Sint II

Jean-Pierre Depetris, août 2023.

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Temps nouveaux

Le 24 août, par où j’aurais pu commencer

Je suis satisfait de l’édition de ce nouveau tome. Je ne me souvenais plus de comment s’y prendre. Il y a trois ans que je n’avais plus fait cela. On oublie en trois ans ; pas vraiment, je me souvenais à mesure. Mes mains se souvenaient. Généralement, je m’y remets au moins une fois l’an.

Ce tome débute au retour d’un voyage entre Moscou et Saint-Pétersbourg, que je ne crois pas nécessaire d’avoir lu pour poursuivre. Sinon, les versions portables de mes livres sont dotées d’un index qui permet d’y suivre les pistes. J’ai créé cet outil pour m’y retrouver dans le désordre de ma pensée, qui est en réalité un ordre subtil et multidimensionnel ; d’où l’importance des dates et de la forme journal.

Je disais que mes mains se souvenaient. Bahâ’ uddin Naqshband donne sa nécessaire importance au travail des mains, et l’on ne songera jamais assez combien écrire est un travail manuel, ni combien les outils manuels de l’écriture ont une incidence décisive sur le cours de la pensée, son fonctionnement réel.

Les outils fondamentaux de l’écriture restent la plume et le papier, j’en demeure étonné, même lorsqu’il s’agit du formatage du texte en ligne. L’on ne peut s’en passer, et l’on s’étonne que l’écran, voire la succession d’écrans virtuels, ne permette pas d’en faire l’économie. L’on griffonne toujours à côté, tant l’attention se dissout quand la main ne guide plus.

Lorsque je débute l’édition d’un nouveau livre, il n’est pas rare que je note à la main sur la page même de mon manuscrit quelques bribes de code, des schémas ou des calculs. Je suis sûr que Bahâ’ uddin Naqshband en aurait été intéressé.

Le 25 août, le monde et les temps changent

« Boukhara, où s’est rendue Sinta, et Samarcande, sont les deux joyaux de la civilisation persane, mais ils ne sont pas en Iran, ils sont en Ouzbékistan, et les Ouzbeks, ce sont des sortes de Turcs, qui parlent une langue turque ; mais les Ouzbeks ne se trouvent pas non plus en Turquie. »

« Les Ouzbeks aiment par-dessus tout la lutte ; comme les Texans, le rodéo. Ce ne sont pas des peuples intellectuels. Les Ouzbeks, comme les Texans, ne savent pas casser la croûte sans remercier Dieu. Ça n’en fait pas des peuples mystiques, mais seulement gloutons. »

Dans son courriel, Sint a habillé les Ouzbeks pour l’hiver. Sa méchanceté est compréhensible : elle me disait ce qu’ils ont laissé devenir les joyaux de la civilisation persane, la sienne.

Je pense comme elle me l’écrivait que cette situation va changer. L’Ouzbékistan va cesser d’être écartelé entre des cultures diverses et souvent opposées. On va laisser à Boukhara et à Samarcande la chance d’en devenir le cœur.

« Un cœur qui pulsera loin, jusqu’à Lahore, jusqu’à Kazan, jusqu’à Xi’an et jusqu’à Tombouctou et à l’Archipel de la Lune. »

Le 29 août, l’orage, la maladie

Sint est revenue avec les intempéries. J’ai pris froid en rentrant avec elle sous la pluie de la gare. Elle est descendue du train comme une apparition, dans une robe turquoise imprimée. Elle a ôté ses sandales dorées pour ne pas que la pluie qui dévalait ne les abîme.

Les maisons se sont gorgées de chaleur tout l’été. La température est tombée dehors, mais il fait chaud à l’intérieur. L’on fait du courant-d’air, c’est ce qui me fut fatal en rentrant.

Dès que l’on est un peu malade, le monde apparaît sous un jour plus hostile. Le miracle quotidiennement renouvelé de la vie insatiable ne va plus de soi.

J’étais bien content que Sinta fût là pour m’aider à traverser cette petite épreuve, petite car il arrive qu’on en rencontre de plus terribles, mais épreuve cependant. Je tenais à peine droit. Comment aurais-je fait seul ? Je n’aurais pourtant pas souhaité offrir à son retour ce spectacle d’un vieil homme faible et groggy.

Le temps n’était pas aux grands dessins. J’ai mal partout.

Nous avons perdu vingt degrés en vingt-quatre heures cette fin de semaine. On s’était habitué, et tout à changé, comme entré dans un autre temps. Ou plutôt tout s’est figé. Rien ne bouge. Rien n’évolue. Les forces de l’Otan continue à se faire hacher sur place dans les territoires russes qu’elles avaient imprudemment occupés, sans avancer ni reculer significativement. Les coup-d’état se succèdent en Afrique… Je lis à peine les nouvelles.

