Sint II

Jean-Pierre Depetris, août 2023.

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Début d’automne

Le 25 septembre, célérité de la lenteur

Des quartiers neufs ont été construits récemment à Dirac, et, vus de l’extérieur les appartements semblent bénéficier de tout le confort. L’exposition, la disposition des ensembles, est elle aussi bien conçue pour profiter des rues et des espaces aménagés.

Pour autant, Dirac tient à ses vieux quartiers. Il semble que plus ils paraissent vieux, plus on y tienne.

Des façades demeurent savamment décrépites. On n’a pas hésité à placer devant l’une d’elles une table de bois et quelques chaises bancales, une toile-cirée délavée de lumière ; des treilles semblent sauvages, des palissades de bois qu’enjambent les ramures.

L’on s’y sent bien, de petites rues qui sentent la campagne. Des enfants y courent en jouant, car la circulation est rare. J’aime promener dans ces rues étroites.

Ces rues imposent le respect ; du moins, un silence. Les passants parlent à voix basse, chuchotent presque, tant l’on s’attend en passant devant une fenêtre croisée à entendre des ronflements juste derrière. Même les enfants, d’un naturel si bruyant, ne crient pas n’importe où.

J’ai bien fait de venir à Dirac d’où l’on contemple bien le monde sans se sentir submergé. Il se passe tant de choses ces temps-ci, mais lentement, avec une lenteur proportionnelle à la profondeur. Nous avons le temps d’y songer.

L’on observe toujours une sorte de ce que j’oserai appeler « une rapidité de la lenteur ». C’est à cause de l’intrication des conséquences. L’on a alors l’impression de rapides enchaînements.

J’ai découvert en moi une fascination de tels mouvements. Ceux qui ont vu les images du tsunami de Fukushima ont pu contempler ce mélange de lenteur et de rapidité. Tout ne paraissait-il pas ralenti, et pourtant trop rapide pour laisser une chance à ceux qui étaient menacés ?

Impression d’impuissance ? Non pas, car forte prévisibilité, mais une impression que l’on rencontre souvent en rêvant.

Le 26 septembre, un cours d’épistémologie

« Il n’est pas dans la nature du savoir d’être profus » me dit Shimoun. « Le savoir est synthétique ou n’est pas. La science, si tu préfères. »

« Le savoir n’est pas fait de bribes de connaissances qui se seraient collées bout-à-bout. De tels savoirs ne valent rien et ne tardent pas à confiner à l’ignorance. Tu le sais aussi bien que moi. »

« La progressions des connaissances procède par simplifications successives. Les sciences s’enlisent plutôt dans les excès de contenus. La maladie sénile de la science est la complexité. Quand nos découvertes deviennent trop complexes, nous pouvons être sûrs que nous faisons fausse route. »

« L’on ne doit pas s’embarrasser d’un besoin de certitudes. Les certitudes sont rares, et nous les reconnaissons bien à ce qu’elles sont simples, à ce que l’on ne peut plus en douter une fois qu’on les a connues, même si elles restèrent longtemps sous nos yeux avant que nous ne les vissions. Les grands calculs nous trompent et nous devons expérimenter si nous voulons aboutir. Quelle que soit la puissance des connaissances et des calculs, ils nous trompent le plus souvent. »

J’écoute le cours d’épistémologie improvisée que me donne Shimoun devant l’une des nombreuses fontaines de Dirac, sur une place où je ne m’étais jamais arrêté. La fontaine est surmontée d’un large plateau d’où l’eau ruisselle, alimentée par un petit jet-d’eau.

Des choucas viennent tour à tour s’y poser, comme s’ils écoutaient Shimoun, avec un air à la fois si attentif et si sérieux, et si digne en même temps, que la scène en deviendrait risible si l’on se laissait prendre à la regarder ainsi.

« Oui, » insiste-t-il, « les sciences ne doivent pas être profuses ; seul le réel l’est, et ce n’est pas une raison pour que le savoir le devienne. »

Les choucas semblaient se pénétrer profondément de cette idée, avec leurs yeux qui tantôt fixaient les lointains, tantôt se baissaient sur nous.

