineux
étirement dans l'espace, l'étirement insensé de
l'espace.
Et les montagnes
vues de loin! Oui, le vertige, là. La folle immensité,
et le poids... Car alors le poids de la montagne est sensible,
visible dans la forme ; l'abandon de sa forme, l'inconcevable
écrasement - comme un abandon à la pression du
ciel - quand tout est devenu imperceptible, trop loin pour être
vu, et qu'on ne sent plus que le poids, le poids dans la forme, avec
partout quelque chose de dressé, d'incompréhensiblement
dressé, de résistant au poids, sous les nuages... on
sent la force... on voit la lumière.
Oui, surtout la lumière, comme sur le
château du pétrolier.
L'horizon resserre ; et c'est comme si
tout était durci par le lointain, dur et serré, et
pourtant étendu, étiré - mou pourtant -
souple et dense, et effilé, purifié, telle la forme
à la fois acérée et convulsive de la montagne.
Le lointain est baroque ; le baroque est
gros plan du lointain.
Ou plutôt n'est pas plan, ou plan
horizontal : aussi s'étire, et l'on ne sait plus dire ce
qu'il en est de l'espace et de la lumière, comme si la
lumière - la vision de la lumière - était
la vision horizontale de l'image, la vision de profit. Ou
plutôt la lumière, l'infini étirement de
l'image.
*
Le 17 novembre
L'évolution
de la peinture et de la logique en occident.
Dans un premier temps, la dimension et le
détail des différents éléments que
contiennent une peinture correspondent à l'importance qui leur
est donnée. Il n'y a pas proprement représentation
« dans l'espace », mais représentation
« dans l'importance ». Le personnage principal
n'est pas au premier plan ; il est plus grand, c'est tout.
Puis la perspective se met à
coordonner importance et espace : spatialise l'importance, la
range, l'ordonne ; la spatialise non plus seulement sur deux
dimensions, mais sur trois.
Alors l'horizon, le lointain, commence
à prendre une importance singulière dans la perspective
en occident.
Je ne sais s'il existe des études
sérieuses qui aient suivi pas à pas la fonction de
l'horizon dans la peinture autour de la Renaissance. De simples fond,
au début, pour la scène du premier plan, le lointain,
à force d'être soigné et riche de détails,
devient le sujet principal de la peinture. Le sujet de la peinture
finit par devenir la profondeur même de l'espace
(Canaletto).
De Giotto à Canaletto ; de Dun
Scott à Descartes.
Il me semble que
l'évolution s'achève bien plus tard, avec
l'impressionnisme.
Un tableau impressionniste, par sa taille et
sa facture, pourrait parfaitement être un fragment d'une grande
pièce du dix-septième siècle. Le sujet, le
premier plan (l'important) n'a plus d'importance. Seul compte le
détail du lointain.
De la vaste peinture d'un mètre sur
deux, ne nous intéresse que le fragment « format
raisin » qui saisit le détail du fond
- détail dont le sujet, alors, n'est plus que l'espace et
la lumière.
*
On peut distinguer
d'une part l'image, le sujet, le dessin et de l'autre la
lumière, la couleur.
On a commencé par faire des images
avec de la couleur, puis on s'est servi de l'image pour montrer la
couleur, la lumière. La fin et les moyens se sont
inversés.
Cela va du baroque à
l'impressionnisme.
Impressionnisme,
cela n'est pas à comprendre au sens psychologique, ou
pire : sentimental, mais optique - impression optique,
impression lumineuse : photo-graphie.
Heidegger dit n'importe quoi des souliers de
van Gogh. Il dit n'importe quoi, car déjà les souliers
sont, littéralement, n'importe quoi. Van Gogh peignait
n'importe quoi ; tout ce qui lui tombait sous les yeux, car
précisément le sujet n'avait aucune importance. Paire
de souliers, facteur, champ de blé, tout cela n'a d'autre
fonction dans sa peinture, que celle de source lumineuse.
Van Gogh, comme tout
peintre, a commencé par copier « les
maîtres ». Si l'on voit ses copies de Delacroix ou du
Greco, on y découvre les fonds qui ont servi de matrice
à ses propres oeuvres. La peinture impressionniste est
déjà, au format, dans la peinture des anciens.