Je récupère lentement mon corps. Déjà j’ai repris possessions de mes bronches et de mon buste. De là, mes forces vitales se lancent à la reconquête de mes muscles encore endoloris.

Je sors le matin dès que la température devient raisonnablement douce. Je contemple tous ces gens qui font preuve du courage de mettre un pied devant l’autre et de recommencer.

Le 31 août, la voie

Sinta, ce n’est pas Lady Mac Beth. Elle ne cherche certainement pas à me pousser à quelque publication prestigieuse, quelque promotion de derrière les fagots. Si nous savions quoi, nous aurions autre chose en tête. Je ne sais pas quoi.

Je suis le voie, et je n’ai nul besoin qu’on m’y invite ni qu’on m’y pousse.

Je poursuis la voie ; mais la question n’est peut-être plus seulement de poursuivre, continuer. Alors quoi d’autre ?

La question me trouble.

Le 2 septembre, le plus grand espace francophone

L’Afrique occidentale est le plus grand espace francophone de cinq cents millions de locuteurs. Je ne l’ai pas vu venir. Bien sûr, l’on y parle un grand nombre de langues locales, minoritaires et condamnées à la demeurer, éclatées qu’elles sont entre des nationalités distribuées hors de tout sens commun.

J’avais observé que la langue arabe s’était bien renforcée. L’anglais exerce une forte concurrence. L’on parle anglais, mais on n’abandonne pas le français. La langue française, ce butin de guerre tel que le définissait Kateb Yacine, est devenu l’arme favorite des panafricains contre l’impérialisme français. Ce n’est pas un paradoxe à négliger : la langue de Lumumba, de Sankara.

Pendant que ce sous-continent francophone se constituait, la France s’est peuplée d’une forte immigration noire, donnant une plus grande homogénéité entre les deux populations, celle de la France, et celle de l’Afrique Occidentale.

Je n’ai pas retrouvé une grande forme. Je reste un peu fatigué.

« Soigne-toi bien », me dit Nadina. Ces refroidissements de fin d’été sont mauvais. »

« La réponse des Surréalistes à l’Exposition Coloniale de 1931 », continue-t-elle, « fut un grand moment pour l’esprit, un moment de l’histoire universelle qui résonnera longtemps. Il s’en dégage une modulation profonde, évoluant avec les événements dont elle continue à moduler le sens, et qui modulent le sien. »

Le 8 septembre, devant l’immobilité des montagnes

Cet automne est sec. Ce n’est pas normal. Des feuilles déjà mortes sont roulées par le vent sur la place. Sans lui, il ferait bien chaud. Le climat est rude cette année.

Les montagnes sont toujours là autour de Dirac. Elles enseignent que l’impatience est vaine.

« Et maintenant, que vas-tu faire ? », me demande Sinta. Que puis-je faire devant les étendues immenses d’espace et de temps ? J’ai sans doute de la force à donner à d’autres, m’en reste-t-il assez ? Me voilà bien éperdu devant l’immobilité des montagnes.

Je me suis rapproché du conservatoire de Dirac. L’on y piste les différentes variantes des instruments classiques est traditionnels. On inventorie des musiques plus ou moins savantes et populaires. L’on y étudie les textes anciens des théoriciens de la musique. Des étudiants étrangers reçoivent des bourses pour venir poursuivre un même travail sur leurs traditions musicales.

Cela se révélerait-il avoir une importance si considérable sur le monde tel qu’il est en train de changer ? C’est possible. L’avenir en dépend peut-être plus qu’on ne le pense.

« Bien sûr que la musique est essentielle. Elle l’a toujours été. N’est-elle pas l’essence des nombres ? Elle a subi ces derniers siècles des métamorphoses étonnantes », me dit Licos. Il s’est rapproché lui aussi du conservatoire qui a sollicité ses services en sa qualité de chercheur en mathématiques.

« À travers les grandes civilisations, la musique était devenue une science subtile. La musique occidentale moderne a produit des inventions étonnantes, notamment vers la Russie autour de la Révolution. Puis tout semble avoir explosé dans une certaine confusion. Connais-tu le travail de Kandinsky et son idée d’un art total ? »

« Il semblerait que l’on oublie la musique pour le son. Tout a chaviré quand il est devenu possible d’enregistrer la musique. L’on offrait alors des musiques déjà faites. Cela change tout : une musique qu’il est possible de copier, et non de rejouer, d’adapter, de modifier. Disparues les partitions, les livrets, les instruments. Du son. Parti sur d’immenses exigences, tout devait finir en streaming. »

Bien sûr, la mathématique n’est pas une abstraction numérique de la musique. Elle est inscrite dans l’instrument. L’instrument est toujours un dispositif matériel numérique, avec ses tablatures, ses cordes, son ébénisterie… C’est ainsi que l’on touche et manipule le musique et les nombres aussi bien.

