Sint II

Jean-Pierre Depetris, août 2023.

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Les ombres s’étendent

Le 9 octobre, une planète merveilleuse

En fin d’après midi, quand le soleil déjà oblique tombe du haut d’un boulevard, on le croirait déverser un flot d’or fondu. Parfois la lumière semble couler, elle se comporte comme un fluide, du moins en donne-t-elle l’impression. Son torrent dévale, immobile, les pentes et les marches.

De la lumière et de l’asphalte, ou des marches de pierre, et l’impression est d’un liquide qui se répand. Elle est donnée par la pente, la pente, toujours fait imaginer la coulée. Si l’on veut s’y laisser prendre, l’on voit le soleil couler.

– Non, c’est toi qui vois le soleil couler, me dit Sint, ironique.

– Non point, tu peux le voir aussi bien. Laisse-toi couler aussi dans la lumière. Laisse-toi emporter dans l’or fondu. Regarde-la. Elle coule comme un fleuve, la lumière.

Cette impression de lumière liquide est dure à photographier. Les appareils automatiques sont réglés pour l’atténuer. On le comprend : n’importe que sujet fixé sur l’objectif en serait terni, estompé. L’on doit utiliser un appareil débrayable. Sinon l’on pourra tenter d’employer, si l’on en dispose, des préréglages. « Coucher de soleil » proposera peut-être un effet intéressant.

Le 11 octobre, l’humidité est là

L’humidité était tombée sur Dirac. Ses nappes s’étendaient partout, estompant les façades, les arbres, les toits. Nous avons chauffé pour tenter de la résorber ; sans grand succès au début. J’expliquai à Sint que nous ne faisions dans un premier temps, qu’accroître la condensation.

Les murs, les draps, la paille des fauteuils semblaient humides et glacés.

Les premières lampes dans la brume donnèrent une impression de nouveauté, nous transportant ailleurs, dans une ville inconnue. Les montagnes cachées, elle aurait pu être maintenant un port. L’on se serait attendu à entendre corner les navires.

– Emploie-t-on le verbe corner dans une telle acception, me demande Sint ? – Je crois bien, oui.

Il ne faudrait pas croire, s’en tenant aux seuls commentaires météorologiques de mon journal, que Sint et moi nous ne travaillons pas, ou seulement que je m’ennuie. Non, pas du tout, mais ce que j’écris pour le séminaire et pour mes cours, je n’ai plus envie de le noter dans mon journal. J’ai besoin au contraire de me réserver cet espace pour cesser de réfléchir.

Et le cours du monde ? Que pourrais-je noter ? Par où passe ce cours ? Il va par-ci, il va par là. Rien de bien dessiné. L’on se perdrait en conjonctures.

Au diable les conjonctures, me répond Sinta. Vois seulement ce qui est déjà bien dessiné, ce que les nouveaux événements ne changeront pas beaucoup.

– Par exemple ?

– Que la diplomatie des BRICS est en train de remplacer au pied levé celle de l’ONU devenue impuissante.

Le 18 octobre, Aurore

« Aurore est ton chef-d’œuvre », me confie Sinta. « Je ne comprends pas qu’il demeure inédit, si ce n’est dans une mauvaise version en ligne. »

« C’est une longue histoire. Ce livre n’est pas resté dans un tiroir après que je l’aie écrit. Un ami plasticien et philosophe l’avait lu, et il avait imaginé en tirer un spectacle visuel et sonore. Il peindrait ce qui tiendrait lieu d’un décors pendant que je le lirai, et un autre ami, musicien et mathématicien, nous accompagnerai avec sa flûte traversière. L’idée m’en plut, surtout à cause de son économie de moyens, et parce que je croyais alors être notre capacité à nous tenir sur le même diapason, si j’ose dire. »

« Nous avons commencé à répéter, et j’étais satisfait. Je savais qu’il n’était pas facile de tenir une salle de théâtre pendant une heure trente avec un texte sans personnages ni histoire, mais le défit me paraissait tenable, et finalement il le fut. »