Le 27 septembre, la musique des monts

L’on trouve des bancs dans les vieux quartiers, dont pas deux ne se ressemblent. Il en est des longs, d’autres n’ont qu’une place. Les résidents sortent s’y asseoir dans les longues soirées. Ils vont y contempler les étoiles, car il y a peu d’éclairage public. J’imagine que la parcimonie des lampes précisément est destinée à ne pas gêner la contemplation du ciel étoilé.

Les habitants de ces quartiers ne sont pas particulièrement pauvres, et ce doit être par goût qu’ils ne détruisent pas les vieilles maisons pour en reconstruire de somptueuses et probablement plus confortables. Ils préfèrent leurs taudis de rêve, dans le silence et la pénombre des ruelles. Parfois percent les notes d’un luth ou d’un kamancheh.

La guitare électrique a fait son apparition à Dirac, et elle s’accorde à la musique locale pour peu qu’on n’en abuse pas. Des notes solitaires qui résonnent longtemps, comme l’utilise souvent la country, creusent merveilleusement l’espace qui est si vaste ici avec les hautes montagnes.

La guitare électrique remplace avantageusement le duduc ou le ney que je n’aime pas, dont les sonorités sont trop fortes et écrasent celles du kamancheh, et deviennent parfois vulgaires.

Le daf accompagne bien la guitare électrique quand il est joué en sourdine pendant qu’une note solitaire résonne, cet instrument qui ressemble à un large tambourin et qui est si difficile à jouer. Les notes en résonnent longtemps, évoquant le son d’un lointain tonnerre.

La musique de la région, Anatolie, Hindu Kush…, est montagneuse, c’est pourquoi elle me touche.

Le 28 septembre, les femmes de Dirac

Les femmes de Dirac n’aiment pas montrer leurs jambes. Je ne crois pas que ce soit par pudeur. Je crois qu’elles se soucient plutôt de leur silhouette.

Les robes ou les pantalons courts élargissent les jambes et estompent les hanches. Bien sûr, tout dépend de la coupe, et des formes du corps, bien sûr. Même des jambes maigres ne seraient cependant pas beaucoup mieux. Inévitablement, le dessin de la silhouette est brisé, aussi peu que ce soit.

Des robes, des pantalons, des jupes longues, c’est autre chose. Je ne cesse de contempler les ondulations des femmes quand elles marchent dans les rues de Dirac. J’y passerais des heures. Même des femmes d’un âge avancé, si elles sont su seulement garder leur silhouette, conservent un charme irrésistible.

Leurs semelles sans talon, même sous les bottines, leur donnent un air de marcher comme si elles n’étaient pas chaussées, avec une souplesse et une légèreté toute particulière, unique pour chacune.

Le 29 septembre, une idée sans contenu

Je ne sais comment s’appellent ces fleurs roses qui bourgeonnent à l’automne. Elles poussent sur des branches près des maisons, sur des arbres qui prennent appui sur les murs sans être proprement des plantes grimpantes. Elles s’harmonisent aux tons d’automne, quand les verts cèdent le pas aux roux.

J’ai accompagné Shimoun à la place où est la fontaine où viennent se poser les choucas. C’est là où j’ai remarqué les fleurs roses.

« Imaginons que tout ce que nous sentons, tout ce que nous pensons, et finalement ce que nous faisons, soit entièrement déterminé par notre environnement matériel et par notre organisme. Avant même de nous demander si ce serait possible, ou probable, ou non, nous devons bien considérer d’abord que ce serait une aporie. »

« Une telle idée serait alors évidemment déterminée elle aussi par cet environnement et cette structure organique. Tu comprends ? » Insiste Shimoun, « ce serait une aporie. »

« Cette idée, nous pourrions l’abandonner aussitôt qu’elle nous passerait en tête, car elle ne conduirait nulle part ; une idée qui n’aurait pas plus de conséquences qu’elle soit vrai ou fausse. Aucun penseur ne l’a donc jamais sérieusement retenue. »