Moi non plus, je ne me résoudrais pas à entendre une musique sans chercher à en percer immédiatement les arcanes. C’est une pulsion naturelle. Je me demande ce que deviendrait une musique que l’on ne saurait ni toucher, ni composer, ni, pour tout dire, jouer ?

Le 10 septembre, idées nouvelles

Au début de ce siècle, j’avais entendu dire par Vladimir Poutine que les nationalités de l’Union soviétique constituaient un piège mortel. Pourquoi ? Je n’en sais rien. J’imagine qu’il savait de quoi il parlait.

Il avait semblé pendant un temps aller de soi que l’Union Soviétique se constituât en républiques socialistes soviétiques dotées de certaines identités nationales. Les religions y ont souvent fait fonction de cultures nationales, adossées à leurs langues.

Pourquoi pas ? Cela ne me semblait pas cependant aller de soi non plus. Rien ne me semblait dans tout cela la voie royale vers le Communisme. Je ne tenais pas à contredire Lénine, ni Staline. Je ne pensais pas particulièrement le contraire, mais je ne voyais pas ; ni je ne voyais davantage de pièges mortels. En vérité, je ne sais pas quoi en penser.

La fin du vingtième siècle a été la grande époque des luttes de libération nationales : Algérie, Indochine… Que signifiaient ces nationalités à propos de communautés dont les caractères nationaux étaient souvent problématiques, voire énigmatiques, et le seul héritage de la colonisation.

Vladimir Poutine a inauguré au début de ce siècle une idée nouvelle, étrangement nouvelle, avec son paradigme d’État multinational. Voilà qui change tout et ouvre des champs inattendus aux relations entre les hommes. Le monde en devient sensiblement plus apaisé.

Cette fin d’été n’est pas très humide. Même les nuages paraissent secs : de petits nuages effilochés qui éclatent en poussières lumineuses. Des nuages sauraient-ils être secs ? Ils le paraissent dans leurs couleurs sensiblement ocres sur le bleu desséché du ciel, mais la brise est là, maintenant quotidienne.

L’idée d’État multinational me semble être une grande idée, dans la mesure où celle d’État en est une.

Ce soir, l’on attend de l’orage. On verra bien. J’aime entendre tonner en montagne.

Le 13 septembre

J’aurais bien aimé remonter quelque temps dans le chalet de Sinti. L’air a beaucoup fraîchi, mais ce n’est pas plus mal. Il est plus agréable de marcher, et même de marcher vite, de marcher dans les bois. L’air est plus humide, et l’on a vite froid quand on reste immobile.

Je me souviens d’avoir lu Flaubert qui évoquait à propos de Marseille « une chaleur virile ». La chaleur de juillet à Dirac, est virile elle aussi, et elle l’est restée plus longtemps cette année.

Une étudiante est venue ouvrir son ordinateur à une table près de la mienne sur la terrasse du lac. Je ne parviendrai jamais à saisir au clavier aussi rapidement qu’elle. Au clavier, ce n’est rien encore, mais sur l’écran d’un téléphone, je suis totalement incapable de me servir naturellement de mes deux pouces. Je suis totalement handicapé.

L’étudiante n’a pas tardé elle non plus à avoir froid et a sorti sa veste qu’elle s’est jetée sur les épaules

Écrire un SMS m’est une épreuve. J’essaie de me contenter la plupart du temps de messages du genre « OK ». Je commence à me demander si je ne suis pas inadapté à l’époque où je vis.

Je pense aussi que l’époque n’est pas non plus très adaptée à elle-même. Nous verrons bien.

Nous ne nous sommes pas assis très loin de l’eau qui clapote tout doucement devant nous. Tout cela ressemble déjà un peu à un temps d’automne.

Je me perds dans la contemplation des reflets qui courent entre les cailloux, des brindilles qui se bercent. Non, l’automne ne rend pas morose, il rend rêveur surtout.

J’aimerais terminer avant de rentrer, le courriel que j’écris pour le forum du séminaire. Je l’écris à la plume et je le saisirai plus tard. Il n’y a rien de tel que d’écrire à la plume si l’on tient à savoir ce qu’on dit. Non, non, j’insiste, c’est important.









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© Jean-Pierre Depétris, août 2023

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Adresse de l’original : http://jdepetris.free.fr/Livres/Sint_II/




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