Je suis allé dans la montagne en voiture. J’ai roulé jusqu’à un bassin de bois devant lequel j’étais déjà passé. Il y a seulement quelques années, j’y serais monté à pied ; deux heures de marche par des sentiers plus directs en forçant le pas, pas plus. Tout autour, l’on voit les cimes rocheuses verticales au-delà des sapins, et leurs arômes mêlés à ceux de mousse humide sont envoûtants.
Un guêpier s’est installé près du bassin. Les guêpes sont curieuses, elles aiment voleter devant ma figure. Elles sont attirées par mes doigts qui ont déjà cueilli quelques fraises des bois. J’aime ces bêtes. Elles ne nourrissent aucune crainte ni agressivité, tant du moins qu’on n’en éprouve pas non plus ; mais elles sont curieuses, ne comprenant visiblement pas qu’elles effarouchent les mammifères en leur tournant autour.
Grâce à quelques grosses pierres bien placées, la source tombe dans le bassin. L’eau est délicieusement fraîche. Je me suis assis à l’ombre de sapins sur un tapis d’aiguilles. Il fait moins chaud ici qu’en bas dans la vallée.
Passent quelques papillons. J’entends le bruit d’un alligator en approche, puis je le vois traverser le ciel presque en face de moi. Quel bel hélicoptère de combat ; il ajoute sa touche à la majesté du lieu.
C’était une mauvaise idée d’avoir choisi le nom de Fédération de Russie. Il accrédite en Europe le soupçon d’impérialisme. Bien des gens y croient que la Fédération fait en Ukraine une guerre impérialiste. Ce sont souvent des gens éduqués pourtant, passablement progressistes, et d’une relative bonne foi. De toute façon, ils nourrissent depuis longtemps une hostilité viscérale contre les peuples d’Asie Centrale, d’Asie en général (à la curieuse exception des Japonais) et d’Afrique aussi bien.
Ce sont à l’évidence des relents d’antisémitisme. La notion d’antisémitisme est relativement récente, venue remplacer le vieil antijudaïsme. Il n’évoque plus la religion, même pas la nation, mais la race. Il n’existe évidemment pas de race sémite ou sémitique, seulement des langues. La notion embrasse tous ces peuples « de sang mêlé » à l’est des frontières de l’Europe.
Je sais qu’on me reprocherait, même ici à Dirac, de forcer le trait. Peut-être, mais j’aimerais bien voir plus d’Européens se dédouaner de mon soupçon. Des Étasuniens le font déjà davantage. Personne ne met en cause leurs gènes, m’objectera-t-on, seulement leurs institutions qui ne seraient pas démocratiques ; le proclamer tenant lieu d’évidence.
Les guêpes me distraient de ces questions. Aussi minuscules soient-elles, quand vous les regardez d’assez près, profitant qu’elles se soient posées sur vos doigts, vous y distinguez une face ; un visage, oui. Lui aussi a un regard, dont les expressions variées doivent tout aux mouvements à peine perceptibles de leurs antennes qui voient certainement plus que leurs yeux.
Locataire de la Maison Blanche est une formule consacrée que l’on doit entendre avec toute son ironie : Le président des États-Unis avait déclaré par téléphone à son homologue russe qu’il n’avait pas été informé de l’attaque contre les bombardiers stratégiques de la Fédération, qui se révéla par ailleurs un fiasco.
L’on peut croire qu’il mentait, et qu’il avait donc toléré, voire provoqué, une humiliation cinglante contre sa propre diplomatie. L’on peut croire qu’il ne mentait pas, et que ses propres services avaient pris à minima l’initiative de la rendre possible sans l’avertir. L’Ouest « démocrate » est constitué de drôles de démocraties, où le peuple choisit son gouvernement qui ne gouverne rien, et obéit à un État réel, non élu, mais plus profond.
Alors que j’écrivais ces lignes, le président Trump en remettait une couche. Il reconnaissait cette fois avoir été tenu informé d’une attaque surprise non provoquée contre la République Islamique d’Iran, mais à laquelle il ne voulait pas associer les États-Unis, assumant encore une retentissante claque à l’encontre de ses efforts de paix.