« Puis les déconvenues sont apparues. Minh, le musicien, a tenu à se faire accompagner par un jeune guitariste. J’étais contre, mais j’ai vite aimé les accords énergiques que sa guitare apportait à mon texte, et j’ai cédé. La-dessus, le plasticien, Noury Lekhal, voulut intégrer une guitare électrique. Puis il décida encore de congédier Thomas, le jeune guitariste, qu’il ne trouvait plus tout à coup à niveau »

« Quand on part ensemble, on arrive ensemble, c’est pour moi un principe. Dégoûté, je me retirai donc, les laissant malgré tout continuer sans moi. Je ne lirai pas mon texte et ne m’en mêlerai plus. Une actrice me remplaça, des chanteuses et je ne sais plus qui, furent encore intégrées à l’équipe. Je regrettais la guitare de Thomas dont les accords vigoureux accompagnait bien mes paroles, se mêlant aux modulations ondoyantes de la flûte traversière. Elle manquait. J’étais dépité. »

« Ton texte est suffisamment chargé d’impressions visuelles et sonore pour qu’il n’ait besoin de rien de plus. Je crains même qu’il n’en fût édulcoré. »

« Mon texte sait seul se défendre. Il n’en fut rien. La musique et la peinture le structurèrent au contraire, épousant bien ses changements de mode que j’avais marqués dans la typographie, et l’actrice se révéla efficace. Ce fut un succès. La salle était pleine et beaucoup durent rester debout. Malgré cet inconfort, la densité du silence montrait qu’il était entendu, bien que peu de ses phrases fussent aisément paraphrasables. »

« Mon livre n’a pas de ponctuation, seulement des virgules et de rares renvois à la ligne. Il est composé d’une seule phrase. Il pose, à le lire, un problème de souffle, entraînant à le dire de plus en plus vite. Il doit être prononcé avec une certaine lenteur. La musique aidait évidemment l’actrice, dont j’ai impardonnablement oublié le nom. »

« Aurore est comme un tissu d’impressions », dit Sinta, je dirais plutôt d’impressions vivaces, et il s’en dégage pourtant une pensée…, je dirais plutôt des motifs, des motifs philosophiques solides et bien construits : un cheminement d’idées enchâssé dans les perceptions. »

« C’est ce qui a tenu les auditeurs en haleine. J’ai aimé que l’un d’eux, Pierre Thibaud, responsable du département de philosophie à Aix, me dise qu’il avait été sensible à la dimension philosophie. »

« Je savais qu’il saurait l’apprécier. Il m’avait entraîné dans le projet un peu fou de traduire les œuvres complètes de Charles Peirce. »

« Pourquoi fou ? »

« Parce que personne ne va lire les œuvres complètes de Peirce. Aucun de ses ouvrages n’est accessible en français pour ce que j’en sache. Le pragmatisme, tout le monde en a entendu parler, mais personne ne sait ce que c’est ni ne cherche à le savoir. »

« Tu m’as dit que ton texte avait été primé par le théâtre. »

« Oui, tous les ans des prix sont attribués. Il a reçu celui du texte. »

« C’est incroyable qu’on ne puisse pas plus en trouver un livre imprimé que les ouvrages de Peirce », dit Sinta avec un sourire. « C’est un beau texte. On se demande comment il a pu te venir sous une forme à la fois si construite et si spontanée. »

« Par illumination. »

« Tu aurais dû l’appeler « Illumination ». »

« C’eût été peut-être un peu trop, non ? »

Le 22 octobre, cours nouveaux

La situation au Moyen-Orient montre combien le monde a changé ces dernières années. Israël n’a plus que le soutien des États-Unis, très affaiblis, et celui de la Communauté Européenne, c’est-à-dire rien. Elle a aussi, cocassement, celui de L’Inde, toujours obsessionnellement jalouse de son non-alignement, et qui se sert des États-Unis comme d’un contre-poids toujours moins pesant.

Le seul pays qui ait la volonté et la puissance de protéger Israël est la Fédération de Russie, pour des raisons que l’on comprend. Pour la première fois le monde arabe n’est plus divisé, ni le monde musulman ; ils affirment une hostilité ostentatoire envers les États-Unis, désespérément à la recherche d’interlocuteurs dans la région.