« L'important n'a
aucune importance. » Austin.
Output :
production, en Anglais. Travail, production.
« Produit » à aussi le sens de
multiplication : a x b = c. «Rapport » signifie
également division. « Différence »
veut dire aussi soustraction ; le contraire de
« somme ». a - b = c : soustraire,
abstraire.
*
Il est très
symptomatique que j'ai oublié que le travail est
déjà le produit de la force et du
déplacement.
En totale contradiction avec ce que je
voulais dire, j'ai confondu travail et peine. « Travaillez,
prenez de la peine... »
Nous pouvons bien appeler la peine
« travail » si ça nous chante, et appeler
ce que l'on veut comme l'on veut, à la façon de Humpty,
encore doit-on ne pas oublier ce que l'on veut dire.
- l'important est de savoir qui est le
maître. J'ai oublié que c'était moi.
Quand on pense au
travail musculaire, on ne peut manquer d'associer à cette
idée de travail celle de fatigue, de peine, d'effort. Mais
bien sûr le travail n'est pas l'effort, l'effort seul ne
produit aucun travail, qui est au contraire la force produite moins
cet effort pour la produire.
Quand on pense au travail de l'esprit,
l'idée d'effort, ou de peine, ne s'impose alors plus du tout.
On peut sans doute comprendre encore ce que peut être un
« effort de l'esprit » et même une
« peine de l'esprit », mais on ne peut plus
penser cette peine ou cet effort de l'esprit comme un effet, ou
encore comme un élément du travail, fût-il un
élément à abstraire. La peine de l'esprit ne
produit aucun travail, encore moins s'y confond-elle.
*
La notion de travail
est des plus ambiguës. D'une part on appelle travail l'objet
qu'un travail produit (output), et d'autre part on appelle aussi
travail la force dépensée à la production de cet
objet ; l'effort.
A l'origine du mot, trepalium, l'instrument
de torture illustre bien une autre ambiguïté, toute
complémentaire d'ailleurs. Si l'on se représente le
travail comme un instrument de torture, qui est le travailleur ?
Le bourreau ou la victime ?
Dans les différentes acceptions du
terme, la réponse est loin d'être univoque : celui
qui travaille est tantôt le bourreau (bourreau de travail),
tantôt le supplicié (s'atteler à la tâche,
au travail). Que récompense la médaille du
travail ? L'abnégation du martyre, ou quelque chose comme
une sorte de cruauté ?
La notion de travail
recouvre à la fois celle d'« oeuvre »
(objet produit d'un travail), et de labeur (effort).
On emploie généralement
« ouvrier » pour « travailleur
manuel » (musculaire), mais jamais pour
« travailleur intellectuel ». Mais on dit
« oeuvre » pour parler d'un travail de
l'esprit ; jamais du travail d'un ouvrier, ce qui serait
pourtant étymologiquement logique. Quelle
dénégation sous-entend cet usage ?
Supposons que soit
organisée une exposition sur l'industrie : l'industrie
à travers les âges, ou encore : l'histoire de
l'industrie à travers le grande révolution industrielle
de dix-neuvième siècle. Ou imaginons un cycle de
conférences, ou des cours, ou un documentaire.
Vous allez visiter l'exposition, ou assister
au colloque, et vous découvrez qu'il n'y est question que de
publicité. Vieilles réclames, affiches, enseignes,
slogans, décorations de vitrines, emballages...
Vous vous en étonnez. Vous arguez que
l'industrie est bien autre chose, qu'il n'est question là que
d'un épiphénomène de l'industrie, et bien
mineur.
On vous répond que votre conception de
l'industrie n'est qu'une vue de l'esprit. Ne reste d'ailleurs de
l'industrie que ces publicités, et quelques produits, dont on
vous fait remarquer la présence dans l'expositions :
mousqueton, moulin à café... etc.
Vous n'êtes pas seul à vous
étonner, et une autre personne vient appuyer vos
critiques : « certes, l'industrie est bien autre
chose. Rien n'y est dit ni montré de l'emploi, des salaires
des capitaux, des investissements, de la gestion, des taux de
croissance... »
Vous êtes décidément bien
surpris. Vous affirmez quand même que l'industrie, à
votre sens, est d'abord du travail réel, de la technique, ce
qui transforme effectivement les substances et les forces naturelles.
