Sint II

Jean-Pierre Depetris, août 2023.

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Avant, après

Le 16 août, rentrés par la Caspienne

Nous sommes rentrés de Russie par Erevan. Je ne visiterai donc pas encore Samarcande. Les côtes de la Caspienne m’ont plu. Nous nous sommes baignés près de Babol en Iran, pas très loin de Téhéran. La région est gâtée, la mer et la montagne à la fois, des airs d’Alpes-Maritimes.

En rentrant de Russie, Erevan paraît rustique. La capitale de l’Arménie n’est pourtant pas une petite ville, mais elle a de faux airs de préfecture avec sa population d’un million d’habitants. Il est agréable de flâner dans ses parcs le soir, et la nuit même, qui était douce quand nous somme passés.

J’ai trouvé les Arméniens sympathiques et les Arméniennes jolies. Il m’a semblé qu’elles portaient leurs vêtements d’une manière, disons, plus flottante, plus flottante qu’ailleurs, je ne sais pas. Elles sont pourtant vêtues des mêmes modes que l’on trouve partout. Leurs robes, leurs pantalons, leurs vestes semblent plus légères, moins ajustées, je ne sais dire : un style de couture, une façon de marcher ? L’éclairage des jardins peut-être ; l’ombre des feuillages… je ne sais quoi de légèrement différent.

À l’époque où je suis né, ma sœur avait épousé un Arménien, elle avait vingt ans de plus que moi. Comme elle disposait d’un larde entourage de belles-sœurs, belle-mère et grand-tantes, elle me gardait souvent, le soir notamment, assurant le sommeil de mes parents. J’ai donc pu prendre alors le goût de ces musiques d’Asie Centrale et de leurs instruments. De la Grèce au Taklamahan, ces musiques ont des airs de famille.

Le 17 août, l’arme numérique

La pluie nous attendait à Dirac. C’est la saison. Des trombes d’eau emportaient tout, et là j’ai bien senti que l’été finissait.

L’un des oncles de mon beau-frère était un barde, je crois que c’est la bonne traduction. Il est mort sous son chameau dans une charge au sabre contre les Turcs. Enfant, j’étais impressionné. En vérité, je le suis encore.

« Tu imagines, Farzal, une charge au sabre ? » Le jeune commandant de cavalerie Farzal a échangé ses chevaux et ses chameaux contre des alligators, ces voraces hélicoptères livrés récemment de Russie.

Nous avons invité nos amis chez Sinta, le commandant Farzal et sa femme, la plus jeune encore colonelle Sariana, pour reparler de notre voyage entre Moscou et Leningrad, pardon Saint-Pétersbourg.

Nous entendons les trombes d’eau sur le balcon. Nous garderons nos invités pour la nuit.

Sariana est une spécialiste de l’arme numérique. Sa principale fonction consiste à dérouter les missiles ennemis, protéger les siens du brouillage, rendre aveugles les postes de commandement adverses et toutes ces choses nouvelles et essentielles par lesquelles une guerre se gagne ou se perd. C’est leur nouveauté même qui l’a conduite si vite à un grade élevé.

Le 18 août, de grands desseins

Sint semble nourrir pour moi de grands desseins ces derniers temps. Je ne suis pas sûr d’en être à la hauteur, et j’en ressens une sournoise anxiété. Sint ne veut pas voir en moi un vieil homme qui aurait choisi de finir tranquillement ses jours dans les conditions de vie les plus décentes possibles. C’est peut-être pourtant le rêve de la plupart des gens. Sinta voit plus grand pour moi. Elle me donne le vertige.

Elle m’a beaucoup parlé de mon œuvre ces jours-ci. J’emploie toujours le mot « œuvre » pour désigner l’ensemble des ouvrages d’un même auteur. Voilà proprement ce qu’est une œuvre : leur ensemble cohérent. Sint a une intelligence de la mienne, de sa consistance, qui me surprend, et par certains aspects me bouleverse.

C’est la première fois que quelqu’un paraît concevoir mon œuvre. Sint me stimule et fait se lever dans un même élan mon anxiété. Je me rends chez elle avec le même battement de cœur qu’aux premiers jours de notre rencontre, quand je ne percevais encore le cours qu’elle allait prendre.

