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Cahier X

 

Premier cahier


    Qu'est-ce que lire ? - La lecture suppose une consistance qui ne se réduit pas à la seule absence de contradiction. - Que signifie comprendre et employer des signes ?




Le 16 juillet

     Comparons une formule mathématique avec une notation musicale.
    Par exemple :p ou q, alors r
    Cette formule en Français peut se prononcer : Si, soit p, soit q, alors r. Ou plus explicitement et phonétiquement : Si nous avons soit "pet", soit "cul", alors nous avons "aire".
    Elle peut se dire et se prononcer différemment dans toutes les langues du mondes et cependant garder absolument la même signification.
    Mais la suite de notes ré, mi, solpourrait se noter très différemment, et s'interpréterait toujours avec des sons de la même hauteur et de la même durée.
    Bref, la première notation est exclusivement sémantique, la seconde n'a aucune valeur sémantique mais seulement sonore.
    Ces deux aspects isolés ici dans deux exemples précis sont ensemble en oeuvre dans l'écriture des langues naturelles.





Le 18 juillet

     On se trompe toujours à propos de ce que l'on entend par « une proposition claire » (ou une explication, une description, etc...).

    Nous corrigeons une phrase qui nous semble ambiguë - nous intercalons par exemple un attribut entre un substantif et un verbe, ou encore une proposition relative ; ou bien nous découpons une proposition principale et ses relatives en autant de phrases simples ; ou alors nous réarticulons des phrases simples en une proposition principale et plusieurs relatives pour mettre en évidence les relations entretenues entre les propositions...
    Quand nous faisons de telles corrections, nous avons tendance à oublier que la phrase - si justement appelées « période » par les classiques - se déroule dans le temps.
    Nous tendons à oublier l'aspect partition (musicale) de la langue écrite, pour ne plus penser qu'à celui formule (logique). Le texte corrigé tend à devenir alors souvent moins clair encore.





    Que se passe-t-il quand nous lisons ? Les chaînes de mots font naître en nous des idées, des impressions, des images (il est inutile en l'occurrence de chercher à mieux les définir : l'important ici est le mouvement donné à la pensée).
    Ce que suscite en nous la lecture est plus ou moins consistant - c'est à dire susceptible de fournir un support assez ferme au mouvement de la pensée.
    Si la lecture manque de consistance, nous en cherchons et, si nécessaire, en produisons par imagination. Si elle en a trop, nous en élaguons : nous nous appuyons sur ce qui est clair à notre esprit et tendons à ignorer l'excédent.

    Il est facile sur le papier de barrer une ligne, d'écrire dans la marge ou d'effacer. Autrement plus simple encore sont ces opérations sur un écran d'ordinateur, où elles ne laissent même pas de trace.
    Trace : voilà le mot. Trace de quoi ? De la pensée - du mouvement de la pensée.
    (C'est pourquoi il n'est pas utile de chercher à définir davantage ce que la lecture fait naître en nous ; si ce sont des pensées, des images, des impressions..., car quoi que ce soit, c'est d'abord un mouvement, et c'est d'abord en tant que mouvement que nous pouvons commencer à nous en faire une idée. (1)





    Lorsque le lecteur a commencé à construire une figure suffisamment consistante, il devient problématique de lui demander de la corriger.
    Supposons que nous parlions d'arbre. L'un habite en ville et va penser à des platanes, un autre est montagnard et imaginera des mélèzes ou des sapins, l'autre habite la côte et pensera aux pins ; un autre au tilleul qu'il a au fond de son jardin.
    Si ce que nous disons est vraiment propre à tous les arbres, alors tout va bien, chaque lecteur nous suivra sans peine avec son idée propre de l'arbre. (2)
    Mais si une fois qu'il a dessiné son arbre en esprit, nous spécifions que nous parlons d'arbre fruitier, c'est comme si nous lui demandions de prendre une gomme mentale, d'effacer sa figure (à laquelle il tiendra peut-être déjà comme à une oeuvre sienne), et d'en redessiner une autre. Si nous entraînons plusieurs fois notre lecteur à répéter ce genre d'opérations, il cessera très vite d'être en mesure de nous suivre. Par exemple, lorsqu'il aura dessiné son pommier ou son poirier, nous lui demanderons de l'effacer pour faire un cerisier, puis d'effacer les cerises ou les feuilles mortes pour le redessiner en fleurs.