Mais l'organisateur vous répond qu'il n'en reste rien, rien de
pondérable, et qu'il n'y a peut-être jamais rien eu
là de pondérable en réalité.
« Ça se fait seul, comme seul. Et tout
disparaît d'ailleurs à mesure que les productions
changent. Et si d'aventure il y a vraiment des techniques et des
savoirs, elles sont si secrètes! Secrets qui d'ailleurs
n'intéresse personne hormis ceux qui organisent l'industrie et
les cultivent. Comment dire quoi que ce soit d'un sujet si changeant
et si impondérable, qui est secret quand il est en oeuvre et
disparaît dès qu'il ne l'est plus ? »
« Et puis, s'il est vrai que
l'industrie transforme les substances et les forces naturelles,
l'important n'est-il pas en quoi elle les transforme ? Elle les
transforme en une vie quotidiennes d'hommes civilisés. La
publicité ne montre rien d'autre. Que nous importe par quels
obscurs détours la canette de bière arrive sur notre
table ; l'important est ce que nous appelons « prendre
un pot », « vider un demi » ;
dites-moi un peu ce que l'industrie produit
d'autre ? »
*
Le 18 novembre
Et en effet, que
reste-t-il de l'industrie du dix-neuvième siècle ?
Quelques vieux murs dans des cites abandonnés. Ne demeure de
l'industrie que les produits de l'industrie.
Et ces produits eux-mêmes ne sont que
des traces : antiquités, pièces de musées.
Leurs « réclames » sont encore ce qui s'en
conserve le mieux, en ce qu'elles représentent un style, un
mode de vie, des moeurs, une forme de civilisation, une vision du
monde...
Cependant, une telle expositions, ou des
conférences nous entretenant de publicité en
prétendant nous parler de l'industrie ne nous satisferaient
pas. Nous savons que l'industrie ne se réduit pas à
cette seule écume.
Remplaçons
l'industrie par le vie intellectuelle : les sciences, les
lettres, l'art, la philosophie... De quoi parle-t-on alors ?
Qu'appelle-t-on « oeuvre » lorsqu'on parle des
oeuvres de l'esprit ?
N'est-ce pas alors tout comme si, en
prétendant nous parler d'industrie, on nous parlait de
publicité.(1)
Que peut bien être alors le travail de
l'esprit, si ce qu'on appelle ses « oeuvres » ne
sont que sa publicité ?
*
Le 18 novembre
Je lis le mot
« travail » et je pense à une
mystérieuse transmutation de la peine en objet
précieux.
Peut-être, mais où vais-je
chercher cela ? On encore, comment s'acquière ce
réflexe ? Très certainement comme le décrit
Martinet à propos du mot « lampe » :
l'enfant apprend à discerner le concept de lampe à
partir des différentes occurrence de [lãp].
Cette idée
que véhicule la notion de travail, ce schéma mental
qu'active le mot « travail » comme un arc
réflexe de l'esprit, c'est ce que les linguistes modernes
appellent « connotation ».
Une sorte de traînée du
sens : la connotation serait à la définitions ce
qu'est la queue d'une comète.
Ce processus
ressemble beaucoup plus à un objectif que l'on règle
pour obtenir une image plus nette, qu'à une comète et
sa queue.
Comme on parle aussi de
« définition » on optique, je peux
régler mes mots sur la plus haute définition (mesurer
le travail en joules) ou cultiver le flou artistique
(« travaillez, prenez de la peine »).
Mais comme en photographie, tous les effets
sont possibles : je peux faire des surimpressions, je peux
définir une forme nette et la cerner d'un halo, etc...
*
Cela ne me
permettrait-il pas de repérer une définition nette et
un halo de connotations ?
La question qui se pose ici est de savoir si
c'est l'usage que je fais du mot dans son contexte qui produit cet
effet de netteté ou de halo, ou si, au contraire,
netteté et halo sont déjà propres au terme,
indépendants de son emploi.
Si je prends une
longue vue pour regarder la colline, la netteté ou le flou de
l'image, de quoi est-elle la propriété ? Y a-t-il
des objets lumineux qui, par eux-mêmes seraient flous ou
précis ?