« Évidemment, ceux qui se sont embarrassés à réfuter inutilement une telle aporie, ne sont pas très malins. »

« Pour mon compte », lui dis-je, « une telle pensée viendrait d’abord jeter un doute sans issu sur celui qui viendrait de la faire sienne. Tu peux appeler aussi cela une aporie. »

Le 2 octobre, le matérialisme de Shimoun

« La matière, qu’est-ce ? Nous savons depuis longtemps répondre à cette question. Elle est une abstraction générique qui désigne les matériaux. En cela, la matière n’existe pas, mais les matériaux, comme la couleur ou le nombre. La couleur n’existe pas, seulement des couleurs particulière, le vert-pomme ou le rose-fuchsia. Le nombre non plus, mais des nombres particuliers. “L’homme n’existe pas”, disait ainsi Michel Foucault. »

« Les matériaux sont soit des éléments simples, soit des corps composés. Nous le savons depuis Aristote. Des premiers, nous connaissons le nombre, les seconds sont en nombre infini.  »

« Les matériaux sont comme les lettres avec lesquelles le monde est écrit. Comme des lettres, avec eux, il est possible de construire des quantités de mots, et avec ces mots, un nombre infini de phrases. Si nous pouvons bien dire que lettres et mots produisent le discours, ils doivent encore être articulés par un esprit. La matière, ce sont les matériaux dont se sert l’esprit pour travailler. »

« Je te trouve bien péremptoire à t’aventurer ainsi sur des terrains mal stabilisés. »

« Ce ne sont que des façons de dire », admet Shimoun.

Shimoun a l’esprit philosophique ces jours-ci, et j’écoute avec intérêt ses propos, comme les choucas sur la fontaine, du moins, le semblent.

La fraîcheur arrive chaque jour un peu plus tôt et je supporte ma saharienne. Pourquoi appelle-t-on ces vestes des sahariennes ? Elles ne sont pas très chaudes, utiles surtout pour couvrir les épaules et les bras quand le soir tombe, comme il doit convenir au Sahara ; mais au Sahara, il fait très chaud, ou bien très froid le nuit. Personne ne doit porter de saharienne au Sahara.

Le 3 octobre, le docteur Bovary

Je suis surpris que personne n’imagine, quand Gustave Flaubert déclarait « Bovary, c’est moi », qu’il songeait au docteur Bovary et non à Madame. Cela ne fait-il pas sens ? Un sens peut-être plus intéressant.

Je ne suis jamais parvenu à retrouver la citation, et je ne peux donc être certain de rien. La phrase est peut-être dépourvue d’ambiguïté dans son contexte. « Le docteur Bovary, c’est moi. » Il me semble pourtant que Faubert était justement accusé de s’être acharné sur le malheureux docteur. « Non, Bovary c’est moi. »

– Quelle drôle d’idée, mais ce que tu dis semble plausible. L’on comprend mieux le rapport entre Flaubert et le docteur Bovary qu’avec sa femme.

– N’est-ce pas ?

Nadina a présenté sa thèse sous ma direction. Nous continuons cependant à déjeuner souvent ensemble dans le restaurant du lac, en parlant de littérature.

Le 4 octobre, le froid

Il est toujours étonnant, et quelque peu effrayant, de voir comment des minorités parviennent à tenir le plus grand nombre sous la contrainte, et cela n’a rien d’exceptionnel.

Le nombre ne suffit pas, comme le prêche une vulgate démocrate. Elle nous affirme qu’en montrant notre nombre, nous imposerions notre volonté. Rien n’est moins sûr. Le nombre ne suffit pas. Je crois plutôt que pour exercer un pouvoir, une majorité, ou une minorité, doivent s’organiser. Par la force des choses, ou parce que ce serait moins difficile, ce sera plutôt une minorité.

L’humanité serait-elle condamnée à ce que toujours des minorités imposent leur pouvoir ? Ce n’est pas si simple. Je crois que s’organiser pour prendre le pouvoir n’est pas la marche à suivre. Je crois que la bonne méthode est d’abord d’organiser la production des moyens de reproduire la vie commune. Enfin, c’est le point de vue auquel je me suis rallié très jeune.