La division a maintenant gagné Israël. Le monde entier a observé que le gouvernement israélien a les mêmes soutiens que la junte de Kiev, ce qii les place dans le même camp. Les Israéliens ont intérêt à ne pas accréditer une telle image.

L’Iran ne cherchait évidemment pas à provoquer cette tension. Le coup d’accélérateur qu’a donné le Hamas ne fait pas son affaire. Il l’a pris par surprise. Sa diplomatie préférait elle aussi jouer la montre.

Le 24 octobre, chez Sarianna et Farzal

« Le risque d’une guerre totale est exagéré », dit Sariana. « Personne ne la souhaite. L’un des acteurs perdrait-il son sang-froid que la situation serait de toute façon bloquée. Tous les points de ce jeu d’échecs à plusieurs joueurs sont couverts. »

« La Fédération est habile pour immobiliser ses adversaires tout en leur laissant des perspectives ouvertes, les prévenant de tout acte imprévisible », dit Farzal. « Comme tu le vois, ces derniers ne démordent jamais de retourner la situation. »

« Ils finiront bien par s’en rendre compte », renvoie Sint. « Ils ne sont pas aussi idiots. »

« Ils n’ont pas la possibilité d’agir autrement », répond Farzal. « Il leur serait trop coûteux de se retourner sans transition. Tant qu’une voie leur reste ouverte, ils ne peuvent pas s’arrêter : ils surenchérissent. »

Le 25 octobre, travail de l’inconscient

Quelque-chose m’a surpris ce matin en écoutant les nouvelles ; je ne l’ai pas compris tout de suite : la diplomatie des États-Unis, celle qui dirigeait le monde, a disparu. Alors que des interlocuteurs qui auraient paru hier les plus inattendus, proposent des plans de paix, des cesser-le-feu, la Chine et l’Arabie Saoudite par exemple, les États-Unis se taisent ou ânonnent, profèrent des imprécations imprécises.

La majorité des États semblent décidés à résoudre la question israélienne. La solution à deux états y suffira-t-elle ? J’en doute, mais certainement est-ce un pas nécessaire. L’Europe du vingtième siècle a créé et rendu difficile la « question juive » ; et elle ne se résoudra probablement pas en Palestine.

« J’imagine qu’elle prend ses racines dans le traité de Westphalie », me reprend Sanpan, avec qui j’en avais souvent parlé.

« Évidemment. Je ne sais pas pourquoi l’on a tenu ce traité pour un parangon de vertu. En son temps, Holbein avait peint un remarquable tableau : “les Ambassadeurs”. L’on y voit tous les négociateurs réunis dans une vaste salle, avec un réalisme et un souci du détail impressionnants. Si l’on regarde cette toile d’un certain angle, les taches étirées de couleurs y dessinent une tête de mort en son centre. On appelle cela une anamorphose. La technique eut un succès à l’époque. L’un des peintres les plus célèbres fut invité à réaliser cette œuvre monumentale avec ce procédé nouveau. Personne ne me convaincra qu’il n’avait pas une intention critique, ni que l’on ne s’en était pas aperçu ; qu’il l’avait faite passer, si je puis dire, sous le manteau. »

En consultant mon téléphone, j’ai vu que je me suis trompé. J’ai confondu avec la peinture de Gerard ter Borch qui montre les négociateurs réunis, mais qui ne contient pas d’anamorphose. Holbein est plus ancien et mort bien avant la signature du traité. Sa toile ne contient que deux personnages. La mode des anamorphoses, il me semblait bien, était antérieure.

Je suis coutumier de telles confusions. Il suffit de vérifier, et nous n’avons jamais eu autant de moyens pour le faire. En attendant, elles stimulent souvent ma compréhension, illustrant malgré moi ma pensée.

Le plus surprenant est la précision avec laquelle je voyais l’image. Une précision qui ne laissait aucune place au doute.

