CINQIÈME PARTIE

Perspectives
 

I
Thèses sur la poétique et la logique



 
 
 
 
 

Le 20 janvier
1. La proposition de Frege justifiant la nécessité d’un langage spécifique de la logique soulève une question qui reste en suspens : que croit-on faire alors lorsqu’on prétend faire de la logique sans recourir à un langage spécifique ?
(Et surtout, que croyait-on faire avant Frege ?)

11. Acceptons d’appeler « logique » ce que font ou ont fait avec un tel langage spécifique Boole, Peirce, Whitehead, Frege, Russell, Moore, etc...; alors dans ce cas, comment appellerons-nous ce qu’on fait avant eux Aristote, Avicenne, Scott, Arnaud ou Hegel...?

12. Philosophie du langage ordinaire : voilà une expression bien ambiguë.
La logique ou l’art de penser, avaient donné pour titre à leur ouvrage Arnaud et Nicole.
Est-ce bien un « art de penser », le même « art de penser » ou un autre, que propose Frege ?

13. Un langage spécifique à la logique, cela la fait pencher du côté des mathématiques.
Tombera, tombera pas ? On ne sait ce qu’elle fait là, en équilibre.

131. Et cela fait aussi vaciller l’ancienne logique du côté de la rhétorique.
(– De l’ancienne ou de la nouvelle rhétorique ? – Je ne crois pas que ce qu’on appelle une nouvelle rhétorique en soit une de quelque façon. Ni davantage la nouvelle poétique.)

132. D’un côté rhétorique, de l’autre mathématiques. Et la nouvelle logique qui vacille vers cette dernière, et l’ancienne vers la rhétorique.
Mais on ne voit pas bien ce qui se passe entre cette ancienne logique et la rhétorique. Les sciences du langage nous cachent la vue.

14. Sans en avoir l’air je précise ainsi la place que je donne aux sciences du langage : phonétique, phonologie, linguistique, sémantique, sémiotique, sémiologie, poétique, communication, pragmatique, grammatologie...: si elle cachent la vue – pour trop montrer assurément – les sciences du langage ne remplacent pas l’ancienne rhétorique, ni l’ancienne logique ; et d’abord parce qu’elles ne sont pas des sciences appliquées. Elles ne prétendent pas – et personne ne le prétendrait – que l’usage du (d’un) langage soit leur application.

15. On doit bien, d’une façon ou d’une autre, pratiquer la rhétorique et pratiquer la logique ; mais comme Monsieur Jourdain de la prose.

151. La logique, l’ancienne, l’« art de penser », c’est l’analytique et la dialectique. Mais les définitions de ces termes changent au fil de histoire.
On retrouve une semblable imprécision en ce qui concerne rhétorique et poétique.

152. Le fait est que nous avons des poétiques, des rhétoriques, des dialectiques, des analytiques, des logiques, comme nous avons des mathématiques.
Et bien sûr chacune, chaque rhétorique par exemple, tend à changer la signification des autres, à faire émerger une logique bien particulière par exemple.

16. C’est très sérieux ce que je pose là.
 

*

2. Jusqu’à quel point les syllogismes ne feraient pas partie des figures du discours ?
Poser les syllogismes comme figures du discours, cela rend très difficile la formulation d’une rhétorique.
Cela supposerait pour le moins qu’une rhétorique devienne à la fois critique de l’esthétique et critique de la raisons.

21. On reconnaîtra peut-être ici le projet surréaliste, si ce n’est que les surréaliste n’avaient aucun souci de formuler une rhétorique.

211. On serait tenté de dire : au contraire, en songeant à l’opposition que faisait Paulhan entre la rhétorique et le terrorisme dans les lettres. Mais tout cela sent le malentendu lorsqu’on songe à la suite : Caillois, Ponge, Queneau...

212. N’est-ce pas plutôt Freud qui l’énonce, la rhétorique surréaliste ? Les figures de l’inconscient : transfert, condensation...

