J’ai perdu l’habitude de lire sur du papier. Je lisais souvent en marchant. Aujourd’hui, je lis surtout à l’écran. La tentation est grande alors de ne faire qu’écouter.
Ce n’est pas pareil. L’on y passe plus de temps, et l’on comprend moins. D’un autre côté, j’y perfectionne ma maîtrise à l’oral des langues étrangères. L’anglais est aussi vicieux que le français ; je ne savais simplement pas prononcer certains mots, comme « aqueduct » dont j’ignorais carrément le ‘t’ final comme en français, à force de pratiquer surtout l’écrit.
Je ne m’habituerai jamais à voir, même dans les sites les plus sérieux, ces invitations à « liker » ; un ton et des icônes « teen-ager » ; ni l’usage dans les sites francophones d’un patois bruxellois comme je viens de me le permettre.
J’imagine que tout cela finira par passer. Je suis sûr que l’internet changera. Je ne sais ce qui restera de celui que l’on connaît. Ces choses sont vouées à disparaître.
– Comment cela ? m’a demandé Sint
– Tu sais il serait très facile de tout reprendre sur d’autres bases.
– Comment ? Sint et moi avons traîné à bavarder sur le balcon. Cet après-midi, nous avons vu dans le ciel qu’un orage se préparait. Nous sommes rentrés au plus vite au bruit des premiers tonnerres. Nous nous sommes installés sur le balcon avec un thé en contemplant les merveilleux nuages contres les montagnes immenses. Une diagonale séparait d’un trait presque droit un bleu si sombre qu’il semblait noir en bas vers les vallées ; et un blanc presque pur dans les hauteurs des cimes.
– En changeant seulement de DNS, lui ai-je expliqué. Ce Web que tant de puissances s’évertuent à contrôler, il serait entièrement changé par quelques touches. Quand j’entends « parution », j’entends résonner dans mes oreilles « disparition ». Tous disparaît à tant paraître.
– Tes réflexions sont un peu inquiétantes, ne trouves-tu pas ?
– Pas vraiment. La vie est fugace, et la fugacité est la vie elle-même.
– Cesse de dire des sottises. Ce que tu évoquais d’un possible retournement du Web est intéressant. J’aimerais que tu le précises.
– Je n’ai rien derrière la tête. Je n’en sais rien. Il me semble seulement que ce fourmillement de contenus et de micro-applications aussi envahissantes qu’impénétrables ressemble plutôt à un processus de disparition. La disparition est souvent précédée de la profusion.
Je ne sais pas si tu as déjà vu dans la campagne le cadavre d’un animal fraîchement mort, il est grouillant de vie. Cette vie n’y demeure pas. Elle s’en nourrit, devient autre et s’en va. Il n’y a rien d’inquiétant ni d’attristant là-dedans.
L’utopie du Web, c’est la possibilité de communiquer avec tout le monde. Il n’y a aucun besoin pour tout le monde de communiquer avec tout le monde. L’idée en est monstrueuse si tu y songes. On ne l’imaginerais naître que dans les cerveaux d’un conseil d’administration monstrueux qui rêverait de faire de toute l’humanité sa clientèle, et aussi, par la même occasion d’absorber tous ses concurrents. Au fond, c’est l’idée qui est derrière le Web. Toutes les dérives qui t’inquiéteront n’en seront que les conséquences.
– Tu penses à un conseil d’administration plutôt qu’à un gouvernement, un état totalitaire, ai-je interrompu Shaïn.
Il y a longtemps que je n’avais plus rencontré Shaïn, le vieux mais solide syndicaliste qui s’occupe toujours de son centre de formation quand il ne joue pas du kamanche. Il était arrêté à un feu tricolore avec sa camionnette. Il m’a invité à monter jusqu’à la prochaine terrasse ensoleillée.
– C’est logique, un système totalitaire est nécessairement marchand. La marchandise est à la fois le moyen et l’essence du totalitarisme. Il en est ainsi dans le monde de la raison pure, mais pas dans la réalité. Des formes sociales ont évolué dans cette direction, mais sans parvenir à l’atteindre. C’est une utopie, ou une dystopie si tu préfères : un horizon. L’on peut toujours marcher vers l’horizon, mais, par nature, on ne l’atteint pas.
– L’association que tu fais entre marchandise et totalitarisme me semble intuitivement juste. Tu saurais en dire plus ?
