Le terme d’élites est particulièrement mal choisi ; d’abord parce qu’il ne s’agit pas littéralement d’élites, seulement de dirigeants ; et surtout parce qu’il paraît désigner alors les mêmes classes dirigeantes pour la terre entière. Je ne crois pas que les mêmes classes détiennent partout le pouvoir.
Aux États-Unis, « les élites » désignent les oligarques et leur personnel. En Europe, ils seraient plutôt les petites mains des « élites » étasuniennes. En Chine, c’est autre chose : je pense que ce sont principalement des élus, pas nécessairement du Parti Communiste, mais de toutes les institutions et associations qui pratiquent les élections comme un sport national.
En Iran, la question est compliquée par la place étrange des théologiens. Il est dur de comprendre ce qu’est un théologien iranien. Ils sont probablement différents des théologiens européens. À quoi servent-ils ? Quelle est leur fonction ? Elle doit être assez peu sacerdotale. Je les imagine comme des normaliens, des normaliens en costume.
Je sens que la Russie se prépare une élite de héros militaires. Ils devront cependant acquérir une bonne culture mathématique.
– Je pense que l’expérience de la guerre doit en constituer une solide préparation, a dit Sariana.
– Une préparation à la culture mathématique ? Lui ai-je demandé très surpris.
– Oui.
Il fait encore frais.
J’ai mal à l’épaule. J’ai pris froid. J’ai dû m’endormir avec le bras sur les draps. Le vent glacé qui descendait contre les volets au petit matin a refroidi la chambre. Ça commence à passer.
Je n’ai pas bien compris les explications de Sariana hier. Oui, la guerre est une expérience du réel ; son expérience par excellence, et nous pensons toujours adossés à notre mort, comme je l’ai appris chez Paul Valéry.
Les mathématiques sont une expérience extrême de la pensée ; et la guerre, de la mort. J’aime la façon dont Paul Valéry parle de ces choses sans grandiloquence.
Le temps a un peu radouci, mais à peine. En sortant de chez le barbier, je suis allé sécher mes cheveux au soleil près du lac comme le mois dernier. Nous sommes à nouveau à la pleine lune.
Hier, Farzal m’a fait monter dans l’un de ses Aligators qu’il aime tant, ces redoutables hélicoptères de combat que Dirac a acheté à la Fédération de Russie, et qui sont aujourd’hui sans doute les meilleurs sur la terre. Curieusement, moi qui crains tellement le vertige quand je suis sur mes pieds, comme si j’allais inexplicablement perdre l’équilibre dès que je marche au bord d’un précipice, alors que je ne le perdrais pas si je me tenais au bord d’un trottoir par exemple, je n’ai pas du tout eu peur, comme si l’on ne pouvait pas tomber d’un hélicoptère, voir avec un hélicoptère, comme a prouvé le contraire le président Raïssi ces derniers jours.
Pas la moindre inquiétude ; et je suis certain que je n’aurais pas eu peur si l’on nous avait tiré dessus. Je ne sais pourquoi la bonne mécanique me rassure comme si elle me persuadait qu’on eût une fois pour toutes subjugué les lois de la physique.
Je l’ai bien vu en conduisant dans les environs, ou encore dans ma jeunesse dans les Hautes Alpes quand j’ai côtoyé des précipices sur des chemins mal stabilisés, au bord desquels je ne suis pas certain que j’eusse osé marcher.
L’armement n’a jamais cessé d’évoluer au cours des temps. L’on s’imagine mal sa pérenne et toujours rapide obsolescence. Pourtant les armes périmées demeurent encore longtemps efficaces contre ceux qui n’en ont pas, comme l’ont bien montré les guerres impérialistes, mais ce n’est pas là leur vocation. Les armes sont bien plus destinées à être utilisées contres des ennemis qui en possèdent aussi de nouvelles, tout adaptées aux guerres de l’époque.