213. Ferdinand Alquié est à la fois génial et consternant à vouloir concilier Descartes et Breton et à y échouer.
(C’est surtout Kant qui n’a rien à voir là-dedans.)

22. Le Surréalisme serait plutôt à rapprocher d’un positivisme logique, si ce n’est que le Surréalisme n’est pas du tout positiviste. Au contraire supposerait-il le rejet du positivisme à partir des acquis mêmes du positivisme logique.
Quelque chose comme le passage d’un positivisme logique à un empirisme logique. Bref, le retournement wittgensteinien, le retournement qui présuppose la radicalité du Tractatus.

23. La critique wittgensteinienne du Tractatus : n’est-ce pas verser la logique du Tractatus dans le lit de sa critique rhétoricienne ?
La logique du vingtième siècle, que l’on peut dire positiviste, ne ruine-t-elle pas en fin de compte le positivisme ?

231. Et le Surréalisme ne doit-il pas beaucoup (par dieu-sait quel détour hors de portée de mon observation) aux travaux de Poincaré, Frege, Russell...? (Quels peuvent être ces obscurs détours ? L’air du temps, peut-être.)
Les écrits logiques de Frege me semblent appeler le Manifeste du Surréalisme plus impérieusement peut-être que L’Interprétation des rêves.

232. Cela semble cependant imperceptible à quiconque, à commencer par les surréalistes.
L’histoire du Surréalisme est celle d’un malentendu. Chaque surréaliste s’est d’ailleurs lui-même assez mal entendu. (Quant aux Histoire(s) du Surréalisme qui se publient épisodiquement, on se demande bien de quoi il y est question).
 

*

3. Une certaine idée de la rhétorique sur laquelle est resté le dix-neuvième siècle est une idée fondamentalement fausse de la rhétorique. La rhétorique n’est manifestement pas une ornementation de la langue, moins encore de la pensée. Les tropes ne sont pas des ajouts à la langue, ou à la pensée, mais la langue même, et la pensée.

31. Si l’objet de la rhétorique est la pensée, que reste-t-il à la logique ? La logique alors n’est qu’une partie de la rhétorique.
– Mais la logique  qui utilise un langage spécifique alors ?
– C’est son problème de se distinguer des mathématiques.

32. Analyse et synthèse.
Les mathématiques distinguent très bien l’analyse et la synthèse (enfin, on ne s’embarquera pas à y regarder de trop près). Disons que la logique et la poétique seraient à la rhétorique ce que sont aux mathématiques l’analyse et la synthèse : l’analytique et la poétique.
 

*
 
Le 21 janvier
4. Si la rhétorique était ornement, pourquoi la logique ne serait pas charpente ? La logique, et son langage spécifique, ressemblent bien à un squelette : le squelette de la pensée. Des rubans et des dentelles sur un squelette ne font pas un corps.

41. L’essence de la logique, cependant, peut bien être trouvée là : opérer des inférences ; utiliser des signes afin d’opérer des inférences.
C’est sans doute un dénominateur commun d’Aristote à Rivenc, en passant par Arnaud et Hegel.

42. A supposer qu’opérer des inférences et penser soit une même chose, pourrait-on dire que la logique est apprendre à penser ?

421. C’est une question plus difficile qu’il n’y paraît. De prime abord on dirait non. (Et parmi les fabricants de logiques nombreux sont ceux qui ont dit non, et nombreux sont ceux qui n’ont pas répondu.)

422. On peut aussi considérer qu’à s’entraîner à jouer avec les catégories de la logique, on finit par apprendre à les employer avec plus d’adresse, donc à mieux penser.
Ce qui est un élément de réponse à la question laissée en suspens : penser est-ce opérer des inférences ?

423. Même alors on hésitera à considérer que celui qui sait jongler avec les catégories de logique pense mieux qu’un autre.
Ce qui est encore un élément de réponse à la même question laissée en suspens. (Et qui semble plaider dans le sens inverse de l’élément de réponse précédent.)