Avec l’âge j’avais fini par acquérir une forme de sérénité. Sinta est en train de lui mettre le feu.

Le 19 août, impressions d’Afrique

Nour, la jeune étudiante touarègue avec qui nous nous entendions si bien est rentrée dans son pays au Burkina. Elle vient de m’informer qu’elle s’est rendue maintenant au Niger.

J’ai suivi que s’agitent là-bas de puissants remous dans la civilisation. Ce qui était au début un renversement de palais dans un pays mineur, a été avalé par des courants ascendants, de ceux où s’accumulent tant de « si » et de « alors » que la décision humaine y perd prise.

La diplomatie française, déjà mal lotie en matière d’esprit de géométrie est dépourvue de celui de finesse. Elle a réagi immédiatement en poussant la Communauté des États d’Afrique Occidentale à menacer le pays d’une intervention militaire pour rétablir le gouvernement élu. Mieux aurait alors valu ne rien faire. Cela sentait si fort l’impérialisme que le peuple d’abord hésitant manifesta massivement son soutien aux putschistes, et que, voyant cela, le reste de l’armée les rejoignit.

Le Burkina et le Mali déclarèrent qu’une intervention au Niger serait considérée par eux comme une déclaration de guerre. Des manifestations monstres agitèrent des drapeaux russes, alors que la Fédération avait pourtant commencé par condamner le coup d’État, pour s’opposer ensuite fermement à toute intervention, suivie du même pas par l’Algérie. La Communauté des États d’Afrique Occidentale, devenue une institution quelque peu imaginaire, un fantôme de l’impérialisme français, n’avait d’autre recours que de reporter sans cesse l’ultimatum.

Le Nigeria est le seul pays qui aurait les moyens de soutenir une intervention, mais le peuple s’y oppose par de grandes manifestations, le parlement a voté contre, et l’armée s’y refuse. Le gouvernement sait qu’il subirait le même sort que son voisin s’il s’avisait à ne pas en tenir compte. La France ne peut que se jeter aux genoux des États-Unis.

Le renversement de palais a pris les dimensions d’une guerre de civilisation sans que personne ne l’ait cherché. Une guerre de civilisation ? Oui, dans le sens où l’Ouest Sauvage se heurte à toutes. Choc des civilisations, mais contre toutes à la fois, à commencer par l’Occident Moderne, dont la Fédération de Russie s’apprête fièrement à se faire le champion.

Le 20 août, le bon bout de la question

Depuis plus de vingt ans, je cherche une façon correcte de publier des livres en ligne, et les projets éditoriaux de Nour en Afrique Occidentale requièrent toute mon attention.

En fait, j’avais trouvé tout de suite. Un bon traitement de texte et une exportation au format de document portable (PDF) offrait des livres presque parfaits, avec des liens navigables internes et externes, l’affichage d’une table des matières et tout pour rendre la lecture, la recherche et la copie plus commodes qu’avec le livre imprimé. Le format hypertextuel (HTML) a toutefois des atouts irremplaçables, surtout à partir du moment où il a disposé de feuilles de styles.

Le problème, ce fut d’abord de concevoir des mise-en-page adaptées à des écrans de douze à trente pouces. Tous les lecteurs n’ont pas le réflexe de modifier l’affichage de leur navigateur, ou la taille de la fenêtre. L’on peut toujours leur abandonner le soin d’y penser. La question devint plus complexe avec de nouveaux appareils comme les tablettes et surtout les téléphones.

Nous sommes alors dans des dimensions de six à dix pouces, certes bien adaptées au livre. Rien n’est plus commode que de les emporter avec soi n’importe où, et les lire dans n’importe quelle situation, mais se pose alors le problème de la taille des caractères et de la longueur des lignes. Ma première tablette m’a conduit à reconcevoir la mise en page de mes livres.

« C’est rasoir ce que tu nous racontes aujourd’hui, Jean-Pierre. » C’est vrai, Leïli a raison, et Nadina n’a pas dû oser me le dire. Je ne dois pas prendre la question par le bon bout.