Une génération ne s’est jamais passée sans que les armements ne changent. Nous le fait oublier seulement que les diverses nations gardent toujours une culture militaire qui leur est propre. Les antiques Massaliotes excellaient dans le maniement des trirèmes, cherchant à entraîner leurs ennemis dans des combats navals, quand les Romains préféraient manœuvrer des légions de fantassins ; tandis que les guerriers de l’Est demeuraient de redoutables cavaliers. Les armes et les façons de s’en servir n’en évoluaient pas moins.
J’ai accompagné Farzal et Sariana au musée de la guerre. Son atmosphère est étrange et singulière. L’on croirait un temple plutôt qu’un musée. Le musée de la guerre est à la fois sombre et lumineux : un éclairagiste de génie a sculpté la lumière avec des spots puissants et des zones d’ombre. Les salles sont vastes et le jour y dessine des parcours. L’éclairage y est proprement architectural.
Un grand bâtiment de pierre dans un vaste espace au milieu du nouveau quartier : un cube entouré d’un cercle de hauts murs percés d’ogives mauresques. Les murs du musée, en grosses pierres de taille sont percés de fenêtres étroites et rares, presque des meurtrières, qui donnent toute son importance à l’espace autour du bâtiment, à celui qu’entourent les hautes ogives.
Une salle est consacrée à la bataille de Talas, là où la soi-disant conquête arabe a été arrêtée. J’écris « soi-disant » car les prétendus envahisseurs n’étaient pas des Arabes, mais davantage des Iraniens. En effet, la péninsule arabe n’était pas très peuplée au temps de l’Hégire, affaiblie par la guerre contre les Abyssins, au point d’être capable d’envahir les trois-quarts du pourtour de la Méditerranée, et l’Asie Centrale jusqu’à la Chine.
Des études ont par ailleurs prouvé que pas plus de deux mille moujahids sont passés par Jebel-Al-Tarik, Gibraltar, pour combattre jusqu’à Poitiers et aux Alpes françaises, et rien ne dit qu’ils fussent arabes. C’est peu.
Il ne s’agissait donc pas non plus de conquête à proprement parler, puisque ce sont les Iraniens eux-mêmes qui auraient envahi leur propre empire. La preuve en est que la victoire de Talas quoique remportée par « les arabes », les arrêta. À partir de là ils n’allèrent pas plus loin, laissant les tribus mongoles du nord de la Chines se convertirent seules à l’Islam.
Je suis distraitement les gorges chaudes de l’Ouest velléitaire sur une éventuelle troisième guerre mondiale. Il me semble pourtant qu’elle est déjà en cours.
Elle se mène à bas bruit, enfin pas tant que cela, mais dans le dénie. Elle a commencé bien avant l’Opération Militaire Spéciale du Donbas ; bien avant-même la libération de l’Afghanistan. Les combats s’amplifient, et la tension ne cesse de monter sans que rien de qualitatif n’éclate proprement, et cette situation me semble destinée à durer encore.
Pourquoi je pense cela ? Parce que les deux camps qui sont bien en guerre sont qualitativement différents : l’un est dirigé par des esprits avisés et attentifs à s’entendre pour que rien n’échappe à tout contrôle ; l’autre est loin de disposer des moyens militaires de ses ambitions, et moins encore des moyens techniques et industriels pour se les donner. La situation en est là, et l’on ne voit rien qui saurait la faire rapidement évoluer.
La guerre est là en fait, mais il n’appartient pas à l’Ouest indécis de trancher pour qu’elle devienne manifeste et dûment déclarée, ni pour qu’elle se poursuive, pourrait-on dire, sous le manteau. Sous le manteau ou non, elle se poursuivra, et certainement s’intensifiera.
Le musée de la guerre propose une salle spécifique pour l’arme numérique. Je me suis promis d’y retourner.