43. A moins que la logique ne suppose un langage spécifique. Dans ce cas, la logique est aussi bien la production de ce langage que son emploi, et même son emploi à sa production.
la logique est alors semblable aux arts mécaniques, comme le dit Descartes, qui commencent par se forger leurs propres outils.

44. Alors on peut bien dire que la logique sert à penser.
Elle sert à penser plus qu’elle n’apprend à penser. La logique n’est pas une pédagogie, mais bien une heuristique.
Elle n’est pas l’école de la pensée, mais plutôt la fabrique de ses outils.

45. Cela ne dit pas qu’elle soit la seule fabrique de ces outils.
La logique fabrique seulement des outils logiques à la pensée.

451. Cela ne signifierait-il pas qu’elle prenne la place des mathématiques ?
A moins qu’elle ne prenne sa place dans les mathématiques ?

452. Une sorte de « mathématiques générales ».
Ne risque-t-elle pas alors d’être une sorte d’idéologie des mathématiques ?
A moins qu’elle ne soit une « poétique » des mathématiques ?

46. Et qu’en est-il de la pensée, de l’inférence et de la logique ?
Car il se peut bien que toute inférence ne soit pas logique ; ni toute pensée.
Il se peut bien aussi que toute pensée soit une inférence, mais que toute inférence ne soit pas pensée.
 

*

5. Des charpentes et des ornements ne se suffisent pas à eux-mêmes.
Et s’il s’avère que les ornements n’en sont pas, la charpente n’en est peut-être pas non plus une.

51. Sinon il manquerait quelque chose entre la charpente et ses ornements. N’est-ce pas un peu ce que supposerait une philosophie du langage ordinaire ? Laissons là la charpente et laissons les ornements, voyons ce qui reste : des communications universitaires.

52. Le trope n’est pas un ajout ornemental. « Trope » entend l’idée de tordre et d’orienter. C’est ce que fait la langue.

521. Tordre et orienter quoi ? Ce n’est pas « quoi » qui compte ici, mais « comment ». Il semble difficile d’expliquer ce qui est tordu et orienté tant qu’on n’a pas perçu le mouvement.
Ici l’objet dépend beaucoup de l’acte.

522. On pourrait aussi répondre « tout ». (Mais j’hésiterais à répondre « les idées de tout ».)
53. Sans doute la notion de trope recouvre-t-elle celle de déplacement et de condensation.

531. Ici devient très claire la lecture surréaliste du Freudisme.
Si le déplacement et la condensation sont l’essentiel du travail du rêve, le travail d’analyse consiste à le défaire.
Et l’on comprend très bien ici la justesse du mot « analyse ».

532. Le travail du rêve n’est qu’une occurrence du travail de la pensée, qui est alors manifestement rhétorique, ou poétique.
L’analyse en est une « déconstruction ».
 
 

------------------------------------------------------------------------

 

II
La langue et les choses
ou dialectique et matérialisme



 
 
 
 
 
 

Le 22 janvier
1. On pourrait passer par quelques expériences élémentaires ; par exemple soulever une charge avec un levier, et observer la différence de force nécessaire selon qu’on déplace le point d’appui dans le sens de la masse ou dans l’autre ; ou encore tirer une masse à l’aide d’un fil, tantôt directement, tantôt en faisant passer le fil derrière une barre si possible pivotante, puis en l’enroulant autour de celle-ci ; ces expériences nous révèlent des propriétés étonnantes, ou plutôt nous les rappellent-elles car nous les avons certainement apprises.

11. Oublions ce que nous savons pour rester à ces seules expériences et demandons-nous si nous avions la moindre possibilité d’inférer ces propriétés sans recourir à de telles expériences.
Je sais que je peux accroître ma force de traction en faisant faire un angle à ma corde à l’aide d’un mousqueton. Je le sais depuis très longtemps, et pourtant j’en demeure surpris ; toujours surpris.

12. Je n’ai jamais rien trouvé dans de telles expériences qui puisse faire réponse à un « pourquoi ». J’ai pourtant beaucoup lu et beaucoup réfléchi à ce sujet. Je ne suis même pas sûr de bien percevoir ce que devrait saisir ce « pourquoi ».
– Pourquoi ? – Pourquoi quoi ?