Les marchandises sont des objets bien particuliers : ils sont produits par un procès mécanique et répétitif qui les rends identiques les uns aux autres, et dans un temps de travail égal et quantifiable.
– Bien que venant de l’Ouest Sauvage, je ne suis pas complètement ignare, l’ai-je interrompu, m’attendant à un abrégé du Capital.
– Excuse-moi. Il suffit de retenir que le mode de production des marchandises, le mode de production marchand, tend à dominer et se soumettre toutes les formes de travail. Il conduit à un monde où tous les objets deviennent des marchandises parfaitement quantifiables par leur valeur marchande ; puis de là, toutes les activités elles-mêmes, et les humains aussi.
Tout est régi par la valeur abstraite des marchandises, et le pouvoir qui en émane sera forcément gestionnaire : un conseil d’administration. Mais c’est une utopie, ou une dystopie. L’on peut toujours en nourrir le projet, mais il n’a aucune chance de se réaliser.
Je reconnais là une attitude mentale partagée dans la région. Elle s’est sans doute forgée aux temps anciens de Zarathoustra, et renforcée plus tard avec Manès.
Chacun sait que l’antique religion de l’Iran reposait sur deux figures divines : Ahura Mazda, le seigneur de lumière, et Ahriman, le maître des ténèbres. C’est sur quoi repose le Manichéisme qui fut remplacé par l’Islam qui en a toujours gardé quelque-chose.
Sur quoi cela repose ? On le comprend mal à l’étranger. La lumière triomphe toujours des ténèbres : elle les fait reculer ; mais jamais au point de les faire disparaître. Pourquoi ? Parce que la lumière produit de l’ombre. Elle génère ses propres ténèbres.
Il serait donc aussi vain d’espérer une disparition des ténèbres, que mal avisé de choisir leur camp. La lumière produit de l’ombre simplement parce qu’elle éclaire, et l’on ne peut le regretter, car sans ombre, l’on ne verrait rien.
Sous son apparent pessimisme : les réalisations les plus saines, voire les plus saintes, portent toujours leur part maléfique ; derrière ce pessimisme se tient un optimisme radical : la victoire de la lumière est certaine et éternelle.
Malgré cela, elle ne sera jamais totale ; c’est une limite que l’on ne peut qu’accepter. Cette façon de voir, j’ai fini par l’épouser, et elle m’a conduit très loin de celle dont j’ai hérité au berceau.
J’ai bien compris cependant que les explications de Shaïn n’étaient pas principalement nourries par cette morphologie mentale traditionnelle. Elles reposaient sur des contradictions internes aussi logiques que pragmatiques.
Nous en avons parlé et il me l’a bien expliqué. Cela ne fait peut-être pas une si grande différence.
Je fais la cuisine avec Sint. « Je me demande pourquoi tu écris tant », m’a-t-elle interrogé. « Tu ne fais pourtant pas d’effort pour être lu, bien que tu laisses l’accès facile à tes cahiers. »
« J’écris comme d’autres méditent », lui ai-je répondu en lavant les tomates. Je crois que nous n’allons pas arroser : il est tombé quelques gouttes ce matin ; des gouttes un peu terreuses encore une fois.
« Pourquoi ne te contentes-tu pas de méditer comme font les Bouddhistes ? – Méditer consiste à laisser aller sa pensée sans but ni contrainte ; la laisser se bâtir et s’envoler dans le néant. Ce n’est pas comme la prière, où nous imaginons un interlocuteur qui sache et comprenne tout sans aucun obscurcissement. Un tel interlocuteur nous aide parfois à aiguiser notre sincérité. »
Les légumes poussent bien dans le jardin. J’ai trouvé quelques belles tomates pour les faire à la Provençale. « Il m’est arrivé de lire combien l’oraison donnait de plaisir, et bien de ceux que je connais ici me laissent deviner combien elle en procure. – Tu m’as toujours dit que tu ne croyais pas en Allah. – Il n’est pas nécessaire d’y croire. L’on peut seulement imaginer. Il est tout à fait possible d’imaginer un tel interlocuteur. Cependant, tu dois bien le savoir, ce que nous échangeons avec Lui est rarement facile à partager. »
« Tu lui parles, mais tu ne lui écris pas. Non ? »
Le plaisir de cuisiner, je le connais surtout depuis que je suis ici. Avant, je n’avais pas le temps de l’apprécier. L’on ne goûte jamais aussi bien un bon repas que lorsqu’on le prépare. L’on surveille la cuisson, on la règle à point, on se fie à l’odeur. L’on s’en régale avant même de commencer à manger.