    Le lecteur se construit une certaine figure mentale à partir de ce qui est écrit. (Ou aussi bien l'auditeur à partir de ce qu'il écoute).
    Nous ne pouvons lui demander de retoucher incessamment cette figure, pour la première bonne raison qu'il va finir à ce jeu par se perdre ; et qu'en tout cas sa figure va finir par perdre toute consistance.
    Mais aussi pour la seconde bonne raison qu'il refusera généralement, ou peut-être tout simplement se révélera incapable d'opérer ces retouches.
    Au mot « arbre », il verra par exemple un beau cèdre dans un jardin au bord de mer soleil couchant, et plus rien ne viendra effacer cette image. Tout au plus d'autres images s'y surimposeront et viendront la troubler, mais l'image surgie continuera à s'imposer, peut-être même étouffera-t-elle tout ce qui s'y ajoutera.

    Il arrive souvent que notre pensée s'échappe du propos qui nous est offert. Nous écoutons avec attention et suivons parfaitement la pensée de l'auteur que nous lisons ou de l'interlocuteur que nous écoutons. Rien à priori ne nous rebute ni ne nous égare ; et voilà que tout à coup sur une proposition, sur un mot, sur une figure de style, notre esprit prend la tangente.
    Tout se passe exactement comme si sur une musique un danseur tout à coup partait d'un autre pas, suivant un autre rythme, une autre mélodie.
    Peut-on vraiment croire qu'à trop suivre la musique un danseur s'en échappe ? Comment une telle chose peut-elle se produire ? N'est-ce pas plutôt, dans ce cas là, parce que la musique elle-même a changé ?
    Nous pouvons imaginer une rengaine trop obsédante qui nous berce si bien que nous continuons sur son mouvement lorsqu'il vient à cesser. C'est l'effet que produisent sur le lecteur ou l'auditeur les lieux communs : à force de voir arriver les images attendues on ne percevra plus celle qu'on n'attend pas. Ce peut aussi être une suite d'accords trop prenants pour que nous puissions abandonner leur mouvement sans peine. Certaines images, certains raisonnements peuvent à ce point nous frapper que nous nous y accrochons et les poursuivons tandis que notre oeil continue à suivre machinalement les mots sur le papier - que nous serions encore peut-être capables de prononcer à haute voix, mais plus d'interpréter.
    Il est par ailleurs troublant qu'une telle lecture à haute voix laisse deviner que le sens n'est pas compris ; alors que nous aurions bien du mal à définir ce qui dans la prononciation exprime la compréhension, que nous percevons pourtant sans hésitation.





Le 19 juillet

    Nous pensons qu'un discours est plus ou moins interprétable selon que les informations qu'il nous donne sont plus ou moins précises, complètes, et raisonnablement articulées. Bref, nous pensons que sa clarté répond à des critères logiques. C'est à dire, en ce qui concerne la parole, que nous avons tendance à associer clair et logique.
    Sans doute la rigueur logique est elle un critère de clarté pour la formule logique :p ou q, alors r; mais comment cela fonctionne-t-il dans la parole ?





    Se peut-il qu'en lisant on imagine exactement ce que j'imagine moi-même en écrivant ?
    Cette question a-t-elle vraiment l'importance qu'on pourrait d'abord lui accorder, et quelle est-elle ?