121. L’expérience ici est nécessaire ; non pas l’expérience de vérifier quoi que ce soit – les principes du levier et de la poulie ne sont plus à vérifier –, mais l’expérience la plus élémentaire qui consiste à éprouver.

122. On peut aussi observer une poulie, simplement l’observer sans songer à s’en servir. C’est un objet à la fois très simple et très complexe. C’est un objet en tout cas sans mystère : rien n’y est caché. C’est cependant un objet qui décuple la force.

Tente d’imaginer un primitif qui découvre une poulie en ignorant son usage. Ou encore un petit enfant. Imagine toi toi-même, tout enfant découvrant une poulie par terre.

Nous pouvons pénétrer, non sans fascination, tout son fonctionnement. Mais avons-nous la moindre chance de deviner son usage ? De le deviner par cette seule observation ?
 

*

13. Je pourrais ici comparer la poulie à un os. Bien sûr, quand on trouve un os, on peut imaginer l’animal. Mais supposons une intelligence, des visiteurs extraterrestres par exemple, qui n’aient jamais vu de vertébrés ; ou encore le tout petit enfant qui n’ait encore aucune idée de ce qu’est un squelette.
 

*

14. Quelque chose qui tient de la trace, de l’empreinte, mais qui est un objet à part entière ; qui se donne pour objet, en ce que sa présence fascinante efface ce dont il est trace.
(On peut se demander si ce n’est pas là le statut de l’objet.)
 

*

2. Nous sommes souvent portés à croire que le mécanisme serait dans l’objet, et non que l’objet en serait comme l’os, la trace, l’empreinte.

(C’est pourquoi, lorsque je me demande ce que tord et oriente le trope, j’ai du mal à trouver un « quoi ». Si ce n’est la torsion et l’orientation mêmes : le trope.)
 

*

21. La poulie est un objet très simple. L’objet plus complexe peut nous tromper. Nous le croyons contenir, ou encore produire. – Quoi ? – Mais si nous démontons, nous arrivons toujours à des choses aussi simples que des poulies.
Le moteur à explosion, le générateur électrique, la centrale atomique...: si nous démontons, nous arrivons toujours à quelque chose qui s’observe, comme un levier ou une poulie.
 

*

22. Prends le galet qui ricoche sur l’eau : n’est-ce pas surprenant ? Tente de remonter à ta première expérience : peut-être ton père, ou un frère, t’a montré une première fois. Tente un peu d’expliquer.

221. – Pourquoi un bateau de fer flotte-t-il ?
– Quand tu poses une boîte de conserve dans le bassin, elle flotte, m’avait répondu mon père.
Si une telle explication ne te suffit pas, quelle autre, crois-tu, pourrait la compléter ? Car toute autre ne devrait-elle pas reposer en dernière instance sur une semblable observation ?
 

*

222. J’observe aussi, lorsque je fais tournoyer un seau, que l’eau reste au fond, et cela même lorsqu’il est complètement renversé.
Tu m’objectes qu’on peut très bien expliquer cela par la force centrifuge. Observe qu’on n’explique rien en fait : on mesure seulement, on détermine des nombres et des figures.
Et c’est très ingénieux, comment on détermine des nombres et des figures à partir de là.

23. Il est dangereux de devenir trop savant en de tels domaines. On en oublie ces simples expériences – et je dis bien « expériences », et pas seulement « observations ».
 

*

24. N’est-il pas curieux de pouvoir écrire de telles évidences, et qu’elles ne sonnent pourtant pas comme de plates banalités ?
C’est que notre époque a peut-être complètement perdu le sens de l’expérience ; a oublié les méthodes expérimentales.

241. Prends une communication scientifique et cherche où y tient place l’expérience.
Alors demande-toi pourquoi elle y est si peu mise en évidence, et peut-être cachée. Et demande-toi aussi sur quel aspect du phénomène elle repose, sur quel aspect périphérique, qui suppose de faire confiance alors à des quantités d’inductions et de déductions qui ne sont plus remises en question – et qui ne sont même plus parfois que des définitions.