Tournant

Ce que Sinta m’a dit de mon œuvre me travaille en tâche de fond. Je sens qu’il y aura un avant et un après.

Il y a eu ce voyage en Russie, ces horizons dont l’immensité était tout à la fois urbaine et sauvage, et c’est comme si tout s’était joué là, en face de ce que j’ai reconnu comme une Modernité Occidentale en grand. J’ai senti que je quittais un état pour un autre. Une sorte de réveil pourrais-je dire.

Puis Sint m’a parlé de mon œuvre, comme si elle me la montrait à partir de ces vastes étendues, urbaines autant que sauvages, dont nous nous étions rassasiés. Il y eut un avant, et je sens que commence un après.

Depuis ces conversations, je me sens un peu lourd, un peu lent. Je peine parfois à trouver les mots que je cherche.

« Nous savons tous que Sinta te surestime depuis qu’elle t’a introduit parmi nous », me dit Sharif en partant d’un bon rire.

« Voilà bien les paroles d’un ami », réponds-je avec la même ironie. « La vérité est que je crains moins de n’être pas à la hauteur de ses rêves, que des miens. »

Il fait chaud encore malgré les pluies. Le pays est sec, même s’il n’est pas avare d’eau pour la ville de Dirac. Le climat est proche de celui des Basses-Alpes, ou plutôt des Hautes-Alpes du Sud ; un peu plus sec mais à peine, et plus contrasté.

Les rivières sont hautes et la terre est encore humide autour de nous. Cela adoucit la chaleur des midis et la fraîcheur des aubes, mais le pays est sec alentour.

Le 21 août, comment faire des objets foireux

Pourquoi les livres numériques ne sont-ils pas considérés comme de véritables livres ; leurs éditions, comme de véritables éditions ? Parce qu’ils sont mal fichus. D’ailleurs les livres imprimés sont eux-mêmes devenus mal fichus. De toute façon les livres imprimés, par la force des choses, avant de l’être, sont d’abord des livres numériques.

Nour est attentive à mes remarques bien que son esprit soit préoccupé des événements qui se précipitent autour d’elle. Elle sait bien de toute façon que ces questions sont liées. Qui cherche la liberté sait bien qu’il va s’en servir.

L’imperfection des livres numériques vient de ce que l’on y cherche d’abord un modèle économique Qu’est-ce qu’un modèle économique ? Pour l’idiot, c’est seulement le moyen de gagner de l’argent. La réponse plus convenable serait de chercher le moyen de faire le plus avec le moins. Le principe est toujours de produire plus de biens qu’on n’en consomme, de fournir plus de travail qu’on n’en absorbe.

L’on découvre bien alors la différence qualitative entre le produit numérisé, réitérable à l’infini sans coût, et le produit manufacturé. Par cette voie, la recherche d’un modèle économique pour l’ouvrage numérisé, revient à chercher le moyen de répliquer des ouvrages numériques qui n’en soient pas, qui garderaient tous les caractères de la chose manufacturée, demeurant insatisfaisante : un objet mal fichu.

Le 22 août, des nombres et des livres

Je n’ai jamais cru à une intervention militaire au Niger des États africains. Pas si fous. Je n’ai jamais cru non plus à une intervention de la France. Elle n’en a plus les moyens. Des deux, l’Afrique apportant la caution et la France les forces aériennes ? Les souvenirs de la Libye sont encore trop cuisants.

La même chose avec les USA ? Je n’y crois pas trop, mais sachant que les Étasuniens ne reculent devant rien et que leurs yeux sont anormalement plus gros que leur ventre… Non, même s’ils s’inquiètent pour leurs bases de drones et ont commencé à les déménager semble-t-il. Ils attendront.

Ils attendront, convaincus qu’au poker survient toujours une meilleure main, car ils n’ont aucune intelligence du jeu d’échecs.

Je sais tout cela, mais je me fais du souci pour Nour. Non, ils attendront bien, ils ne sont pas si fous ; mais je songe à Mouammar Khadafi.