L’Ouest profond parvient à provoquer la stupeur par la bêtise de ses plans. Elle leur serait utile s’ils savaient s’en servir, mais une idée stupide le reste une fois la surprise passée. Qu’ont fait les forces sionistes en Iran ? Ils ont tué des civils et causé une fuite radioactive. Quelle réussite ! Ils ont décapité (c’est un terme dont ils raffolent) la hiérarchie militaire, et les corps de meilleurs spécialistes de l’énergie atomique. Qu’espéraient-ils ? Ne savent-ils pas que le meilleur moyen de stimuler des hommes est de promouvoir par surprise, et dans des conditions éprouvantes, des esprits qui regarderont les problèmes avec des regards neufs et forcément plus imaginatifs, quelle que soit par ailleurs la valeur de ceux qu’ils devront remplacer.
Leur seul véritable exploit est d’avoir piraté l’électronique des systèmes antiaériens. La panne aura duré quelques heures dont ils ont su tirer profit. Et maintenant, quel est leur but ? Entraîner les États-Unis dans une guerre dont ils veulent sortir.
Et si vous y parveniez, êtes-vous sûrs de la gagner ? Contre la Fédération de Russie ? Contre la République Islamique d’Iran ? Contre la République Démocratique de Chine ? Contre la République Démocratique de Corée ? Contre tous les autres pays qui leur sont à peu près alliés ? Contre tous ceux qui ne vous aiment pas ? Secouez vos rêves de vos cheveux.
L’entité sioniste lance encore quelques frappes sporadiques sur l’Iran. Elles auront moins de succès que n’en eut la Luftwaffe sur la Grande-Bretagne. Ils doivent ignorer la taille du pays, alors que le leur est minuscule, brisé par les vagues successives de missiles hypersoniques, déjà à court d’antimissiles, déjà presque sans défense.
Cela fleure le coup d’État. L’État profond qui a déjà métastasé l’Union Européenne, la Grande-Bretagne et l’entité sioniste, n’est pas près de céder. Je crains que la situation des hommes épris de liberté ne redevienne dangereuse ces temps-ci dans l’Ouest suicidaire.
La chaleur est accablante maintenant que le soleil approche du zénith. Le crissement des insectes ressemble à un grésillement. Bientôt nous sentirons les lointains effets de la mousson, mais nous en sommes encore loin. Ici sont les dernières cimes où les nuages de l’Océan Indien viennent s’écraser. Vu sous cet angle, tout paraît assez proche.
La jeune serveuse au parc du palais de justice ne cesse de s’agiter. Je n’avais plus marché jusque-là depuis longtemps. « Je vous regarde, vous n’arrêtez pas », lui dis-je, « Vous n’allez pas tenir jusqu’à la retraite. – Je ne suis que de passage », me répond-elle. Certainement une étudiante qui a pris ce travail pour l’été. « Nous sommes tous de passage », dis-je sentencieux », ce qui la fait rire.
« Tu as toujours un mot amusant pour les gens que tu ne connais pas », remarque Whu qui m’a rejoint, venue à Dirac pour quelques jours de congé. Nous avons parlé de ce que j’ai écrit hier. « Je comprends pourquoi tu n’es pas un adepte de la démocratie », relève-t-elle. « Je n’ai pas des idées bien arrêtées sur la question. Je devrais d’abord comprendre le sens d’un mot qui a des acceptions si contraires. »
« Je pense en vérité le plus grand bien de la démocratie chinoise, avec une touche de pragmatisme de John Dewey, une de marxisme-léniniste, une autre de philosophie confucéenne. »
« Elle n’est pourtant pas parfaite », regrette Whu. « Nul ne le lui demande, puisqu’elle est conçue pour évoluer ; et sur ce point, elle est satisfaisante. »
Whu a déjà eu le loisir de prendre les taxis volants sans pilote, de l’aéroport de Shanghai. « J’ai eu peur », m’a-t-elle avoué. « J’ai entendu dire qu’ils sont pourtant très sûrs. – Je n’ai pas eu peur pour moi », a-t-elle précisé. « Cette débauche de technologie m’effraie. Ne crains-tu pas que plus une civilisation se complexifie, plus elle se fragilise ? – Je partage un peu tes appréhensions. J’ai le goût du simple et du solide. »
Un court instant, j’ai cru que Whu allais poser sa main sur mon poignet en me parlant hier, mais ce ne sont pas des manières en Chine.