« Dans tous les cas, la pensée est comme le calcul. – Comment cela ? m’interroge Sinta. – Le calcul est lui-même une forme de pensée, et nous connaissons tous la différence entre le calcul mental et écrit. Elle est immense, si grande que l’on ne saurait l’évaluer. » À l’odeur des tomates qui s’élève sous le couvercle de la poêle, je sens qu’il est temps de mettre à chauffer l’eau pour les pâtes.
« La mathématique est née tout entière de l’écriture : Tu te relis, tu reviens sur le cours de ta pensée, tu le navigues, tu le corriges, tu le ratures. Les règles de la grammaire se font alors un instrument puissant si tu sais t’en servir. »
Sint et moi faisons le plus souvent la cuisine ensemble. L’un est au fourneau et l’autre aide selon que notre cuisine est d’ici ou de chez moi. C’est encore un grand plaisir de cuisiner ensemble.
« Pourquoi as-tu besoin que l’on te lise ? – Je n’en ai pas besoin ; si ce n’est seulement prendre appui sur cette éventualité. »
« En ce sens oui peut-être, je l’admets, j’en ai peut-être besoin car si personne ne me lisait jamais, je cesserais d’y croire. J’ai seulement besoin que cela arrive, que l’éventualité soit présente et que je n’en ressente aucun embarras. »
« Pour cela, je dois être attentif à mon lecteur virtuel : piquer sa curiosité, le surprendre ; être aussi compréhensible que je le puisse ; éclaircir et ouvrir son entendement ; et surtout, ne pas lui révéler ce dont il vaudrait mieux qu’il demeure ignorant. – Comment cela ? » s’est encore étonnée Sinta en coupant l’ail et le persil.
« Il ne t’a pas échappé que parmi ceux qui sont susceptibles de me lire, beaucoup sont de notre entourage et se connaissent entre eux. Je dois donc prendre soin de ne jamais révéler des confidences. – Cette contrainte ne te limite-t-elle pas ? Pourquoi ne préférerais-tu pas écrire des fictions ; inventer les personnages et les circonstances ? – Pas du tout. Les contraintes stimulent l’écriture. »
« Moi, je craindrais que des interdits offrent à mon esprit des zones où iraient se cacher des pensées que je n’oserais pas poursuivre. – Et après ? Il serait vain de chercher à tout dire. Et pourquoi tes pensées souhaiteraient-elles se cacher, quand elles ne demandent au contraire qu’à s’énoncer ? »
« Quand vient sous ta plume des récits ou des idées que tu ferais mieux de taire, il est si simple de les barrer », dis-je en soulevant le couvercle pour surveiller la cuisson.
« Ce que tu découvres en écrivant, ce ne sont pas des pensées qui auraient souhaité rester cachées dans l’ombre. Elles ne demandaient qu’à sortir dans la claire lumière. C’est comme lorsque tu résous des équations : ce qu’elles te font voir est parfois merveilleux, et seules les limites de ta sagacité t’en auraient caché les solutions. »
Le ciel est toujours gris d’une poussière de sable. Je m’inquiète un peu pour les vitres qui étaient encore propres. Elle donne à la lumière une incandescence qui surprend quand on la fixe.
« L’on reconnaît souvent ceux qui pratiquent assidûment l’écriture à ce qu’ils ont des pensées plus élaborées que les autres », continuais-je. « Ils n’ont pas à improviser à chaque pas leurs paroles ; et s’il leur arrive à eux aussi de se répéter, contrairement aux seuls parleurs, ils sont capables de discourir longtemps avant que l’on ne s’en aperçoive. Pour autant, ils sont comme tout le monde. Leur esprit contient lui aussi d’immenses régions complètement vides. »
Licos a tenu à me raccompagner en voiture de l’université. En chemin nous avons croisé Idris qui descendait vers le lac. Il nous a proposé de déjeuner ensemble.
J’ai prévenu Sint qui en a été ravie. Elle craint toujours que je n’aie pas assez d’amis à Dirac. Elle redoute peut-être que naisse en moi une nostalgie de mon pays. L’air est pourtant ici tellement plus frais.