Le problème est que, en ce qui concerne notre vie privée comme notre vie en commun, nous ne savons jamais ce que nous faisons. Aussi est-il préférable de travailler et d’expérimenter sur les choses les plus concrètes : prendre en main les moyens de production ; organiser sans transition la production, et surtout pas l’ordre social, et moins encore l’organisation qui devrait prendre son contrôle. Prendre la question dans l’autre sens, si l’on veut. Hélas, mes explications ne me semblent pas aussi claires que mon intuition le saisit.

Cependant, on l’a bien vu en Égypte lorsque le maréchal Sisi a pris le pays : les deux forces qui dominaient étaient alors, d’une part, celle qui était capable de placer les chars dans les rues, et de l’autre, celle qui avait les moyens d’arrêter toute production. Depuis, Sisi, qui est un dictateur sans conteste, a dû composer avec les forces ouvrières, et il n’a jamais su leur faire accepter ce que les démocraties autoproclamées ont imposé par la violence à leurs majorités hostiles.

– Tu pensais à l’Ukraine quand cette idée t’est venue ? M’a demandé Sanpan ?

– La façon dont la terreur s’y est imposée depuis l’incendie de la bourse du travail d’Odessa où les syndicalistes étaient tués en tentant de fuir les flammes, est effrayante ; la façon dont des peuples entiers se font réduire à l’impuissance sans avoir le temps de réagir. On aurait cru cela impossible, mais l’on voit bien comment, point par point, les rets se resserrent.

– Ça y est, le froid est arrivé, me répond Sanpan en levant la tête, comme s’il percevait mieux la température le nez en l’air.

– Nous sommes à l’ombre du mur. Déplaçons nos chaises et mettons-nous à celle des arbres. Des rayons passent toujours à travers les feuilles, ils nous réchaufferont.

Ils nous réchauffent agréablement vite en effet. L’ombre s’étend rapidement en cette saison, et le soir, la nuit nous surprend.

Le 6 octobre, à l’Ouest, rien de nouveau

« L’Europe et l’Amérique du Nord sont comme une horloge arrêtée. Leur temps s’est suspendu. Ils sont toujours à l’époque où les États-Unis étaient la plus grande puissance mondiale. Ils ne paraissent pas comprendre comment cela a pu changer. »

« Cette situation devait durer toujours, n’est-ce pas ? Que se serait-il passé de décisif aux États-Unis ? La puissance ne s’évanouit pas comme ça, non ? »

« Il ne s’est peut-être rien passé de définitif à l’Ouest, mais certainement pas en Chine, ni dans le vaste Orient. L’Ouest ne le voit pas, ne le croit pas, ne le comprend pas. »

« Quand la Fédération de Russie s’effondrera, se disait-on à l’Ouest, nous récupérerons nos investissements. Oui, la guerre est un bon placement. Ils ont mis tous leurs œufs dans le même panier, et les voilà bien dépourvus. »

Ainsi ironise Sanpan. Oui, une horloge arrêtée. Rien n’est plus démoralisant qu’une horloge qui ne bat plus.

Le soleil a déjà beaucoup baissé sur l’horizon, l’on commence à percevoir la différence d’un jour sur l’autre, et je me suis muni d’une petite laine sous ma saharienne. Les ombres s’étendent chaque jour davantage.

L’idée d’une révolution, qui fut si prégnante pour ma génération, est en train d’évoluer vers l’acception que lui donna d’abord la mécanique des sphères : la révolution qui préside au cycle tranquille des saisons, mais sans son caractère répétitif.

Si révolutions nous avons à penser, elle va vers l’inconnu, le nouveau, l’imprévisible, mais elle y va de ce tranquille mouvement des saisons. Elle ira là où nous la mènerons, et toujours sans savoir davantage ce que nous faisons.








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© Jean-Pierre Depétris, août 2023

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Adresse de l’original : http://jdepetris.free.fr/Livres/Sint_II/




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