La table de marbre est lisse et
géométrique, la brume du vallon a des contours
imperceptibles. Mais je peux faire une image floue de la table et
donner à la brume des contours.
Ce caractère
flou ou précis serait-il une propriété des
choses visibles ? Ou de la surface optique, des rayons lumineux,
ou de moi-même ?
Cela pourrait être une façon
maladroite de se demander comment faire pour donner à une
image plus ou moins de netteté.
Je peux regarder le feuillage en face de moi
de manière à ce qu'il devienne flou ou net. Je regarde
à travers le feuillage, et les feuilles deviennent floues.
J'ai aussi appris à régler une
lentille et à comprendre une rigoureuse
géométrie des rayons lumineux. Mais ceci ne me permet
pas de dire de qui ou de quoi « flou » et
« net » seraient les propriétés. Ou
plutôt si : de l'image. Mais si l'on me demande plus
d'explications sur l'image, je pourrais être
embarrassé.
Je pourrais dire que l'image est un
croisement de rayons lumineux, ou de leurs prolongements...
Et qu'en est-il de
la définition plus ou moins nette d'un mot - du sens d'un
mot ?
*
Il existe plusieurs
dictionnaires donnant des renseignements différent sur les
mots. Je peux consulter le Larousse qui me donnera les
définitions qui ont cours. Le Robert me donnera plutôt
une histoire du mot, des significations qu'il avait dans ses emplois
les plus anciens jusqu'aux plus modernes. Le Littré, lui, me
donnera de multiples occurrences du même terme, employé
dans les sens les plus divers et, parfois, les plus
contradictoires.
Prenons
« capitale », et comparons « capitale
d'imprimerie », « capitale de la
France » et « peine capitale ».
Dans chacune de ces trois acceptions
« capitale » a une signification qui
possède une certaine netteté. Ces significations sont
d'autant plus distinctes qu'elles sont nettes. Elles ne sont pourtant
pas étrangères les unes aux autres, et elles sont comme
enveloppées d'un concept plus général.
Ici le Robert nous devient plus utile que le
Littré. Nous reconnaissons dans
« capitale » la même racine que dans
« décapiter » ou
« capitaine », que nous retrouvons dans le Latin
« caput », tête. Nous pouvons
reconnaître ces cinq lettres c-a-p-i-t dans une série de
mots dont elles signent comme un tronc commun sémantique,
contenant les idées d'importance, de sommet et de
commandement.
« Capit » ne veut rien
dire en Français, et renvoie au Latin
« caput », mais nous n'aurions pas besoin de le
savoir : tous les mots construits à partir de
« capit » nous évoquent le concept de
tête, au propre comme au figuré - le concept ou
l'image : l'image de ce que la tête est au corps, c'est
à dire à la fois la partie la plus importante, ce qui
est au-dessus du corps, ou devant, et ce qui est un centre de
commandement de tous les organes, et vers où tout converge
aussi bien du corps tout entier.
Peut-être
pourrions-nous trouver là quelque chose qui ressemblerait
à un noyau net et à un halo flou.
*
Le noyau net, ici,
ce serait la tête, le chef, et le halo flou, tout ce dont une
tête peut être le signe ou le symbole, à travers
la racine de « capitale ».
Les lettres capitales sont les lettres qu'on
écrit en tête : première lettre du premier
mot d'un phrase, d'un nom propre - lettre initiale. Et l'on dit
« initiales » le nom (car c'en est un) dont on
n'écrit que les lettres initiales.
La capitale du pays : la ville
principale, celle du prince, où siège les pouvoirs
politiques, où convergent les voies de circulation...
Les péchés capitaux : les
principaux, et sans doute aussi ceux qui amorcent les autres.
La peine capitale : la plus lourde, la
plus grave, c'est à dire, en France (car tout ceci ne concerne
que la langue française),
La dé-capit-ation : la
séparation de la tête et du corps.
(2)
*
Mon exemple est
à la fois heureux et malheureux, puisque
« capit » n'existe pas en Français.
Il est heureux car il montre qu'un
morphème peut à la fois exister et ne pas exister dans
une langue. « Capit » est le père
décédé d'une famille nombreuse. On ne le trouve
pas plus dans le dictionnaire que l'on ne trouve les morts dans le
bottin ; mais pourtant on peut le lire et le comprendre dans
d'autres mots qu'il compose avec des préfixes et des
suffixes.
