Licos parlait de la faillite des sciences qui ne trouvent plus le chemin de la technique et du travail ; ce sont ses mots. C’est en effet l’impasse dans laquelle se trouve l’industrie et les technologies de l’armement de l’Ouest, celle des USA surtout, les seules qui pourraient encore rêver.
Sariana vient de me donner précisément quelques échos du Congrès des États-Unis qui a abordé ces derniers jours la question du Projet Sentinel des missiles stratégiques qui doivent remplace le Minuteman vieux d’une soixantaine d’années : explosion des budgets, explosion des délais ; et surtout personne qui sache par quels moyens l’on saurait sortir des impasses dans lesquelles il s’enlise.
Sariana m’a assuré que le principal problème tient à un manque de main d’œuvre à la hauteur. Toujours celui-là-même qui a conduit le nucléaire français à la ruine.
Il ne faudrait pas croire que le programme Sentinel soit le seul en cause. L’US Navy ne sait comment renouveler sa flotte. Celle-ci est toujours plus réduite en quantité, et en qualité plus hasardeuse. Voilà qui est de mauvaise augure quand on voudrait menacer la Chine qui produit toute sorte d’armes en qualité et en quantité croissantes.
Les meilleur bombardiers stratégiques dont disposent les USA est le B-52 des années cinquante, dont soixante-et-dix sont encore utilisables, et dont le putatif successeur est encore en projet. Et ne parlons pas des F35…
Les provocations perpétuelles des pays de l’Otan qui font redouter aux populations une guerre majeure, ne devaient donc pas les empêcher de dormir. Les pays de l’Otan devraient être dirigés par des fous pour tenter une aventure contre la Fédération de Russie. Le seraient-ils qu’on imagine mal qui les suivrait dans cette voie.
Les peuples de l’Ouest et même leurs « élites » ne paraissent pas informés des rapports de force ; « mais les peuples et les “élites” ne comptent plus pour beaucoup à l’Ouest. L’on ne leur demande même pas leur consentement », m’a dit Sariana.
« Tu te rends compte », m’a-t-elle encore dit, « les vieux systèmes S-300 soviétiques dont les forces de la junte disposent encore de quelques-exemplaires, sont plus efficaces que les Patriot que l’Otan livre depuis 2023. »
«Les S-300 sont plus récents d’après ce que je crois savoir. Les Patriots servaient déjà pendant Première Guerre du Golfe. » Je suis arrivé un peu à l’avance pour déjeuner avec elle et Farzal. Il n’était pas encore là. Je pensais prendre quelques photos entre la forêt et les rempart. Les prairies sentent bon après l’orage d’hier.
Il paraît que la photographie, même numérique, n’est pas sensible aux arômes ; je n’en suis pas si sûr. Je voulais m’assurer jusqu’à quel point j’aurais été capable de les saisir dans mes images : glisser de l’image visuelle à l’image olfactive si l’on veut, mais j’étais déjà fatigué par la marche
J’avais trop besoin d’un fauteuil et d’un verre d’eau fraîche. Je tenais donc compagnie à Sariana qui s’occupait encore à la cuisine quand Farzal est arrivé.