Il commence à faire chaud en juin à Dirac. Le vent des cime rafraîchit un peu, mais ce climat contrasté est fatiguant.
« Il y a une capillarité entre les techniques et les humanités », dis-je quand Laïla a pris nos commandes. « Je n’en vois pas de meilleur exemple que celui de l’Encyclopédie. Elle est à la source et aussi bien le produit du meilleurs des Lumières. Les Lumières sont un peu la religion de l’Occident, avec son Divin Horloger ou sans. Cette capillarité semble s’être arrêtée là.
l’on admire dans l’Encyclopédie son sens de la synthèse et sa clarté, mais on remarque aussi que les sciences et les techniques qui y ont été exposées, n’étaient plus celles qui étaient à la pointe après le milieu du dix-huitième siècle. Les plus nouvelles en étaient absentes. L’Encyclopédie, à peine sortie de chez l’imprimeur, était déjà obsolète : l’électricité, la thermodynamique, la chimie de Lavoisier, l’évolution des espèces ; Linné, Sadi Carnot, Galois, Fourrier… »
« Peut-être les humanités s’en nourrissaient-elles moins, ni ne les alimentaient-elles autant », a relevé Idris.
« Les nouvelles sciences, les sciences contemporaines pourrions-nous dire pour les distinguer des modernes, se sont faites moins accessibles aux sens. Je ne suis pas convaincu que ce caractère leur soit essentiellement inhérent. J’en suis trop détaché pour produire de bons arguments, mais j’y vois plutôt l’effet d’un parti-pris. »
« Quand je me suis plongé dans la mécanique de Newton, je l’ai découverte moins accessible que je ne le pensait à un individu cultivé de mon temps. J’avais lu les Essais sur la relativité de Kouznetsov, mais je perdais pied dans la Mécanique de Newton. Cette expérience m’a donné à réfléchir. L’aspect toujours plus ésotérique des sciences contemporaines était peut-être un leurre. Oui, un parti-pris. »
« Il y eut un temps où le scientifique, celui que l’on appela longtemps le « philosophe », était soucieux d’être accessible à tous les autres savants, mais pas seulement à ceux qui partageaient sa discipline, puis son seul domaine de recherche. Tout est devenu plus compliqué, se dit-on. Je crois plutôt à un changement de parti-pris. »
« Les sciences n’évoluent pas en se complexifiant toujours davantage. Elles évoluent aussi par des synthèses qui les reconstruisent ; en restructurant leur ensemble. Thomas Khun a parfaitement montré que les sciences n’accumulent pas des briques les unes sur les autres ; elles se reconstruisent différemment, changent de paradigmes. »
« Ce n’est pas un bon signe qu’elles se complexifient en effet », m’approuve Licos. « Si elles se complexifient, elles doivent se restructurer sur une architecture plus simple. Elles n’ont pas le choix, sinon de risquer ce paradoxe que plus personne ne soit assez savant pour les embrasser. Que serait un savoir que plus personne ne saurait ? »
« Tu dis donc », synthétise Idris, « que les Lumières sont la tradition de l’Occident Moderne. »
« Je crois que c’est le point de vue de notre ami », l’approuve Licos. « et nous savons qu’il n’est pas disposé à prendre une tradition au sérieux, et du seul fait qu’elle en soit une. »
« N’allons pas trop vite », je le corrige. « C’est l’opposition entre tradition et progrès que je ne prends pas au sérieux ; ou plus exactement, celle entre une culture des humanités et une science de la nature. »
« C’est donc ainsi que tu expliques le résultat des élections européennes de ce dimanche dont notre conversation est partie », s’amuse Idris. « Non, ne te fâche pas, je t’ai bien compris », reprend-il en plaisantant encore. « C’est en allant dans cette voie que l’Occident Moderne a commencé à devenir ce que tu préfères appeler l’Ouest Sauvage. »
« Oui, mais tu dois encore dire l’essentiel », reprend Licos : « La faillite des sciences en Occident qui ne trouvent plus le chemin de la technique et du travail industriel. »
« Elles se dissolvent dans des constructions inextricables et abstraites. Elles n’ont plus pour fonction d’ouvrir des voies à l’intelligence ; mais celle de la décourager plutôt de les suivre : La convaincre au contraire de s’en remettre à ceux-là seuls dont on doit croire, titres et diplômes à l’appui, qu’ils sont savants. »
© Jean-Pierre Depétris, août 2023
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