Même si l’on construit beaucoup à Dirac qui est une ville loin de se dépeupler, elle conserve un cachet ancien. J’imagine qu’il tient à ce que les fabriques et les usines sont dans les murs, avec leurs voies ferrées qui sillonnent les quartiers, leurs ponts et leurs passages-à-niveau. Il tient aussi à ce que les Dirakin restent attachés à leurs bouts de terrain, avec leur potager et leur poulailler où les coqs se font entendre de bon matin.
Le terrain favorise les rues étroites et tortueuses qui donnent par endroits des vues lointaines mais qui gardent pourtant cachée la plus grande partie de la ville, invisible dans le creux des vallées.
Ici l’on n’a pas réservé les éminences pour des résidences prestigieuses ; l’on en a fait des espace publics. Nous disposons de nombreux parc et des jardins haut-perchés où, sans devoir forcément nous attabler dans les restaurants ou les buvettes, nous sont offerts l’ombre d’un arbre ou un gazon ensoleillé.
Je n’en profite pas souvent, car l’on doit d’abord grimper jusqu’à eux. Chaque jour, l’on voit reculer la neige sur le flanc des montagnes, mais il ne fait toujours pas beau. Il est tombé quelques gouttes en chemin, et le ciel est chargé.
« Le droit international, je crois, va tanguer ces prochains temps. Il était devenu un instrument des États-Unis, et il l’est encore, comme il le montre, mais tout devient plus difficile. Va-t-il être sabordé, ou changer de nature, voire être radicalement réorganisé ? Pour l’heure, la Cours Criminelle Internationale n’a pas encore osé émettre un mandat d’arrêt contre l’autorité sioniste. Ce n’est pas un bon signe pour sa survie, mais si elle ne le fait pas, c’est aussi par crainte pour sa survie. »
« Elle en avait pourtant émis un contre le présent Poutine pour avoir fait mettre des enfants à l’abri des bombardements. L’on entamerait ici la liste infinie de ses casseroles. Comment s’en sortir maintenant ? Les plaintes non traitées s’accumulent dans ses instances, dont il faudra bien un jour accepter d’ouvrir les dossiers. » C’est ce que disait Sanpan ce matin au café de la gare près de l’université. C’est moi qui ai eu l’idée de commander un thé, et Sharif m’a suivi. Nous étions avec Simoun et Licos.
« L’on attache trop d’importance au droit là où des missiles hypersonique font preuve de bien davantage d’efficacité », avais-je avancé. « Je sais déjà les arguments que l’on m’opposerait, mais qui ne sauraient prouver le contraire. »
« Je ne prise pas le terme de génocide » a repris Sharif, « trop technique, trop savant avec ses deux raciner grecques, et pour tout dire, trop juridique. Massacre me convient mieux : simple et sans ambiguïté. »
« Extermination convient bien aussi, mais le mot soulève la question de la part ou de la totalité de la population que l’on a choisi d’éliminer. »
« Confrontés aux faits », a poursuivi Shimoun « ces calculs prennent des airs cyniques. L’on saisit mieux le droit quand on comprend que c’est lui d’abord qui se juge. »
Le printemps semble avoir maintenant bien pris ses quartiers, malgré un petit vent des cimes que le soleil de fin de matinée a déjà réchauffé. Nous nous sommes réunis ce matin pour une séance de travail, mais aussi passionnante qu’elle fut, l’actualité reprend ses droits.
« Il est un droit que je ne reconnais pas au droit », a conclu Licos : « celui de se mêler de linguistique ; celui de décider du sens des mots. »
Finalement l’objet de notre rencontre reprenait quand même le pas sur l’actualité. Toujours les pensées se croisent dans des cheminements innombrables.
Le petit café de la gare est maintenant plus agréable, que les plantes ont fleuri dans leurs pots. Je vais descendre tout à l’heure pour déjeuner avec Sint.
« Les forces de la Fédération ont gagné beaucoup de terrain ce jour de la victoire contre le Nazisme ; cela peut paraître long à l’échelle du front, mais l’important n’est pas de gagner du terrain, il est de briser les défenses de l’Otan. La résistance ne peut que s’affaiblir de jour en jour, et avancer sera plus facile, d’autant que le sol s’affermit. »
« L’avance ne peut pas être rapide. Les Russes doivent ménager les civils qui demeurent (l’on entend peu parler de victimes civiles), et, quand ils libèrent une ville, un gros travail de sécurisation les attend : tout est miné. »
« Je t’avais bien compris, Farzal. Je trouve d’ailleurs l’avance plutôt rapide si on la compare, par exemple, aux forces israéliennes à Gaza, qui ne traînent pas pour épargner les civils, eux. Combien de fois la surface de Gaza les Russes ont-ils déjà libérée ? Et quand crois-tu que l’Ukraine va s’effondrer »
« Elle s’est déjà effondrée, et comme la Russie a lancé un mandat contre Zélinski maintenant que sa magistrature touche à son terme sans qu’il ait organisé de nouvelles élections, il ne participera pas à des négociations sans se faire arrêter. L’Otan est entrée en guerre contre la Fédération de Russie sans oser la déclarer. Il n’est pas facile alors de négocier la paix. »
« S’il n’y a pas de guerre, il est peut-être plus simple de signer une paix, non ? Négocier une paix sans belligérants, il suffit de signer un traité de sécurité pour l’Europe. Il n’a jamais été question d’autre chose, non ? »
« Il n’appartient qu’à l’Otan de l’accepter », m’approuve Sariana. « Comme disait le président Xi en citant Lao Tseu : c’est à celui qui a attaché un collier au cou du tigre qu’il appartient de l’enlever. »
J’ai oublié l’empire autrichien. Un angle mort. Moi qui me croyais calé en histoire, c’est à peine si je sais situer le royaume de Bohème, dont la reine (comment s’appelait-elle?) correspondait avec Descartes. Je saurais mieux dessiner la carte de l’Afrique occidentale.