Farzal nous a parlé de la classe ouvrière de l’Union Soviétique. « Je suis un militaire, et je devrais plutôt faire l’éloge des exploits de l’Armée Rouge. Ils n’auraient rien été cependant comparés à ceux des soviets industriels. Cela devrait te plaire tel que je te connais. »
« On ne peut qu’être saisi en découvrant comment les soviets sont parvenue à déplacer l’industrie de guerre d’Ukraine et de Biélorussie par voies ferrés jusqu’au-delà de l’Oural en 1941. Tu peux imaginer ce que représente le démontage d’une grosse usine sidérurgique, et sa reconstruction en pleine nature par les ouvriers eux-mêmes venus avec et accompagnés de leurs familles ? Tu imagines la logistiques, l’ingéniosité, le savoir-faire »
« Après la Première Guerre Mondiale, la Révolution, la guerre civile, leurs famines et leurs destructions, l’Union Soviétique disposait d’une classe ouvrière bien plus capable que le reste du monde », l’ai-je approuvé. « Elle devait déjà exister ; je peine à croire qu’elle soient née de rien pendant ces vingts années terribles. »
« Je crois que l’industrie russe était beaucoup plus développée sous le Tzar qu’on ne l’a trop dit », m’a approuvé Farzal. « Son agriculture était certainement moyenâgeuse, mais son industrie était moderne. En témoigne la tentative révolutionnaire de 1905 et le premier soviet de Poulitov. »
« La production agricole reposait peut-être sur des bases féodales », dis-je, « mais cela devrait être relativisé. Elle s’étendait sur de vastes exploitations collectives qui ne demandaient qu’à être socialisées, et n’attendaient que les nouvelles machines agricoles. La Révolution Russe en Ukraine de Makhno enseigne comment l’organisation industrielle et agricole n’attendaient plus que de fusionner. »
« Il est vrai que l’histoire qui fut écrite de l’Union Soviétique est mensongère. Elle le fut davantage à l’Ouest, pour ce que je m’y suis penché », commente Farzal.
« Tout cela me tait penser à une nouvelle de Nicolas Gogol, les Âmes mortes, qui avec humour incite à la méfiance qu’il est toujours judicieux d’entretenir envers les sources écrites », dis-je.
« En tous cas », ajoute Sariana, « l’histoire est vouée à déboucher dans le présent, et celui-ci témoigne. Les années 1940 témoignaient de ce passé, comme la puissance industrielle d’aujourd’hui, témoigne que l’Union était plus Soviétique qu’on ne l’avait cru. »
L’autre jour, je disais à Sint en bavardant sur le chemin de l’Université où elle ne peut s’empêcher de demeurer une enseignante émérite : « Le sous-continent européen a gardé longtemps la nostalgie de l’Empire Romain. Elle a fait son unité et son identité. Ce n’est pas le cas du monde slave où l’Empire Romain s’est survécu longtemps. Cette nostalgie, je la crois plutôt être celle de la Pax Romana. Comment ne pas comprendre un peuple qui rêve de paix ; fût-elle la paix à n’importe quel prix ? »
« L’on a de quoi être surpris que ce désir de paix, qui se traduisait par ce désir d’empire, ait alimenté tant de guerres : les croisades. Tuer tous les infidèles, tous sans discernement, pour que règne la paix universelle. »
« L’on a créé le mot « croisade » par imitation de l’arabe « jihad ». C’était un peu dire que la croisade serait le jihad des chrétiens. De là l’inversion s’imposait : le jihad serait la version islamique des croisades. Non ! Rien à voir : l’islam n’a jamais connu l’esprit des croisades : tuer ou convertir par la force les infidèles. Le jihad est tout autre. »
« L’esprit des croisades est toujours resté vif en Europe et en Amérique du Nord. – Je le savais déjà », m’a dit Sinta.
Il y a trois ans, quand je suis parti, Marseille était encore une ville du vingtième siècle. Dirac est résolument du vingt-et-unième. Pourquoi ? L’on voit pourtant de hautes tours qui ont poussé à Marseille ; de nouveaux quartiers neufs ; et Dirac conserve toujours des côtés rustiques. Pourtant tout y est mieux agencé.
Depuis que je suis arrivé, j’essaie de comprendre cette différence. Quand il me semble en découvrir des aspects, je ne vois pas ce qui me les fait davantage ressentir d’un siècle nouveau.
L’espace est mieux réparti ; le mobilier urbain, plus rare. L’on est capable de décider si une rue est ou non dédiée aux piétons ou à la circulation automobile. Dans le dernier cas, les trottoirs sont voués à la marche, suffisamment larges pour deux personnes au moins bavardant de front, sans les contraindre à tout moment de passer l’une derrière l’autre. Des arbres ou des buissons sont généralement plantés entre la chaussée et le trottoir qu’ils ombragent, séparant le passant de la circulation automobile.
Aussi le ville est plus propre, mieux entretenue, les nettoyeurs pouvant passer partout.