En un sens il fait bien partie de la langue
française, mais il n'a pas d'emploi autonome.
*
Dans les langues
à déclinaisons, les racines n'ont jamais d'existence
autonome. Le Latin prendra le mot au nominatif comme la forme souche,
et c'est au nominatif que l'on trouve les noms dans un dictionnaire
latin. Mais un dictionnaire arabe a coutume de faire sauter toute
déclinaison, et de n'inscrire que la racine déclinable,
alors que cette racine n'est pourtant jamais employée, du
moins dans la langue classique, sans déclinaison.
Nous pouvons trouver sous le lexique un
second lexique, fait d'unités sémantiques qui n'ont
généralement pas d'existence autonome. Terr-ain,
dé-terr-er, en-terr-ement... Nous pouvons pourtant
parfaitement reconnaître le sens de chacune de ces
unités.(3)
Souvent nous les ignorons, car nous
reconnaissons tout de suite le mot global, mais il nous arrive aussi
de déchiffrer un mot inconnu à partir de ces
unités constituantes. Nous aurions tort de sous-estimer ce
travail de déchiffrage, car le plupart des mots, nous les
avons appris de cette façon, avant de les interpréter
globalement.
La preuve en est qu'il nous arrive sans cesse
d'inventer de nouveaux mots, généralement
considérés comme fautifs, mais qui finissent parfois
par être reconnus par l'usage.
On pourra remarquer
que ce sont les enfants, les étrangers, et les
schizophrènes qui emploient le plus de néologismes.
Pourquoi ? La réponse évidente, et qui correspond
à ce que nous expérimentons dans notre usage permanent
de la langue, est que les autres savent mieux
« châtier » leur langage ; ils
parviennent mieux à se l'interdire, à retenir dans leur
bouche le mot qui leur vient spontanément mais qui n'est pas
français.
Le mot « n'est pas
français », mais il vient spontanément
à la bouche du francophone, et tous les francophones le
comprennent.
Nous oublions (les
linguistes oublient) l'effort permanent que nous faisons, chacun et
tous ensemble, pour retenir un dangereux foisonnement sauvage de la
langue.
Serait-il réellement dangereux ?
Ce qui est sûr, si ce foisonnement n'était pas contenu,
c'est que les langues se transformeraient si vite qu'il ne serait
plus possible de lire dans le texte un livre vieux d'un
siècle. Elles tendraient aussi à éclater en
différents dialectes. (4)
Il est tout aussi évident que
lorsqu'on invente un mot, fautivement ou
délibérément, il est toujours facilement
interprétable par quiconque.
*
Le halo et le noyau,
le net et le flou, voilà qui n'est sans doute pas sans rapport
avec l'universel et le singulier.
Tu dis « arbre », et
j'imagine un cèdre dans la lumière contrastée du
jour finissant. Ou encore, je vois en face de moi le figuier qui
finit de perdre ses feuilles, et quand tu dis
« arbre », c'est comme si tu me le montrais du
doigt.
A ce moment là, l'arbre est
irréductible à toute définition. Il est tout
entier « ça » ;
« ceci ».
Mais en même temps, je sais ce que veut
dire « arbre ». Si tu me demandes une
définition, je pourrai te répondre. Par ajustages, nous
pourrons convenir d'une définition commune.
Mais tu n'as pas dit
« arbre » pour me parler de
« ceci », du figuier qui me fait face.
« Celui-ci » n'a aucune place dans ton propos,
d'ailleurs tu lui tournes le dos et ne sais pas qu'il est là
et que je le vois tandis que tu me parles. Tu ne sais pas et n'a pas
à savoir que le mot que tu emploies est pour moi comme si tu
me montrais « ça » du doigt.
Cela je le sais bien, et le figuier qui me
fait face n'est pour moi qu'un signe privé qui
interprète le mot que tu prononces.
En fait, tu cites
René Char. Tu dis « le poète est un
arbre ». Et comme la citation est de René Char,
« poète » me fait penser à
« René Char ».