Pas moyen d’afficher des ascenseurs sur le navigateur d’un téléphone. Au-delà de trente-mille signes, il devient difficile de naviguer sur une page sans ascenseur, sans savoir à quelle hauteur on en est, comme j’ai fait pour mon journal. Pour ce second tome, je me tiendrai en de-ça des seize-mille signes.

Quelqu’un sait s’il est possible d’avoir des ascenseurs sur le navigateur d’un téléphone ? Qu’il m’écrive.

Licos m’a longuement parlé des nombres ce matin, notamment des hexadécimaux.

« Tu n’imagines pas ce que les hexadécimaux peuvent changer dans notre intuition de la mathématique. » Il semblait convaincu et devait l’avoir éprouvé.

« Nous vivons une époque où des événements se précipitent, et leur accélération en engendrent d’autres dont les mouvements sont en contraste très lents ; aussi lents qu’ils sont puissants. »

« Ton souci des ascenseurs dans les fenêtres des navigateurs n’est pas anecdotique », m’a-t-il assuré. « Aujourd’hui, nous réinventons le livre. »

« Tu penses, le rôle du livre dans l’Histoire ! Les Védas, l’Avesta, la Thora…, mais je pense aussi au tournant que tu m’as fait voir toi-même que fut le Ramayana, ou mieux encore, le Tao Te King. »

« Parfois des tournants décisifs changent tout brusquement, comme un éclair dans un ciel tranquille ; et ils provoquent alors des mouvements d’une lenteur qu’on confondrait avec l’immobilité, malgré leur puissance. » Licos est devenu un peu lyrique ce matin.

Le 23 août, impression turquoise

Sinta s’est absentée pour se rendre à Boukhara pendant quelques jours, sans que je comprisse bien pourquoi. Elle voulait voir le Minaret Kalon, haut d’une cinquantaine de mètres, construit au début du douzième siècle, et que la rage destructrice de Gengis Khan épargna, peut-être à cause de l’exploit architectural, mais plus probablement parce que, près du sommet, une fine bande turquoise est la plus ancienne utilisation de tuiles vernissées de l’Amou-Daria.

Comme ce minaret ne fut pas rasé et qu’il n’est plus question qu’il le soit, je ne sais pourquoi Sint doit le voir maintenant. Pourquoi pas maintenant ? Soit.

Boukhara se situe à peu près sur le même parallèle que Samarcande, plus à l’ouest, de l’autre côté des marécages qui longent le fleuve que les anciens appelaient l’Oxus. Nous avons traversé sa périphérie le mois dernier.

Boukhara, ville vieille de vingt-cinq siècles est la perle du monde perse. Elle avait atteint son apogée à l’époque sassanide au neuvième et dixième siècles, aux temps où Avicenne y réalisa son œuvre scientifique et mathématique et y écrivit ses contes et ses récits visionnaires. Ce fut le temps du Trésor de la Sagesse, une bibliothèque semblable à la Maison de la Sagesse de Bagdad (al baït al Sufia).

Boukhara est connue par ses nombreux et merveilleux dômes turquoises qui lui donnent comme un air d’être étrangère à la terre.

Bokhara est aussi la ville du soufi Bahâ’ uddin Naqshband.

Peut-être ai-je eu tort de ne pas partir avec Sint voir ces dômes. Il s’en dégage une impression étrange. Ils semblent…, non, pas d’un autre monde.

J’en aurais peut-être mieux pénétré l’impression sur place.

Je pourrais dire d’une autre planète si l’expression ne me semblait pas triviale, mais pas autant finalement, car juste quand-même : extraterrestre ; mais d’une étrangeté terriblement réelle. Oui, d’un autre réel, d’un autre possible.

« Autre » est peut-être ici ce qui ne sonne pas juste.

« Occupez votre cœur avec Allah et vos mains avec le travail », enseignait Bahâ’ uddin Naqshband. Son enseignement se répandit très loin au-delà de Boukhara, et se transmet encore. j’avais tenté de le lire il y a longtemps, et je ferais bien de recommencer car je ne possédais pas alors bien des clés qui auraient été nécessaire pour le comprendre, pour le lire tout simplement.







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© Jean-Pierre Depétris, août 2023

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Adresse de l’original : http://jdepetris.free.fr/Livres/Sint_II/




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