242. Si la science contemporaine, qui est née à la Renaissance, repose sur la méthode expérimentale et sur l’application aux observations tirées des phénomènes naturels de l’inférence hypothético-déductive, alors celle qui se targue encore de ce nom est-elle bien la même science ? Sinon sur quoi repose-t-elle ?
Ce n’est pas là une question qui ne mériterait pas de réponse.
En quoi le terme usuel de « scientifique » renvoie-t-il encore à une telle science ?
 

*

3. J’ai relevé que les termes de « logique », « analytique » et « dialectique » ne se distinguaient pas très bien dans le cours de leur histoire, comme ceux de « rhétorique » et de « poétique ».

Pourquoi Hegel emploie-t-il le terme de « dialectique » ?
Sa dialectique est-elle vraiment une dialectique ? Et celui de « logique » ? La Logique de Hegel est-elle bien une logique ?
Aurait-il donné ce titre comme par exemple on a nommé un célèbre ouvrage Traité de savoir vivre à l’usage des jeunes générations ? Non. Mais on ne peut croire non plus que le recteur Hegel ignorait le sens des termes qu’il employait, ou qu’il les avait choisis à la légère, juste pour dire.

31. L’identification du réel au rationnel supposerait-elle l’inexistence du réel ? Ou, du moins, son oubli ? Oui ? Non ?
Quand Hegel en appelle à la sagesse des bêtes qui ne se contentent pas de douter de l’existence des choses sensibles mais en désespèrent au point qu’elles s’en saisissent et les dévorent (1) , j’en reste dubitatif sur les critiques de Marx comme de Peirce.

311. Hegel fait-il aller le monde sur la tête ? – Plutôt sur la gueule : les crocs et les serres.
Faut-il plutôt l’asseoir ?

312. Marx « retourne » la dialectique hégélienne et en fait le « matérialisme dialectique ».
Cela peut-il vouloir dire quelque chose : « matérialisme dialectique » ? Quel sens peut-on donner à « matérialisme » et à « dialectique » pour que les deux termes accolés en possèdent un ?
On emploie parfois des mots sans réfléchir ; mais peut-on croire que Docteur Marx ait choisi ces mots inconsidérément ?
 

*

32. « Matérialisme dialectique », cela pourrait évoquer une sorte de philosophie informatique : programmation d’opérations logiques dans la matérialité d’un circuit.
Cela correspond sans doute à une certaine interprétation historique du marxisme. Mais quel rapport avec la dialectique hégélienne, et quel besoin de la renverser ? (De toute façon on voit bien que ce n’est pas ça. Ce serait se laisser induire en erreur par les termes au fond pas si ambiguë de « programme » ou de « procès », ou encore leur donner la connotation qu’ils ont dans des discours qui n’étaient pas celui de Marx.)

321. A priori matérialisme et dialectique s’excluent, sauf à donner à chacun de ces termes un sens étranger à celui pour lequel on les employait jusqu’alors ; ce qui n’est manifestement pas le cas puisque Marx reprenait explicitement la connotation hégélienne de « dialectique » (et non pas aristotélicienne, thomiste ou rationaliste), et qu’il rattachait à peu près « matérialisme » aux doctrines de Démocrite, d’Epicure, et sans doute aussi, et plus encore, à Lucrèce.

322. Je ne crois pas que la dialectique en ait été vraiment retournée, mais décoiffées sans doute ; elle a défait son col et retroussé ses manches.
Quant au « matérialisme », associé ainsi à « dialectique », il ne peut en aucun sens affirmer un primat de « la matière », au sens de « prima materia », qu’il nierait au contraire.
Plutôt qu’une « matière », au sens particulaire, atomiste ou éthérique, je comprends la matérialité des matériaux en tant que leur propriétés actives et réactives.
 