Que veut dire « penser à
René Char » ? Je revois une photo du maquis,
où il se tient au centre du groupe, dépassant les
autres d'une bonne tête. Suis-je sûr qu'il est bien au
centre ? Non, mais c'est ainsi que je le vois en ce moment.
Cette photo m'évoque aussi
lointainement le Vaucluse.
Cependant René Char ne se
réduit pas à cette photo. Ni
« poète » à René Char. Mais
c'est à ce moment l'image qui pour moi interprète
« poète » : cet homme très
grand au milieu d'un groupe de maquisards.
Encore une fois je pourrais donner une
définition de « poète », même
s'il serait sans doute plus difficile de nous entendre sur une
définition commune.
« Le
poète est un arbre » ; dans cette phrase il est
bien clair que le nom « arbre » et
« poète » désignent des universaux,
et tu attends de moi que je comprenne de quelle façon ces
universaux se recoupent. Si nous comparons des universaux à
des ensembles (le mot « arbre » est mis pour
l'ensemble de tout ce qu'il peut servir à désigner, de
même que « poète »), il me reste
à trouver la partie commune à ces deux ensembles.
Quelles que soient les définitions sur
lesquelles nous nous serions entendus, il me semble douteux que nous
trouvions le domaine où elles se recoupent.
Mais il me semble
que la phrase « le poète est un arbre »
veuille dire quelque chose de plus précis. Par exemple elle
semble proscrire l'inversion : « l'arbre est un
poète ».
Elle dit plutôt « l'ensemble
poète fait partie de l'ensemble arbre ». Il en fait
partie comme, par exemple, l'ensemble conifère.
Elle m'incite donc à comprendre
« poète » et à comprendre
« arbre » de telle sorte que l'ensemble
« poète » puisse faire partie de
l'ensemble « arbre ».
*
Le 20 novembre
Je comprends ce que
veut dire « le poète est un arbre ». Mais
le sens que je donne alors à « arbre »
est, encore une fois, irréductible à toute
définition.
Cette irréductibilité est tout
à l'opposée de la première, celle du figuier que
je vois en face de moi : de
« ça » ; de
« ceci ».
« Ceci » est trop
singulier pour se laisser saisir par une description (moins encore
par une définition) ; mais « arbre »
qui qualifie ici le poète désigne un ensemble trop
vaste, à l'autre bout, pour que j'espère trouver une
définition à la fois assez consistante et assez vaste
pour qu'elle puisse l'envelopper.
*
« Arbre »
ici ne fonctionnerait-il pas à la manière des parties
de mots, qui n'ont pas de signification discernable, mais une
fonction signifiante à travers leur emploi ?
Ce serait là comme le passage à
la dimension d'un hyper-concept.
Au fond, ce n'est jamais que le passage au
sens figuré. - Oui, mais qu'elle figure ? La figure
ici est plus abstraite que le concept le plus abstrait. Où
voir encore une figure ? Ou encore : comment se figurer le
concept d'arbre de manière à pourvoir lui inclure le
concept de poète ?
*
Cependant, quand tu
me dis que le poète est un arbre, l'image du figuier et de la
photographie ont en moi une singulière vigueur. Je sens bien
que ces deux images sont alors un support essentiel à ma
pensée.
Pourtant tu ne vois pas l'arbre, et
peut-être ne connais-tu même pas cette photo de
René Char. Je ne sais moi non plus les images que tu as dans
l'esprit, mais je comprends très bien ce que tu veux me
dire : à la fois tu regrettes et excuse ma
difficulté à me déplacer, à sortir de mes
lieux, de mes préoccupations, peut-être même
à partager ma route. Oui, je te comprends très bien, et
la rencontre de ce figuier et de cette photographie font une
très bonne image pour ce que tu me dis.
Ce qui est
remarquable, c'est l'extraordinaire simplicité de la phrase
« le poète est un arbre », pour toutes les
irréductibilités qui la cernent :
irréductibilités aux définitions, aux
descriptions, aux explications.
Mais c'est aussi bien une phrase dont on
pourrait affirmer qu'elle ne veut rien dire.
On pourrait imaginer un exercice pour de tout
petits enfants qui entraîneraient leur
compréhension : « Le platane est un arbre
- Oui. - Le pigeon est un oiseau - Oui. - Le
poète est un arbre. - Non. »
Cependant, si la réponse est oui, la
phrase est aussi limpide qu'elle est simple.