    Nous regardons ensemble la même scène. Par exemple, nous sommes devant le cèdre dans un jardin au bord de mer au soleil couchant. Qu'est-ce qui me garantit que celui qui est à côté de moi voit bien la même chose ? Il va me dire que la silhouette de l'arbre est maintenant devenue noire contre le ciel flamboyant. Mais moi je la dis bleue.
    Voyons-nous vraiment différemment, ou bien n'avons-nous pas le même usage du mot noir ?
    Mon interlocuteur est d'ailleurs en train de peindre ce coucher de soleil, et je vois qu'il utilise du bleu indigo pour peindre la silhouette de l'arbre. Comme je le lui fais remarquer, il m'affirme qu'à proximité du rouge et de l'orangé le bleu se perçoit noir ; plus noir que ne paraîtrait du noir.
    Nous pourrions alors nous entendre sur ce que nous voyons. Nous aurions chacun choisi les mêmes tons sur la palette. J'ai dit bleu car je reconnaissais la couleur que j'aurais choisie. Lui a dit noir, car c'est ainsi qu'aurait parue la couleur une fois posée sur la toile. Mais on peut se demander ce que signifie paraître pour une couleur... (de quel « être » se distingue ici le « paraître » ?) - disons qu'un néophyte aurait spontanément pris du noir pour peindre la silhouette.
    Nous vérifions que nous peignons bien sur la toile le même paysage que nous avons sous les yeux ; mais cela ne nous prouve en rien que nous voyons l'un et l'autre exactement de la même manière.
    Il pourrait d'ailleurs se faire qu'une autre personne peigne ce paysage tout différent de celui que je vois, et quand je le lui ferai remarquer, elle me répondrait : ce n'est pas non plus ainsi que je le vois, mais je ne sais pas le peindre autrement.

    Je photographie quelqu'un. Mais un aplat de lumière entre la mâchoire et la nuque, un regard figé en plein mouvement rendent le portait méconnaissable. Quelqu'un dessine un portrait à grands traits : la bouche n'est qu'une ligne, les yeux ne sont pas à la même hauteur, le cou deux fois trop long, le bras droit part de la joue... pourtant on reconnaît parfaitement le modèle, et même son expression familière.





Le 20 juillet

    Ce que suscite en nous la lecture est plus ou moins consistant.
    Je pense ici au concept mathématique de consistance (tel que le définit précisément la théorie de Hilberg).
    C'est une consistance toute semblable qui caractérise la langue, la parole - semblable, mais différente ; tout aussi différente de celle qui caractérise le langage mathématique, que ces deux sortes de langages différent entre eux.
    C'est encore une consistance toute semblable (et différente) qu'on pourrait tenter de discerner dans la musique, ou encore la peinture.

    La théorie de Hilberg a entre autre mérite d'avoir suscité la critique de Gödel. Mais le double théorème de Gödel ressemble à un sophisme.
    Le formalisme de Hilberg et l'intuitionnisme de Gödel semble fonctionner comme une paire thèse-antithèse, dont chaque pôle est frappé d'une incomplétude fondamentale.
    Cependant le concept de consistance mis à jour est essentiel. Ce concept, il s'agirait de l'étendre, avec une exigence de rigueur égale, hors du champ des mathématiques sur d'autres systèmes, d'autres formes de langages ou de représentations.
    Il est vrai que c'est pour l'essentiel en quoi a consisté l'oeuvre de Wittgenstein. (Il n'y a pas de métamathématiques.)





    Je regarde le coucher de soleil qu'a peint la personne qui était avec moi dans le jardin au bord de la mer devant le cèdre. Je regarde attentivement la peinture : je vois les taches de couleur pure, j'approche mon visage pour mieux les observer. Et puis je regarde l'ensemble : je sens la fraîcheur des ombres, le vent du soir, le mouvement des branches... Je vois cela dans les taches de couleur.
    Et je me souviens d'un visage vu dans les fleurs d'une tapisserie avant de m'endormir.





    Ce que je pointe là est plutôt singulier, et de nature à mettre en question tout ce qui peut être dit d'habitude sur la perception, la reconnaissance, l'interprétation, la compréhension...
    On ne tient généralement pas compte de cela. Tout au plus du visage vu dans le dessin de la tapisserie. Mais on ne tient pas compte de ce que ce phénomène peut être entièrement provoqué et maîtrisé par celui qui peint.
    Ou encore : si l'on admet généralement qu'on ne perçoit pas tout, on oublie de tenir compte de ce qu'on peut aussi percevoir plus que ce qui nous est donné à percevoir. (Nous voyons réellement les branches où ne sont que des taches de couleur.)