Où sont les automobiles ? Il y en a à Dirac. L’on n’a pas construit des garages un peu partout à la place des jardins. Où sont les automobiles ? Les plient-ils, les rangent-ils sous les lits ? Il doit y en avoir moins qu’à Marseille. Sint en a une que nous partageons. À Marseille, nous en aurions deux ou trois. Certainement en aurions-nous besoin.
Moi, je vais souvent à pieds. Il est facile et agréable de marcher à Dirac ; l’on est tenté de ne pas prendre de voiture, ce qui rend la marche facile et agréable, et inversement.
La chaleur est enfin arrivée depuis quelques jours : brutale. L’on aperçoit pourtant des nages dans un coin de l’horizon. Ils passent quelquefois voiler le soleil, mais ils ne sont plus chargés de sable.
Parfois une bourrasque se lève. Par deux fois, mon parasol a été emporté la semaine dernière. Rien ne les avait annoncées. Par deux fois, juste après que je me sois installé et que j’aie commencé à écrire.
Par deux fois, le parasol tombant sur moi au risque de me blesser, renversant verre et tasse et me suspendant au détour d’une phrase, m’avait laissé sidéré et un peu humilié.
« Rassure-moi, Leïla », lui ai-je demandé quand elle est sortie la seconde fois pour me porter secours. « Cela arrive-t-il aussi quand je ne suis pas là ? »
« Non, seulement quand tu viens ici » a-t-elle dit en riant ; aussi je n’ai pas su si elle était sérieuse. Non, son rire lui ne m’a pas vexé, seul le vent.
Aujourd’hui, pas de vent. Je ne risquerai pas qu’une bourrasque emporte mon parasol. La chaleur est étouffante sous le ciel blanc.
L’Ouest Sauvage n’avais pas compris ce qu’était la Corée du Nord quand le président Trump tentait de se faire ami avec Kim Jong-un. Les faits commencent lentement à se créer un chemin dans les réseaux neuronaux depuis qu’elle n’a plus à faire pousser du riz en haute montagne : une grande puissance. L’Ouest Sauvage croyait que l’Indonésie n’était qu’un archipel à peine un peu plus gros que la Nouvelle Calédonie : encore une grande puissance.
L’ordinateur a changé profondément mon rapport à l’écriture. Elle a cessé d’être pour moi la feuille manuscrite, ni davantage celle imprimée. L’écran ? Non, pas exactement : le code source.
Un texte n’est jamais seulement une suite de caractères ; il est également la façon dont ils occupent la page. Foutaise me dira-t-on peut-être ; le texte demeure identique, écrit sur n’importe quoi ou avec n’importe quoi. Celui qui sait écrire ne s’en soucie pas. Peut-être, mais celui qui lit ? (Et celui qui écrit est quand même d’abord celui qui se relit.)
J’ai toujours été convaincu qu’une bonne édition devait se tenir au plus près des pages manuscrites de l’auteur. L’écriture a un rythme ; celui des phrases ; elle a aussi celui des retours à la ligne. Ensemble, ils ne s’ignorent jamais complètement. Dans tous les cas, la typographie devrait suivre au plus près la respiration des phrases.
Très vite, c’est-à-dire un quart de siècle déjà, l’édition en ligne a autorisé toutes les finesses et précisions grâce aux feuilles de style : définir la police (le type de police pour qu’elle soit substituable sur tout autre écran) ; préciser sa taille en préférant les valeurs proportionnelles (à la page affichée) ; les marges ; le nombre de signes par ligne, etc. Cette édition-là est devenue le texte de référence.
Le texte manuscrit avait disparu : l’on retouche son texte au clavier, pas sur papier. Le texte est à chaque instant perfectible à l’infini, et si un premier jet a existé, l’on n’y revient plus, on le jette, tant il a été modifié sans y laisser de trace.
Du texte imprimé, n’importe plus la première édition, mais la dernière, qui ne saurait plus être définitive. Le texte, disons véritable, celui que signe l’auteur, est un fichier numérique daté.
Ma perception de l’écriture a été profondément changée quand je me suis rendu compte combien elle avait été transformée par la technique numérique, et surtout quand je m’y suis exercé.