*

33. Cependant, je n’ai rien lu d’autre dans Hegel, si ce n’est qu’il se préoccupe plus de droit, d’éthique ou d’esthétique que de science, de technique ou même d’épistémologie.
Les critiques de Marx feraient espérer le contraire, mais il fait une critique de l’économie politique plutôt qu'une science du travail.
 

*

34. Roger Caillois, surtout au début de son œuvre et à la fin, trace des perspectives dans ce sens où il semble si dur de progresser.
Ce sens, c’est bien celui dans lequel le genre humain – peut-être devrais-je dire chaque homme – a fait ses plus nobles conquêtes : celui de l’inhumain.
L’inhumain : ce qui nous distingue des bêtes. Les bœufs ne savent qu’être bovins.
 
 

-----------------------------------------------------------------------------------

 
III
Fonctions linguistiques et figures rhétoriques
critique des sciences du langage
 
 

1. Langue et fonction



 
 
 
 
 

Le 23 janvier
1. J’ai écrit quelque par qu'il n'était pas si saut de croire naïvement que la poésie n’est pas étrangère aux fleurs et aux oiseaux. Les fleurs et les oiseaux sont les meilleurs indicateurs du temps et du lieu. (« Le premier cri de la mouette au-dessus des genêts en fleurs » mieux que « à cinq cents mètres de la mer, à la mi-mars vers sept heures trente ».) Mais cela suppose un minimum de connaissance de la faune et de la flore.
Tout énoncé suppose un déjà connu : je m’appuie sur ce déjà connu pour énoncer ce qui ne l’est pas encore. Ce supposé connu est problématique, et je devrais peut-être lui préférer l’immédiatement connaissable.
Mais l’immédiatement connaissable aussi est problématique. Le problème est de le nommer.
 
*

11. Je crois avoir posé le principal problème de la poétique.

111. A moins que ce ne soit celui de la communication.
Ce n’est pas indifférent que ce soit un problème de poétique ou bien un problème de communication.
Si c’est un problème de communication, il peut se formuler ainsi : Est-ce que l’énoncé est interprétable par son destinataire ?

112. Si c’est une problème de poétique, on doit le formuler ainsi : Est-ce que l’énoncé permet d’interpréter quelque chose ?
Et il importe peu alors de distinguer un auteur d’un destinataire.
 

*

12. Est-ce que l’énoncé permet d’interpréter quelque chose ?
Ce « quelque chose » ici n’est pas encore clair. Ce n’est en tout cas pas un « contenu » de l’énoncé. C’est plutôt du côté du monde : ce que montre l’énoncé. « Regarde! – Ah oui. »
Ce que l’énoncé fait ressortir – rend mieux perceptible, ou mieux concevable – du monde. Ce que « colore » l’énoncé.
 

*

13. Si je me place du point de vue de la communication, la poétique en est un élément. Je peux évoquer des fleurs ou des oiseaux plutôt que de dire l’heure, le lieu et la saison.
Si je me place du point de vue poétique, alors c’est la communication qui devient un élément de l’énonciation.

131. Mais la communication, considérée comme un simple élément d’une poétique, devient un élément trompeur.
– Comment cela ?
– Comme cela justement : j’ouvre des guillemets ou des tirets dans mon énoncé, je m’invente un interlocuteur fictif, j’y introduis le « récepteur ».

132. Je peux toujours m’amuser à distinguer un récepteur fictif (lector in fabula) et un récepteur réel, mais on sent bien que c’est insoluble. Tout récepteur réel peut aussi bien n’être appelé qu’à jouer momentanément ce rôle, venir incarner un récepteur virtuel.
Aussi, si la communication est prise comme élément de la poétique, elle en est un élément trouble, un aspect confus et très difficile à saisir.
 

