Ce qui fut pour moi le signal de la défaite de l’Occident ? Ce fut la Première Guerre Mondiale et son prolongement dans la Révolution de 1917. La Révolution Surréaliste en fut à mes yeux le révélateur.
Tout le monde perçoit bien que la première parution de la Révolution Surréaliste et le mouvement bolchévik, ne sont pas du même ordre ; l’écart saute aux yeux. Tout est dans cet écart.
« Je travaille avec toi depuis assez longtemps pour comprendre que si l’on sépare les deux événements, si l’on tient à les voir sans rapport, des pans entiers de chacun nous échappent », m’a répondu Nadina. « Tout le problème est de faire percevoir à une jeunesse de notre temps cette unité organique. »
« Ni toi ni moi n’avons été contemporains de ces événements, et nous l’avons pourtant perçue. Je ne suis pas certain que ce fût si facile en leurs temps. Sous certains aspects, tout l’était moins encore qu’aujourd’hui. »
Il nous arrive parfois, Nadina et moi, de venir faire le point, près du lac, dans notre lieu favori. « Le Surréalisme a marqué un point de bascule, démasquant des liens dérobés entre Lénine et, disons, Fulcanelli pour dire au plus simple. Ils sont certes moins évidents que ceux entre l’Impérialisme Stade Suprême du Capitalisme et la contre exposition coloniale, qui en reçoivent pourtant alors des éclairages plus profonds. Ceux qui l’ignorent n’ont pas fini de défaire les nœuds dans leurs raisonnements. »
Entre notre table et la rive, des enfants passent avec des cannes à pêche. Je n’ai pas souvent vu ici des enfants pêcher ; cette occupation est trop patiente pour leur âge, mais il fait si chaud…
Ce matin, j’ai marché presque jusqu’à l’université avant de me rendre compte que je tenais toujours à la main le sac poubelle que j’avais oublié de déposer. J’étais tout dans la contemplation de l’espace, le déplacement de ces points de fuite et la recomposition du relief qui se remodelait à chaque pas avec une souplesse qui n’avait rien à envier à celle des nuages. Sharif m’attendait à l’ombre des platanes, devant le bar restaurant près de la gare.
« La poésie a tenu une place essentielle dans l’apparition d’une nouvelle ère dont tu parlais hier avec Nadina », dit Sharif. « Elle en est même venue à se soumettre toutes les autres formes littéraires, et au-delà toutes les productions de l’esprit qui ne faisaient pas directement appel au langage. »
« L’on ne doit cependant pas négliger une donnée majeure. La poésie occidentale, celle qui a abouti au Surréalisme, est d’abord un phénomène éditorial. Il s’est articulé pendant le passage du libraire-imprimeur à la maison d’édition. Celle-ci en est finalement arrivée à prendre entièrement le contrôle de la production littéraire ; au point que pour un auteur, la consécration a fini par devenir faire partie de l’écurie d’un éditeur prestigieux. »
Ce point de vue entraîne une question : Comment écrire passe d’un acte privé sans témoin, à un autre public, disons une publication. La réponse n’a jamais été aussi simple qu’elle l’était devenue au vingtième siècle, à l’époque où l’auteur signait son contrat avec sa maison d’édition.
Je suis attaché à un ouvrage : Consolation de la Philosophie, que Boèce écrivit alors qu’il était prisonnier des Goths, et que rien ne lui permettait de croire que son livre serait jamais lu par quiconque. C’est aussi pourquoi j’attache du prix à cet ouvrage écrit sans souci ni regret d’être jamais lu.
Nous avons toujours ces deux moments d’un écrit : celui de l’énonciation, et celui éventuel où l’écrit prolonge son cheminement dans la pensée d’un autre, en génère un nouveau, de nouvelles aventures de l’esprit.
Qu’en est-il aujourd’hui dans une telle profusion ?
La circulation de la poésie par téléphones mobiles, qui traverse toutes les frontières politiques et linguistiques, mérite tout notre intérêt.
Comment y voir se dessiner des figures de l’esprit, des indices qui vous permettraient de reconnaître ce que vous appelleriez une poésie contemporaine ? Oui, mais ce qui a toujours défini une contemporanéité est par où et comment, par où concrètement, passe l’esprit.
Laisse-moi te conter comment je vois l’histoire récente. Il y eut l’époque de la double guerre révolutionnaire mondiale ; puis celle du renversement des empires coloniaux ; puis il y eut maintenant.
L’histoire s’accomplit lentement, mais pas au point que l’on pourrait croire. Elle ne se répète pas, elle avance, inexorablement, et ce qui importe est de voir où, à chaque instant, elle se dirige. Dans ma jeunesse, elle renversait les empires, c’était le temps des guerres de libération nationales. Qui aurait cru alors que la Chine allait devenir la première puissance, industrielle, militaire, financière, scientifique ?
C’était vers quoi allait l’histoire, cette coulée, cette irruption. Ce n’était pas un équilibre, fût-il de la terreur. Ce n’était pas la guerre froide, l’équilibre des blocs. Si la Fédération de Russie joue un rôle majeur dans les temps qui ont suivi, elle le doit à celui qu’a tenu l’Union Soviétique dans la précédente.
L’histoire se fait à tâtons, mais elle a un sens, peut-être pas une signification, je ne sais pas, mais une direction, et elle avance plus vite qu’on ne le voit. Elle surprend, elle prend au dépourvu.
J’ai jugé bon ce matin de faire se rencontrer Idris et Ismaïl, le jeune poète que j’ai connu après mon arrivée à Dirac. Il est arrivé le premier aux restaurants de bois, et j’ai commencé à lui parler de comment je vois l’histoire récente. Le soleil est légèrement voilé depuis ce matin, et une légère brise descend la vallée.
Je ne crois pas qu’il soit bon que nous restions trop entre universitaires. Sinta m’a approuvé ; je ne sais dans quelle mesure j’en serais un, je crois d’ailleurs que je suis si bien accepté pour ne pas l’être.
© Jean-Pierre Depétris, août 2023
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