Les États-Unis se prennent un peu pour la France qui, en 1945 après cinq années de collaboration sans faille, s’est faite admettre dans le camp des vainqueurs. Ils s’efforcent de faire oublier leur rôle de belligérant pour entrer dans celui de médiateur. « La Fédération de Russie joue le jeu du bout des lèvres », m’a confié Whu, « mais certainement pas par crainte que la guerre évolue vers un affrontement nucléaire. L’Ouest ne saurait se le permettre. Les cours mondiaux eux, contrairement à la presse, ne semblent pas y croire. »
Whu m’a dit que la Chine venait de livrer des missiles à l’Iran. Nous voilà rassurés, ils n’en manqueront pas. Tout ceci est tragique et grotesque. L’entité sioniste vient de cibler le bâtiment du Croissant Rouge à Téhéran. Qu’espèrent-ils avec ces mêmes méthodes qu’ils emploient partout, gaspillant des armements si chers dont ils manquent ?
Ils cherchent à entraîner le gouvernement des États-Unis dans la guerre. Comment celui-ci serait-il si faible pour se faire le jouet de l’État profond, et assez fort pourtant pour lui résister ? C’est ce qu’il ne m’intéresse même pas de savoir.
Le temps joue pour la République Islamique comme pour la Fédération de Russie. Ils ne cessent de se renforcer pendant que l’Ouest devient toujours plus faible. Il est tragique de penser cela, mais les civils qui en sont les premières victimes paraissent le comprendre et s’y résoudre. Enfin, jusqu’à un certain point. Leur souffrance n’aurait probablement pas été moindre pourtant si l’on avait frappé plus fort et plus vite. Ce temps est nécessaire pour que les progrès industriels, commerciaux, diplomatiques, technologiques… accompagnent ceux militaires, quel que soit le prix du sang.
Je crois peu à l’arme atomique. Elle est d’un autre temps ; celui de l’équilibre de la terreur : l’Organisation Terroriste de l’Atlantique Nord. Elle vient de servir de prétexte fallacieux pour menacer l’approvisionnement de la Chine en pétrole par le détroit d’Ormuz en attaquant l’Iran.
Sinta est atterrée, qui se sent toujours très perse. Les populations ont déjà beaucoup payé, l’entité sioniste ne parvenant pas à frapper autre chose. Je le suis aussi en craignant pour les monuments et les traces du passé. L’Ouest perfide est en guerre contre la civilisation, toutes les civilisations. Il l’a toujours été, ce n’est pas à moi que l’on doit l’apprendre.
J’ai toujours été davantage sensible au sort des hommes, qui sont capables de tout reconstruire, qu’à celui des vestiges. Je me souviens d’avoir refusé à l’école de donner de l’argent pour sauver Venise des eaux. Pourquoi la sauver des eaux, et pas Saïgon des flammes ? Mes parents m’avaient donné l’argent et ont cherché à me convaincre. « L’un ne s’oppose pas à l’autre », argumentait mon père. Je n’en suis toujours pas si sûr.
La troisième guerre mondiale, elle, est déjà en cours depuis quelques années, et le risque qu’elle évolue vers un conflit nucléaire est nul. Qui s’y risquerait ? Ces armes n’ont d’ailleurs pas été conçues pour être utilisées.
« Les États-Unis devraient maintenant rapidement songer à changer de régime », dit Sinta, « avant que de nouvelles puissances ne s’en chargent, plutôt que de vouloir changer celui des autres ; leur régime proprement bipolaire, avec son côté gouvernement élu, et un autre plus obscur, plus profond ; et son théâtre de guignol qui consiste à se saisir lui-même à la gorge n’amuse plus personne. »
La chaleur brûlante vous frappe au visage. Fournaise. Le vent ne rafraîchit rien. J’aime cette brûlure qui réveille les sens, comme j’aime les bises glacées des matins d’hiver sous une épaisse canadienne. L’on apprécie une large chemise de toile légère, avec des manches longues, car le soleil brûle.
J’écris avec un nouveau stylo. Il est plus lourd que l’ancien ; mieux équilibré dans la main. L’ancien est passé entre les planches de la terrasse. « Que peut-on faire ? » a demandé Leïly désolée. « Rien qui ne coûte plus cher qu’un stylo. » Tout ce que j’ai perdu entre ces planches des terrasses : cartouches, monnaie, pièces de vape… !