*

14. Modèle général de la communication, tel que jakobson y définit les six fonctions du langage (2) :
 

Facteur : 
Fonction : 
  Contexte
Référentielle 3
 
Facteur : 
Fonction : 
Destinateur
Emotive 1
Message
Poétique 6
Destinataire
Conative 2
Facteur : 
Fonction : 
  Contact 
Phatique 5
 
Facteur : 
Fonction : 
  Code
Métalinguistique4
 

Voici sur un modèle similaire comment je définis les fonctions poétiques :
 

Facteur : 
Fonction : 
  Paradigme
Dénotative 3
 
Facteur : 
Fonction : 
Auteur
Lyrique 1
Syntagme
Connotative 4
Les choses
Intuitive 2
Facteur : 
Fonction : 
  Parabole
Symbolique 5
 
Facteur : 
Fonction : 
  Situation
Performative 6
 

 
*

 
15. Où se situe la communication dans ce second tableau ? A coup sûr dans les quatre dernières fonctions, celles du milieu ; et certainement pas dans la seconde.
Dans les quatre fonctions médianes, l’autre est présent, quoique de façon confuse et complexe, dans la mesure où ce qui a sens pour moi doit bien, d’une quelconque façon, avoir sens pour un autre.
Mais rien ne rend nécessaire que ce que j’intuitionne soit intuitionné par un autre.
 
*
 
2. Les fonctions médianes.

21. La fonction paradigmatique.
Elle peut se résumer à ce principe qu’à « quelque chose » nous donnons un nom, et que par ce nom nous « l’évoquons ». A y regarder de plus près, ce n’est pas si simple. Car encore nous faut-il identifier « quelque chose » en tant que « chose ».
Tant qu’il s’agit de donner à un caillou le nom de « caillou », ça va encore. Si je veux nommer « poids » son poids, c’est déjà plus compliqué. Non seulement ce nom de « poids » ne s’applique pas à ce seul caillou-ci – comme d’ailleurs le nom de « caillou » – mais il s’applique à tout poids de quelque chose que ce soit. Il me faut donc identifier ce qu’évoque « poids » comme « une chose » ; et cela ne vas pas sans quelques difficultés, et au moins quelques expériences de pesées.
Si je veux encore distinguer ce que j’appelle « poids » de ce que j’appelle « masse », j’aurais déjà fait amplement usage d’un langage que je devais déjà avoir à ma disposition.

211. La masse, je le rappelle, est l’énergie potentielle déterminée par la gravitation, et donc abstraction faite de toute densité. N’est-il pas en effet difficile de concevoir cela comme « une chose » ? Observe combien d’autres choses, et d’autres noms tels que « gravité » ou « densité », tu dois aussi concevoir pour y arriver.
On voit bien ici qu’une dialectique s’enracine dans une matérialité, et inversement aussi bien.

212. En somme nous avons un langage qui nous est transmis en l’état, ou plusieurs langages, avec lesquels nous sont encore transmis des méthodes opératoires, et nous avons aussi un monde réel qui réagit de façon plutôt stable à l’emploi que nous faisons de ces langages et de ces modalités opératoires.
Mais nous sommes dans le plus grand embarras s’il nous prend de vouloir distinguer finement ce langage, ces méthodes opératoires et ces réactions du monde réel (ce qui est pourtant l’objet de la science).
Disons que la fonction paradigmatique est celle du concept.
 

*

22. La fonction syntagmatique.
Nous employons toujours les mots en groupes, et quand nous paraissons n’en employer qu’un seul, c’est sous le registre de l’élisions. Toujours nous employons les mots en référence à un bloc d’énoncé.

221. Ainsi, dans la relation entretenue par chaque mot avec son contexte, sa signification se module.
Le simple accolage de plusieurs termes va impliquer pour chacun des quantités de significations qui n’auront plus à être spécifiées. Si je dis « j’ai un caillou dans la chaussure », nous savons immédiatement que c’est « un petit caillou ». Et si je dis « j’ai dû déterrer des cailloux pour agrandir le chemin », nous savons immédiatement le contraire.

222. Dans chacune des deux occurrences, nous avons même une idée tellement précise de ce qu’évoque le mot « caillou », que nous pouvons en oublier ce qu’il pourrait évoquer d’autre.
C’est d’ailleurs très souvent un oubli de cette ordre qui nous empêche de retrouver un mot que nous disons « avoir sur le bout de la langue ». La connotation que nous lui donnons momentanément sans le savoir nous le fait oublier quand nous le chercherions pour lui en donner une autre.