J’ai entendu dire qu’Israël utilise un programme pour cibler les combattants du Hamas dans Gaza, le programme Lavander, dont il est difficile de cacher le peu de succès obtenu, ni les conséquences génocidaires sur la population. L’Ouest Sauvage n’a rien compris à l’arme numérique. C’est une évidence si l’on y regarde à la lumière du guidage des missiles et du brouillage ou de la destruction de ceux de l’adversaire, tels qu’y excellent les Russes et maintenant les Iraniens. L’arme numérique n’est pas ce que l’on appelle l’Intelligence Artificielle.
Justement hier, à son propos, pendant que je saisissais mon journal, j’ai voulu affiner mon vocabulaire sur ce que j’ai appelé « ogive mauresque ». Le moteur de recherche sur lequel j’ai saisi ces deux mots m’a proposé d’abord l’image d’une ogive gothique, puis de vêtements mauresques. J’aurais dû préciser dans ma recherche quelque-chose comme « arc outrepassé », c’est à dire que l’arc s’inscrit dans un cercle dont le diamètre est supérieur à l’écartement des piliers ; mais quand on a déjà ce vocabulaire en tête, l’on n’a peut-être plus besoin d’un moteur de recherche.
La chaleur à Dirac s’est élevée, et l’asphalte commence à sentir bon. Elle libère ses effluves de pétrole brut qui rappellent le mer, dont je me sens trop loin.
Le pétrole, ce sont des arôme végétaux discrètement parfumés d’iode. Ses fragrances envahissent l’espace lorsqu’il commence à fondre sur les poteaux électriques de bois qui en ont été badigeonnés pour qu’ils résistent mieux à la pluie et au froid.
Je me suis attardé dans la salle des feux grégeois au musée de la guerre. L’on a très tôt utilisé le pétrole et la pois pour les projeter enflammés sur l’ennemi. On les a versés du haut de murailles ; on les a projetés sur celles-ci à l’aide de catapultes toujours améliorées ; on se les est lancés d’un navire à l’autre… Il ne s’est jamais écoulé une génération, c’est-à-dire une guerre, sans que ces procédés ne soient améliorés, au point que celui qui en serait demeuré à ceux de la précédente, aurait été sûr de la perdre.
Le métier des armes était donc un véritable métier ; il exigeait une formation et des connaissances solides en constante évolution. Ce fut pourquoi les révoltes spontanées et leurs bandes d’amateurs furent le plus souvent défaites ; ou bien elles furent fulgurantes, improvisant des stratégies innovantes qui prenaient de court les professionnels.
Les techniques de guerre ne sont évidemment pas les seules qui aient progressé au cours des temps. Toutes les époques furent modernes selon l’acception que l’on donne au terme, et les procédés n’ont cessé d’avancer tout en s’inspirant plus vite qu’on ne le croit d’une civilisation à l’autre. La guerre en fut nécessairement une stimulation majeure ; en ce domaine tout retard se paye immédiatement, et plus chers qu’en tous les autres.
Le chemin qui va de l’épieu de bois dont on durcissait la pointe au feu, jusqu’à l’hypersonique Kinjal, ne s’est pas fait en quelques jours, mais sans connaître de pause.
Il doit y avoir des années que je n’ai pas modifié les feuilles de style de mon traitement de texte. On oublie vite de telles choses. J’ai toujours trouvé LibreOffice trop complexe. Comme le disait plaisamment un ami, si vous ouvrez un tiroir, vous y trouvez une nouvelle armoire. Je n’ai pas besoin d’un programme si sophistiqué. Comme je le dis souvent, AbiWord, déjà très complet, me conviendrait mieux s’il n’était pas chroniquement bogué.
Le ciel est couvert, mais d’une fine nappe blanche comme ceux des tropiques, qui n’empêche pas le soleil de dessiner ses ombres, et j’ai chaud sous ma chemise de flanelle.