Le 27 octobre, le résultat ne compte pas

Je ne crois pas qu’Aurore soit un chef-d’œuvre. Je ne suis pas dans la démarche de produire des œuvres. Ce sont plutôt des expériences, des expériences d’énonciation. Qu’est-ce qu’on dessine en énonçant de cette façon ? Énoncer, concevoir, percevoir, saisir dans les deux sens du terme…

Je n’écris pas pour la vanité d’être lu. Qu’on me lise ; je ne prétends pas qu’on n’ait rien à en tirer. Que peut-on dire en énonçant de cette façon ? Oui, l’on doit pouvoir s’en servir. J’ignore comment, mais l’on peut certainement.

C’est la principale raison pour laquelle je me suis soucié d’ateliers d’écriture. L’on expérimente à plusieurs.

Je ne dis rien ici de bien original. Tout acte littéraire est une expérimentation. Je crois que ce n’est pas le propre de la littérature seule. Les arts plastiques, la photographie qui en est une facette, sont des expériences de vision : et si l’on essayait de regarder autrement ? De même la musique. Et si l’on entendait autrement ?

– Tu me rends pensive sur un cours nouveau que prendraient les arts, dit Sinta. Les arts ou la culture, je ne sais pas puisque ce doit être un cours nouveau.

– Ce n’est pas si nouveau non plus. L’on s’est toujours beaucoup trop arrêté au résultat : l’ouvrage. Il n’est que la trace, au mieux utile à reproduire l’expérience, la poursuivre.

La lumière est magnifique ce matin, purifiée par la fraîcheur. Beaucoup de cheminées laissent maintenant échapper des panaches de fumée. L’on sent le feu de bois.

Nous allumons la cheminée au coucher du soleil, et nous laissons le feu couver jusqu’au matin. Nous ajoutons une bûche en nous levant.

– Les points communs sont nombreux entre poésie et mathématique.

– Vraiment ?

– J’ai toujours tenu la mathématique pour un art.

– N’est-elle pas une science ?

– Littéralement, non.

Je trouve ce dialogue matinal incongru. Je ris. Sinta aussi. Je boutonne ma veste.

Le 30 octobre, géniaux ingénieurs

Les technologies semblent prendre une orientation différente, que ce soit dans l’Ouest Sauvage ou dans le reste du monde. J’aimerais en savoir plus, comprendre davantage, mais il est difficile d’y distinguer nettement ce qui serait déterminant.

À l’Ouest, la technologie semble se perdre dans de folles profusions, la multiplication d’innovations mineures, sans principe directeur, sans que soit discernable ce qui est progrès ou l’inverse. Elle a cependant une direction : se rentabiliser. La technologie est toute orienté sur la gestion de la monnaie et de la propriété, c’est en lui-même un secteur clé de la technologie.

À l’Est, il est plus dur de savoir. L’on y avance à pas de géants ; on le sent bien. L’on y avance plus vite qu’à l’Ouest, mais dans quelle direction ? Tout bouge. L’on pressent plus que l’on ne voit des conflits, des camps opposés, mais l’on ne distingue pas bien ce qui se passe.

Il est dur de savoir, même de Dirac. Apparemment, à l’ouest comme à l’est, l’on fait les mêmes choses. On les fait un peu différemment semble-t-il, mais l’on ne voit pas bien. On les sent se jouer à l’Est à des niveaux plus profond que celui des établissements financiers de l’Ouest ; au niveau d’ingénieurs, de chercheurs.

Si, comme je le pressens, l’on fait différemment, cette différence, avec le temps, devrait se préciser, les routes, s’écarter. Je ne vois encore rien.

Les technologies de l’Ouest Sauvage font de l’ombre sur celles de l’Est, même vu de Dirac. Elles sont mieux connues, mieux éclairées, et depuis plus longtemps. L’on s’y est habitué. Elles sont entre les mains d’oligarques célèbres.

Les géniaux ingénieurs de l’Ouest sont devenus des oligarques. Les oligarques de l’Est ont été réduits. Peut-être est-elle là la différence : les ingénieurs contre les oligarques.

Peut-être se trompe-t-on en regardant trop du côté de la Chine et de la Russie. L’on se laisse distraire par des différences politiques, de régimes politiques. L’on devrait regarder davantage vers l’Indonésien, la Malaisie, Singapour, surtout Singapour.







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© Jean-Pierre Depétris, août 2023

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Adresse de l’original : http://jdepetris.free.fr/Livres/Sint_II/




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