Je voudrais bien admettre que ce ne soit rien : tu es toujours assis à ta table, une plume à la main. Pourtant, réponds-moi franchement. Peux-tu réellement croire que ce ne soit rien ?
Cette technologie est née aux États-Unis, pas spécifiquement le numérique, l’Union Soviétique n’était pas en reste avec la technologie numérique, mais l’ordinateur personnel. L’ordinateur personnel est une idée bête, mais sans elle rien n’aurait été possible.
L’union Soviétique, qui savait bien guider les fusées mais prétendait contrôler l’usage jusque des machines à écrire, rendait tout impossible. Elle fut donc emportée.
La crue qui en a résulté a définitivement donné à tout l’Orient Moderne une avance technologique. Celle de l’Ouest Sauvage a fait son temps.
Nous assistons à une guerre au ralenti. Oui, une vraie guerre, mais lente, très lente.
Pourquoi cette lenteur ? Peut-être n’était-elle pas nécessaire, et tout serait allé dans la même direction quoi qu’on fasse.
Peut-être que les forces russes ne sont-elles pas pressées d’avancer, pour laisser le monde poursuivre tranquillement dans le sens où il allait. Ne pas faire aller la guerre plus rapidement qu’elle ne se mène sur les fronts de la diplomatie, de l’industrie et de la recherche.
Une nouvelle discipline devrait apparaître : la cyberpsychologie, ou la psychocybernétique.
Les programmes cybernétique s’entendent à imiter la psychologie humaine ; mais ce n’est pas à quoi je tiens à m’intéresser ici. Non seulement des programmes parviennent à donner le change, mais surtout à induire chez les utilisateurs les comportements et les affects de leur psychologie.
J’avais un jour pris des notes à propos d’un programme que j’avais découvert il y a une bonne vingtaine d’années : Elisa je crois. Il répondait aux phrases qu’on lui adressait.
Il nous offrait des échanges de mots, oh pas très intelligents en fait, se contentant de former des phrases recevables à partir de celles qui lui étaient adressées.
Elisa répondait à mes paroles avec une totale bêtise. Il n’y avait là rien pour me surprendre, mais cela m’agaçait. J’ai craint de devenir impoli, et cela me troubla : quel sens y a-t-il à être poli ou impoli avec un programme ?
La psychologie du programme, il n’y a aucun doute qu’elle est la mienne. Seulement la mienne.
Tout est dans le langage, comme lorsque tu emploies des cartes à jouer pour faire une réussite. Rien n’est plus proche d’un programme qu’un jeu de trente-deux cartes et de ses règles combinatoires. Il n’est pas très étonnant que l’idée sotte vienne à l’esprit de « les interroger ». Nous sommes à l’orée de la cyberpsychologie.
Il existe des programmes complexes qui interagissent avec la psychologie de leurs utilisateurs, solitaires, en groupe, voire en société. Je ne parle pas ici des ces algorithmes ouvertement manipulateurs qui sont moins intéressants que ce que je tente d’approcher. Je pense à des programmes écrits assurément pour atteindre des buts et exécuter des fonctions, sans doute manifestes mais peut-être cachés : et qui de surcroît exécutent cependant des stimuli psychologiques indépendants de toute intention humaine.
Ils donnent lieu à des processus psychologiques, voire de psychologie collective, ou même de masse, hors de toute volonté et de tout contrôle. Ils provoquent des effets psychologiques, et aussi sociologiques, qui ne répondent à rien d’humain.
Ils seraient, ils sont donc, dépourvus d’intention comme de tout projet. Ils sont en somme aussi bête que le laissait ressentir Elisa.
« Tout cela me rappelle vaguement l’analyse marxiste de la marchandise », a commenté Sint. « Il y a de la cyberpsychologie chez Karl Marx ; et également dans certains travaux d’Henri Lefebvre, comme le Langage et la société, ou de Jean Baudrillard, comme l’Économie Politique du signe ».
« Oui, bien sûr j’avais tout cela en arrière-pensée ; mais la cybernétique n’était pas encore apparue. »
© Jean-Pierre Depétris, août 2023
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