    Je veux dire que ce qui est le plus troublant, ce n'est pas que la peinture puisse nous faire voir un arbre dans des taches, ni que nous voyions spontanément un visage dans une tapisserie, mais les deux ensemble : que nous puissions délibérément contrôler et provoquer cette vision automatique. (3)





    Le dessin d'une carafe et d'un verre posé sur un plateau : un dessin au trait par exemple dans un livre de vocabulaire. Est-ce que je vois immédiatement une carafe et un verre, ou bien est-ce que, en quelque sorte, j'interprète d'abord les traits pour y reconnaître ces objets ?





    J'entreprends de reproduire ce dessin, et je découvre que le trait qui dessine la partie inférieure du plateau n'est pas à la distance où je le croyais du trait qui limite le dessin.
    Pour parvenir à bien dessiner les objets, je dois en quelque sorte les effacer mentalement pour ne plus percevoir qu'un ensemble de lignes, exactement telles qu'elles sont, et qui ne représentent plus rien.
    Je peux aussi décalquer l'image. Et je suis d'une certaine façon surpris de la place qu'occupent les lignes que je repasse. Le reflet sur le verre, tout particulièrement me surprend : il est manifeste que je voyais le reflet, mais pas les traits qui le dessinaient.

    Je peux aussi m'y prendre d'une autre manière. Je fixe l'image mentale que fait naître le dessin - puisqu'il devient manifeste que ce sont deux choses distinctes -, puis je détache cette image mentale du livre et la reporte sur la page blanche. Ensuite je ne fais que redessiner cette image mentale avec ma plume ou mon crayon ; ma main n'a qu'à suivre ma vision.
    Aussi curieuse que paraisse cette description de l'opération, c'est ainsi que pratique celui dont on dit qu'il sait dessiner.





    Toujours la consistance.
    Ce que suscite en nous la lecture a plus ou moins de consistance. S'il en manque, nous la recherchons ou au besoin nous la créons par imaginations. S'il y en a trop, nous en élaguons, et nous retenons seulement ce qui nous convient.
    De ce point de vue, l'interprétation fonctionne d'une façon plutôt semblable à la perception.

    S'il y a trop de consistance : si la consistance résiste ; fait une masse trop compacte à la pénétration de notre esprit.
    S'il manque de la consistance, nous en inventons : irrésistiblement nous complétons les données. Au mot « arbre », nous voyons le cèdre, par exemple.
    (C'est manifestement un processus semblable qui nous fait éprouver de la nervosité, si ce n'est de l'inquiétude ou même de l'angoisse dans l'obscurité, ou dans des étendues trop désertiques : le manque de données active notre imagination, nous faisant inventer, consciemment ou non, des entités et des possibles. (4))





Le 21 juillet

    L'induction : du particulier aller au général. D'un faisceau d'événements semblables, j'induis une loi générale.
    La déduction : du général, aller au particulier. A partir d'une loi générale, je déduis des faits particuliers.
    Le problème de l'oeuf et de la poule.
    Un diallèle : figure de logique qui consiste à prouver A de B après qu'on ait prouvé B de A.

    Pour induire le général, le particulier doit encore être donné. Et pour déduire le particulier, la généralité doit aussi nous être donnée. - Donnée ?
    Déduisons-nous que deux fois six oeufs font une douzaine, de ce que nous savons que deux fois six font douze ? Ou induisons-nous que deux fois six font toujours douze de ce que nous avons généralement douze oeufs lorsque nous en avons deux fois six ?
    Les grandes métaphysiques sont bâties sur ces sortes de problèmes qu'elles présentent seulement de façon plus embrouillée.
    Lorsque nous avons deux fois six oeufs, avons-nous réellement besoins d'une preuve qu'ils soient douze ? Ou bien avons-nous vraiment besoin d'oeufs, ou de bûchettes, pour vérifier 2x6=12 ?