Oui, l’Autriche-Hongrie que Müzil appelait plaisamment la Kakanie, de Kaizerlich und Königlich, la double monarchie austro-hongroise, impériale et royale. La Kakanie, oui, c’était après que l’Empire Français ait détruit le Saint-Empire.
Charles Quint, voilà un personnage qui ne se laisse pas oublier. Je suis capable de me faire une image mentale de son temps en Espagne, en Italie, en Europe de Nord, oui, mais son empire s’étendait bien plus loin à l’Est, jusqu’à l’Empire Ottoman. Où en était la frontière alors ?
Je n’ai pas d’image de cette époque en ces régions. Oui, Prague m’évoque quelque-chose, Nicolas Copernic ; et Nicolas de Cusa que j’associe à cet Empire central. C’était la Bohème alors, je crois. Ce monde s’est estompé dans ma mémoire. Il est devenu un grand espace vide, fractionné en une multitude de pays aux assonances aussi distinctes que diverses. Il en demeure la Hongrie et la Serbie, mais dont j’ai du mal à articuler l’histoire récentes avec celles plus anciennes. De la Kakanie, je sais qu’à la fin de la guerre, elle occupait Kiev et l’essentiel de l’Ukraine qui n’existait pas encore. Pourquoi me parles-tu de la Kakanie, Sint ?
« Le voyage de Xi m’y a fait penser. Il donne une grande d’importance à ces deux pays qui ne me semblaient plus en avoir, disparus depuis dans le hachage de l’Europe par le Président Wilson après la Première Guerre Mondiale, puis par celui du Pacte de Varsovie. Ces pays te parlent sûrement davantage, toi qui viens d’Europe. »
Le souffle de la Renaissance est monté vers le Nord, par la France ou par la Hollande. Puis il y eut la Guerre de Trente ans, la pire barbarie qu’ait connu le continent. Mon paysage mental de l’Europe est vertical : cette Europe de l’Ouest, qui séparait celle, ibérique, de l’autre de l’Est, et qui tracent alors ensemble une ligne horizontale de l’Atlantique au monde Ottoman. Les Ottomans ont laissé une forte empreinte sur cette Europe. Je comprends qu’on ait voulu faire entrer la Turquie dans l’Union Européenne, si l’on tenait tant à aller jusqu’à ses marges.
Beaucoup de mythologies hantent cet Empire de l’Est (Öster Reich), et tout autant celui des Turcs. Les mythologies ont toujours leur importance, et j’aimerais en savoir plus sur les vitalités qu’elles conservent dans cette Europe horizontale. Je me demande comment elles s’articulent avec celles de l’Europe verticale.
« Je comprends ton questionnement, mais je ne sais pas lui répondre : cette Europe est pour moi un angle mort. »
« J’aurais bien quelques lectures à te conseiller : L’Homme sans qualité, bien sûr, qui dresse trente ans après un portrait de la Kakanie avant sa chute. Kafka avait projeté d’écrire La Muraille de Chine, dont il n’a conservé que des nouvelles, qui en donnent une certaine idée. L’on y perçoit l’ampleur de son ambitions, et pourquoi il y avait renoncé. Les Nouvelles Orientales de Marguerite Yourcenar aident à deviner les raison qui ont fait renoncer Kafka. Je te conseille aussi Dracula de Stoker, ou Le Château des Carpathes de Jules Verne.
Je me souviens d’écrits de jeunesse de Joseph Staline qui m’ont aidé à comprendre la maladie dont souffrait l’Europe de l’Est au début du vingtième siècle ; et je te conseille aussi de lire Rudolf Rocker.
Cette Europe de l’Est, dominée par la maison de Habsbourg, a longtemps été une zone frontalière face aux envahisseurs de l’Est, d’un Est plus lointain, des Tatares, des Mongols ou des Turcs, avant que la Russie n’en devienne la forteresse, dressée face à ce profond Orient, non sans s’orientaliser un peu elle aussi. En tous cas, après Pierre le Grand, elle fut le bastion de l’Occident.
Les Ottomans, eux, cessèrent d’être l’ennemi pour devenir le simple rival dans la course des empires, un possible allié pour coloniser les grandes civilisations supposées non civilisées.