Je tiens toujours à écrire à la plume métallique, qui crisse légèrement sur le papier. Avec la pointe gel qui m’a dépannée l’autre jour, je parviens à peine à me relire.
Depuis le bombardement des centres de recherche nucléaire par les États-Unis, il est devenu difficile de suivre les événements qui se précipitent. Nous savons tous que les bombardiers étasuniens ne pouvaient leur faire grand mal ; c’était pour le gouvernement le moyen de satisfaire tout le monde : « Voilà, les capacités nucléaires iraniennes sont détruites », déclarait-il en substance. « Que voulez-vous de plus ? » Les Iraniens dirontle contraire, ce qui ne prouvera rien, et nul autre n’osera. Si : ils sont réparables, ils ont été déplacés, que sais-je ? Dans le camp de L’ouest, on ose tout.
J’ai toujours dit que la République Islamique d’Iran était capable de se charger seule des forces étasuniennes. « J’en suis témoin », déclare Farzal. Je ne suis pas un cas isolé ici, mais à l’échelle de la planète, une partie, la principale, ouvre des yeux surpris et admiratifs ; une autre, les débris des empires, s’enfonce dans le dénie, reprenant cocassement les rengaines de 2023 contre la Fédération de Russie.
Farzal est venu avec quelques autres officiers déjeuner aux restaurants de bois, où la chaleur est moins étouffante en cette saison. « Régime change » a proféré l’un d’eux en riant. Je n’ai pas compris les autres mots en farsi, et il a, probablement pour moi, continué en anglais : « Les Iraniens en seront peut-être enfin incités à épurer leurs oligarques. »
Le ciel prend avec cette chaleur suffocante une égale intensité. Les nuages sont des traînées translucides, des brûlures dans l’azur ; comme s’ils fondaient sous l’effet de la chaleur.
L’on attend des orages, dit-on. Je les attends. La température est montée rapidement, sauvagement, à l’équinoxe. Ces nuages ne font pas d’ombres ; les estompent seulement, diffusent la lumière brûlante qui fond le goudron sur la route et sur les poteaux de bois.
Dirac sait heureusement entretenir ses points frais : bassins, fontaines, jardins touffus, ombrages, rues étroites, passages couverts…
J’ai toujours peine à croire à un succès de l’attaque des centres nucléaires civils iraniens. Dans tous les cas, c’est un acte de guerre d’une gravité exceptionnelle ; un acte terroriste du point de vue du droit international qui n’hésite pas à employer ce terme gestapiste même sans savoir en donner une définition recevable. Une attaque non provoquée, totalement injustifiée sur des installations civiles, et de surcroît nucléaires. Si par malheur les cibles avaient été endommagées, il en résulterait des émissions de radioactivité. Ce serait, en face de toutes les nations, un crime inégalé.
Même en supposant, comme je l’ai d’abord cru, mais je ne suis plus sûr de rien, les Iraniens cultivant eux-mêmes le doute, que ce n’était qu’une mise en scène, ce serait le simulacre d’une menace déjà suffisamment grave ; un point de non-retour.
Je ne peux m’empêcher de croire que cette opération a été trop bien menée, qu’elle fut un succès dont les États-Unis ne nous ont pas habitués ; comme si les Iraniens les avaient laissés faire.
– Tu crois que les deux camps se seraient entendus ? Que les Iraniens auraient laissé passer les bombardiers étasuniens contre la promesse qu’ils ne détruiraient rien d’important ?
– À moins plutôt qu’ils ne pensassent que cette attaque les perdrait.
Il n’en demeure pas moins que nous ne comprenons pas les buts que poursuivent les États-Unis. Un pur désir de violence et de destruction ? Une sorte d’adoration du néant et de la mort ? Ce dont leur cinéma donnerait un peu l’image ? Je vois mal ces types en adorateur d’Ahriman.
Ahriman est une divinité que je me figure mal ; les livres n’en disent rien. Je n’en connais qu’une sculpture romaine.
Imagine-t-on des comptables adorateurs d’Ahriman ?
© Jean-Pierre Depétris, août 2023
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