    Peut-être avons-nous effectivement besoin de bûchettes, enfant, pour apprendre à compter. Mais qu'apprenons-nous alors réellement ? N'apprenons-nous pas alors un vocabulaire, une grammaire ; un langage ?
    Celui qui ignore que 6x2=12, qu'ignore-t-il réellement ?
    Remplaçons les chiffres arabes par des chiffres romains ou encore par des chiffres indiens, ou même babyloniens. Selon que nous soyons plus ou moins familiarisés avec ces chiffres, ou qu'on nous en ait fourni une liste avec leur traduction, nous reconnaîtrons plus ou moins facilement 6x2=12.
    Mais que reconnaîtrons-nous dans 6x2=12 ?
    Que signifie concevoir cette égalité indépendamment de tout ensemble d'objets énumérables, de tout signe ou de toute écriture numérique, de tout chiffre prononcé dans une langue quelconque ?
    C'est à dire : que signifie concevoir la généralité, ou encore des universaux ?
    Que signifie concevoir ce qu'est un arbre sans passer par un arbre quelconque, par une image d'arbre, ou un signe, ou même un mot dans une langue quelconque ?





    Comment accorde-t-on un instrument de musique ? On compare le son de l'instrument avec celui qu'on peut chanter, ou produire à l'aide d'un diapason. Puis on accorde les autres notes selon les intervalles convenus.
    Qu'est-ce que reconnaître un « la », si ce n'est reconnaître la même hauteur dans des sons qui n'ont pas nécessairement d'autres points communs ? N'est-ce pas un peu comme reconnaître « douze » dans des ensembles qui n'ont pas nécessairement d'autres points communs que leur nombre ?





    « Combien étions-nous hier à table ? » J'énumère les présents, peut-être vais-je me servir de mes doigts. « Nous étions six! »
    Et comment aurais-je fait si nous avions été 463 ? Que signifie 463 ? Quelle idée peut-on s'en faire ?
    Pour l'interpréter nous devons décomposer : quatre centaines, six dizaines et trois unités - une centaine étant dix dizaines, et une dizaine deux fois cinq.
    Cinq est déjà un grand nombre pour être immédiatement conçu dans l'esprit. « Es-tu bien sûr que nous n'étions pas seulement cinq à table hier ? »
    Cependant nous pouvons sans peine utiliser 463 sans chercher à concevoir davantage ce que ce signe signifie réellement pour nous. Nous avons mis au point des systèmes pour compter qui nous épargnent toute nécessité de nous faire une quelconque idée des nombres que nous comptons.
    Nous pouvons toujours craindre de nous tromper dans nos opérations. Pourtant nous ne semblons jamais craindre qu'une unité puisse s'échapper d'une quelconque dizaine, lorsque nous faisons par exemple une opération à partir de 463. C'est pourtant ce qui se passe très souvent dans la réalité : des éléments s'égarent, s'évanouissent, sont dérobés, s'usent... mais jamais dans le calcul. Devons-nous ajouter « curieusement » ?
    « Cent vingt plus quatre-vingt-quinze font deux cents quinze ». Et il ne nous vient pas à l'idée de préciser « toujours ». Moins encore : « ça a été soigneusement vérifié ».
    « Soixante et trois font soixante-trois ». Vouloir le vérifier, ne serait-ce pas comme vérifier que le mètre étalon fait bien un mètre ?

    Comment peut-on se figurer soixante-douze ? En pensant par exemple au nombre d'heures qui se sont écoulées en trois jours.
    Et cent quarante-quatre ? En imaginant les extrémités d'une croix templière, et en imaginant que chacune est composée d'une croix templière plus petite qui contient autant d'extrémités.

    Nous avons de très bons systèmes pour compter - des méthodes infaillibles. Connaître ces systèmes et les utiliser sans hésitation, c'est cela que l'on appelle souvent connaître les mathématiques. Mais pour toute méthode infaillible nous pouvons fabriquer une machine pour l'appliquer à notre place. Et d'ailleurs que faisons-nous de différent d'une machine quand nous employons de telles méthodes ?
    La question est plutôt : comment interpréter le résultat, quelle idée, quelle représentation nous en faisons-nous ?