Puis vint le temps où la toute neuve Union Européenne rêva de s’agrandir, s’étendre jusqu’à l’Oural, franchir à nouveau la Méditerranée. C’était au tournant du siècle.
La Fédération de Russie à peine née avait d’abord cru qu’une place lui était accordée dans ce projet. Combien le monde a changé depuis ! Le décor fantastique que s’était dessiné l’Ouest Sauvage s’est vu emporté par des vents mauvais.
Je ne parviens pas à comprendre le monde fantasque que l’Ouest avait rêvé. La terre entière paraissait voir ces constructions imaginaires comme la réalité-même. Elles étaient enseignées comme telles, et l’on en comprend l’embarras des « élites » : elles les ont apprises et n’ont appris rien d’autre.
Quand le petit jour dissipe les fantasmes, l’on est tenté de se raccrocher aux traditions. Mais comment ne seraient-elles pas elles aussi des aberrations de la nuit ?
Ce fut ce qui avait séduit d’abord les Surréalistes chez Guénon, au sortir du délire meurtrier qui liquidait la modernité ; mais ils ne se sont pas trompés sur la possible stérilité d’une telle voie. L’on ne doit pas se méprendre sur les messages enflammés d’Antonin Artaud, même s’ils semblent aux antipodes d’un Louis Aragon.
« C’est Breton, je crois, qui avait écrit à Artaud “les vases communiquent toujours” ? » m’a demandé Nadina. « Je ne peux pas te le confirmer », ai-je prudemment répondu.
La France, l’identité française si j’ose dire, sa tradition, elle va de Montaigne à Louis Aragon.
– Pourquoi Aragon ?
– J’aurais pu dire le Surréalisme. J’ai dit Aragon car il me semble celui qui couvrait le plus large spectre.
– Tu fais donc de la France un pays tout nouveau.
– Oui, tout nouveau. Qui avait-il avant Montaigne, ou de son temps ? Agrippa d’Aubigné ? François de Malherbe ? Avant cela, qu’était la France ? Le Midi ? L’Aquitaine ? L’Auvergne ?…
La France catholique s’est construite contre le Saint Empire, et elle est parvenue à le détruire. Pendant qu’elle était alliée aux puissance protestantes, elle persécutait les Huguenots. Drôle de tradition pour la France, qui ne s’est trouvée qu’en se débarrassant de l’Église romaine, et après quels errements dont elle n’a jamais vraiment fini !
– C’est pourquoi les Français sont si anti-religieux ?
– Bien sûr, mais ils ont été tellement emportés par leur rage contre les calotins, qu’ils ont nourri la même opinion pour tout ce qui ressemble de près ou de loin à de la religion. Ils croient toutes les religions un peu catholiques ; et parfois, pires. Puis, en renversant complètement leur logique, ils finissent par conclure que le Catholicisme romain est peut-être la religion la moins pire.
Nadina rit.
– Ils en concluent qu’elle est la meilleure ; puisqu’elle a inventé la laïcité.
– Elle a inventé la laïcité ! La France des calotins ? C’est l’Iran qui l’a inventée.
– Non Nadina, toutes les grandes civilisations ont établi la laïcité.
– Non, ce sont les Perses, sous Cyrus, qui est dit « marcher à la droite de Dieu » dans la Thora. C’était des siècles avant la Chine.
– Je ne polémiquerai pas.
Non, Montaigne n’est pas un philosophe, c’est un poète. L’on s’évertue à ne pas le lire comme un poète. Je reconnais qu’il n’est pas facile de lire sa prose poétique ; sa langue est déroutante, et elle doit aujourd’hui être traduite. Si Montaigne avait voulu faire de la philosophie, il aurait écrit en latin. Cette langue lui était familière. Elle était celle qu’il parlait chez lui enfant.
– Le français qui se parlait à l’époque est difficile à comprendre. J’ai lu d’abord des traductions.
– Le français de Montaigne n’est pas celui de l’époque. Il n’est qu’à lire d’autres auteurs, son ami la Boétie par exemple, qui emploie des acceptions qui ne sont plus d’usages, comme « écheler » pour monter une échelle, mais qui ne nécessitent pas des notes pour être comprises.
Montaigne utilisait un français caricaturalement populaire, quasiment un argot, dans lequel il enchâssait cocassement de longues citation dans un latin soutenu. Il laissait dénudés la pensée docte et le bon sens populaire, les mettant au péril l’un de l’autre sans avoir à en dire plus.
La construction étrange, baroque, avec un fort effet ironique, répondait évidemment à une préoccupation littéraire, poétique précisément.
René Descartes, qui semble avoir été nourri par Montaigne, ne l’a jamais cité. Il a cependant écrit : « Il est des étincelles de vérité dans l’homme. Les philosophes les arrachent par la raison ; les poètes, par imagination. Elles brillent alors de plus d’éclat. » Ou quelque-chose de comme ça. Il n’est pas nécessaire d’être grand clerc pour deviner à qui il pensait.
© Jean-Pierre Depétris, août 2023
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