*
N'est-il pas curieux
que nous puissions parvenir à nous comprendre ? Et cela
ne devient-il pas plus curieux encore quand tu commences à te
demander comment nous nous y prenons ?
Songes que je te comprends principalement
à l'aide d'un arbre que tu ne vois pas et d'un souvenir de
photographie que tu n'as peut-être seulement jamais vue.
Mais qu'est-ce qui me prouve que je te
comprends ? - Il se pourrait que je n'aie pas besoin de
preuve.
Qu'est ce qui me prouve que je vois bien un
figuier en face de moi ? - Que pourrait signifier ici se
tromper ?
*
Le 21 novembre
Je vois une vieille
photo d'un groupe de jeunes gens que je crois être des
maquisards. Mais j'apprends que ce sont en réalité de
fraîches recrues de la milice. Maintenant je cherche les
indices qui auraient pu me mettre sur la voie. Et voilà que je
m'aperçois que je ne regarde plus la même photo ;
que cette photo, en quelque sorte, ne représente plus les
mêmes jeunes gens.
C'est bien la même image, et pourtant
c'en est une autre.
Je vois une vue d'un
massif des Alpes, peut-être la Valouise. Mais on me
détrompe, c'est une vue du Tibet.
*
Le 23 novembre
Peut-on
réellement comprendre ce qu'un autre nous dit ?
(5)
Cette question n'a peut-être pas l'importance qu'on voudrait
lui donner, parce qu'elle est en réalité plus complexe
qu'on le croirait d'abord.
Quand mon ami me dit
« le poète est un arbre », il se peut que
nous ayons le plus grand mal à nous entendre sur un concept
d'arbre, plus encore sur un concept de poète ; et que
nous ne parvenions même plus à concevoir, chacun pour
soi, un concept d'arbre qui inclurait le concept de poète.
Si nous nous en tenons aux images
privées avec lesquelles nous interprétons ces concepts,
la communication risque d'être plus insoluble encore.
Je pourrais montrer
l'arbre à mon ami ; aller chercher la photo à
laquelle je pense, dans un livre de ma bibliothèque.
« Regarde cette photo ;
retourne-toi, vois le figuier auquel tu tournes le dos : est-ce
bien de cela que tu parles ? »
Mon ami serait bien embarrassé pour me
répondre : « Je n'en sais rien. Je ne sais
comment tu vois ce que tu me montres. »
Malgré cela,
je pense que nous nous comprenons bien. Si nous nous entendons bien,
c'est que nous sommes capables de régler, pourrait-on dire,
notre entendement sur une sorte d'axe, qui irait du concept abstrait
au percept privé.
Nous pouvons jouer
sur cette sorte de schéma optique à l'aide du signe
linguistique, qui nous permettra de donner, selon comment on le
déplace, plus ou moins de netteté, soit vers la
désignation de chose concrètes, soit vers l'abstraction
de concepts universaux.

Ce
schéma décrit certainement quelque chose de juste dans
le fonctionnement linguistique, mais il est aussi fallacieux. La
représentation schématique donne toujours une rigueur
excessive à ce qui est schématisé.
(6)
Il vaudrait mieux pour l'instant
considérer ce schéma comme une simple métaphore.
Il montre quelque chose de juste, mais on ne saurait dire dans
quelles limites.
NOTES
1 Je sais qu'on a ici généralement bien
du mal à me comprendre.
2 Il y aurait là à creuser : c'est
comme si la loi s'en prenait plus à la tête qu'à
la vie.
3 Du moins, le sens que ces unités
« produisent » dans leur emploi, qu'elles
produisent et non possèdent. Elles possèdent moins une
signification qu'une fonction sémantique. Mais n'est-ce pas
vrai de tous les mots ?
4 Cependant, on n'arrête rien. Au mieux
retarde-t-on.
5 Se peut-il qu'en lisant on imagine exactement
ce que j'imagine moi-même en écrivant ? Cette
question a-t-elle vraiment l'importance qu'on pourrait d'abord lui
accorder, et quelle est-elle ? (Le 19 juillet)
6 La schématisation, mais aussi l'attribution
de valeurs numériques. C'est l'effet de réalité,
propre à toute représentation.
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