 

22 juillet

    « Combien y avait-il de monde pour cette si grande manifestation ? - Au moins une centaine de milliers. - Je ne parviens pas à me figurer à quoi peut ressembler un si grand nombre. - A cette manifestation. »

    « Combien font dix et huit ? » Que peut vouloir dire cette question ? Vraisemblablement que mon interlocuteur ne sait pas dire « dix-huit » en Français. (5)
    Mais si après que je lui ai répondu il me demande encore « combien fait dix-huit ? » Alors je ne comprends plus ce qu'il me demande. Sans doute ne sait-il pas non plus ce que signifient ni « dix », ni « huit ».

    Je peux me figurer 5 ainsi : IIIII. Ma représentation sera plus sensible si je construis une figure fermée avec ces cinq barres : étoile à 
          5 branche. Je reconnaîtrais alors cinq d'un simple coup d'oeil. Avec quatre je fais un losange: carré. Dix plus huit ressemble alors à ceci : étoiles + 
          carrés. Comment puis-je me figurer la somme ? Par cela par exemple : étoiles et carrés. Mais peut-être avec plus de pertinence ainsi : étolies à 6 branches. Imaginons que nous construisions ces figures avec des bûchettes (et il serait peut-être pertinent d'apprendre à compter ainsi aux enfants), nous tirons sans doute avec plus de facilité « trois fois six » de « dix-huit », que nous ne sommes capables de voir que nous pouvons construire avec les bûchettes ceci : étoiles et carrés quand nous avons cela : étoiles à 6 branches





    Mais qu'est-ce que cela veut dire pour nous « trois fois six dix-huit »?
    Rien. Seulement un artifice pour couper court.
    Nous nous sommes seulement entraînés à penser « trois fois six dix-huit » automatiquement (et nous y avons eu du mal, si nous nous en souvenons).
    Pour couper court : sans nous arrêter à penser une signification, à nous imaginer ou nous figurer quoi que ce soit.
    Garder notre esprit au point mort - vide - c'est cela qui demande entraînement et travail. (Ceci constitue une remarque importante.)





    Autre remarque : La poésie ne serait-elle pas un certain usage de la langue semblable à celui qui dans l'arithmétique ferait apparaître des étoiles et des losanges, ou même des croix templières ?





    Si nous nous entraînons à travailler avec notre esprit au point mort, à y laisser régner le vide, pouvons-nous en même temps désirer des preuves de ses inductions ? N'y a-t-il pas là deux orientations opposées ?
    Ne nous sommes-nous pas convaincus une fois pour toutes pour ne plus nous poser de question ? Ne même plus nous demander seulement « qu'est-ce que ça veut dire »?

    Mais il importe que nous restions à chaque instant en mesure de nous arrêter et de nous le demander.
    Nous devons être convaincus que ce soit possible.









NOTES

1.La comparaison peut se faire ici avec la physique qui parvient bien mieux à saisir et définir des mouvements et des fréquences qu'à saisir et définir ce qui se meut effectivement.

2.Tant mieux sans doute : son idée propre ne gênera en rien sa compréhension, mais lui donnera une sensibilité plus concrète.

3. Voir vraiment la profondeur dans une perspective, par exemple.

4. Comme le suggère Whitehead dans Symbolism, c'est aussi pour l'essentiel, selon toute vraisemblance, ce qui se passe quand nous rêvons.

5. Je sais dire « huit » et « dix » en Arabe, et tandis que je prenais ces notes, je me suis rendu compte qu'il me fallait un certain temps pour retrouver comment on disait « dix-huit ». On le dit à l'envers par rapport au Français (huit-dix, ce qui est plus logique puisqu'on compte d'abord les unités ; et c'est peut-être cette opposition entre le logique et le familier qui m'a fait hésiter). J'aurais pu poser ce genre de question en Arabe, dans une situation réelle.





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© 2000, Jean-Pierre Depétris