Je ne mesure pas exactement comment l’Europe doit tout aux croisades. Je sais seulement qu’elle leur doit l’essentiel. Je crois savoir que les croisés prirent Constantinople après 1200. À qui l’ont-ils prise ? Comment ? Pourquoi ? Au seizième siècle, trois-cents-cinquante ans plus tard, les Seljoukides l’ont conquise aussi. Je n’ai pas la moindre idée de ce qu’il s’est passé entre ces deux dates. Non, je ne suis pas très calé en histoire.
Toute l’aristocratie des pays de l’Europe de l’Ouest, majoritairement constituée de monarchies, vient des croisades. Qu’est-ce que cela signifie profondément ? Jusqu’où vont les limites de cette Europe monarchiste ? Où s’arrêtent-elles ? Jusqu’en Pologne assurément, mais certainement pas jusqu’en Géorgie.
« Je ne pensais pas que mes questions allaient te préoccuper autant. » A dit Sint.
Je me souviens de mon livre d’allemand du lycée. Il portait sur sa couverture une carte de l’Allemagne Fédérale. Cela n’a pas manqué de rapidement me troubler. Apprenait-on la langue de l’Allemagne Fédérale ? Et pas celle de la Prusse, de l’Autriche ? Celle de Königsberg ? Celle de Bernes ? Excluait-on Kant, et Nietzsche ?
Il n’a jamais fait aucun doute pour moi que ce « sang impur » dont notre hymne national invite à abreuver nos sillons, désignait celui des ces maisons coalisées contre la République.
« L’on se demande, avec un hymne comme la Marseillaise, quels rapports peut entretenir une nation avec ses voisin, » a relevé Sharif en riant.
Je n’aurais jamais osé écrire ces paroles, mais elles ont dominé mon éducation. C’est ma « tradition » si vous voulez. Mes amis ont ri de bon cœur. Nous sommes tous là, à une terrasses des baraques de bois. Il y fait un peu trop de vent aujourd’hui pour écrire, mais le temps convient bien à y bavarder au soleil.
Nous nous somme entendus pour que je donne un atelier de typographie assistée par ordinateur à l’université. Trop d’étudiants et d’enseignants ne savent pas se servir de feuilles de style, ce qui rend la saisie de leurs documents ni faite ni à faire. Il est parfois plus simple de recommencer entièrement la saisie quand on entreprend de les publier.
Le musée de la guerre réserve deux salles consacrées respectivement à l’Iliade et au Mahabharata. Des écouteur permettent d’en entendre des lectures en grec et en sanskrit avec leur rythme syncopé qui les caractérise. L’on y sent la proximité des ces deux langues aryennes antiques.
L’on y apprend beaucoup sur les chars de combat, leurs roues et les attelages. L’on y découvre des armes anciennes : des bouliers et des arcs surtout.
Des flèches, l’on en voit de toute sorte au musée de la guerre. Je ne me suis jamais bien figuré les flèches ni leur évolution au cours des temps. Elles ont beaucoup changé. Je crois que l’on ne comprend jamais les balles ni leurs ogives si l’on ne comprend pas les flèches.
L’Iliade m’a fasciné lorsque j’étais gamin. Je n’ai jamais parfaitement compris pourquoi ni comment je me suis laissé immergé dans son atmosphère envoûtante.
Qu’est-ce qui me fascinait dans ces récits sans fin de combats qui ne parvenaient pas à devenir lassants à force d’être beaux ?
Le Mahabharata, je l’ai découvert bien plus tard. Une bibliothèque à lui seul, bien plus dense et bien plus profond. Il serait à l’Iliade ce que sont à la mer Égée l’Océan Indien avec ses archipels et ses grandes fausses.
Il m’est arrivé de rêver d’une Odyssée océanienne, où le héro se perdrait dans une mer plus crédible d’être bien plus immense, recouvrant la plus grande part de la surface terrestre.
© Jean-Pierre Depétris, août 2023
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