223. A ce stade on doit observer que le rapport entre les mots continue à s’interpréter par leurs rapports aux choses et par les rapports que les choses entretiennent entre elles.

 1. Roméo aime Juliette.
 2. Les arbres aiment la pluie.
 3. Le chat aime la souris.
 4. La nature n’aime pas le vide.
 5. Karl Marx aimait son père.
 6. Montaigne aimait La Boétie.
 7. Alexandre aimait la conquête.
La signification spécifique que prend le verbe « aimer » dans chacune de ces propositions est non seulement déterminé par les définitions de chacun des mots qui les composent, mais aussi par la relation que chacune des « choses » évoquées entretient avec les autres.
Ainsi chaque occurrence à la fois possède une connotation spécifique et conserve une traîne de sens potentiellement activable. Si je parle par exemple de « l’attraction » de Roméo pour Juliette, je peux mettre « attraction » en résonance avec la proposition 4 et « l’attraction » gravitationnelle.
 
*

23. La fonction symbolique.
Ce qui est dit est toujours dit pour vouloir dire autre chose.
On pourrait résumer cette fonction en disant qu’aucun discours n’est innocent. Tout discours contient une parabole qui demande d’être interprétée.
On peut penser aux paraboles que contiennent les Evangiles. On peut aussi penser aux romans philosophiques de Voltaire.
On peut prendre encore des exemples plus quotidiens. Je dis : « Il est cinq heures », et je reproche ainsi son retard à celui qui vient d’arriver.

231. Arrêtons-nous à cet exemple : la personne qui vient d’arriver comprend très bien le sens manifeste de mes quatre mots ; mais il se peut qu’elle ne comprenne pas le reproche sur son retard, il se peut même qu’elle ne se rende pas compte qu’elle est en retard. Et elle peut aussi bien me répondre « ah oui ? » ou « je m’excuse ».
Il se peut qu’elle pressente bien un reproche dans mes paroles, du moins une marque d’agacement, mais qu’elle ne parvienne pas à percevoir si je les lui dis avec l’intention de lui faire un reproche, ou si je n’en suis même pas conscient. Moi-même je peux rester dubitatif sur sa réponse : s’excuse-t-elle parce que je lui fais un reproche, ou se serait-elle excusée de toute façon ; dit-elle « ah oui ? » parce qu’elle n’a as compris mon reproche, ou parce qu’elle considère que je n’ai pas à le lui faire ?
(Dans certains cas, je pourrais seulement tapoter la table avec agacement sans me rendre compte de mon geste, ni peut-être même de cet agacement, alors que d’autres fois je pourrais faire ce même geste délibérément et l’adresser à quelqu’un comme un signe sans ambiguïté.)

232. On observera que cette dimension soulève le problème de la conscience ; celle de ce que l’on dit, et celle de ce que ça veut dire (et encore celle de ce que je veux dire).
Ce problème est rendu plus complexe lorsqu’il est posé dans le cadre de la relation intersubjective que lorsqu’il est posé dans celui du cheminement de la pensée d’un seul sujet.
Dans ce dernier cas, je peux considérer que je suis conscient de ce que j’ai dit si je suis capable de poursuivre à partir de là le cheminement de ma pensée – fût-ce à mon insu – et que je ne le suis pas tant que j’en reste incapable, et que ma pensée tourne en rond et se répète.
 

*

24 La fonction performative.
Un énoncé performatif est un énoncé qui a valeur d’acte. Quand, au cours d’une partie de belote, je dis « pique », c’est par cette parole, et par cette parole seule, que je prends à pique. Je ne peux d’ailleurs prendre à pique autrement qu’en la prononçant.
Tout énoncé a une valeur performatique : En ce qu’il s’actualise, ou est appelé à s’actualiser, dans une situation particulière.

241. Dans l’exemple précédent, dire « il est cinq heures » équivaut à faire un reproche, et faire un reproche est bien une occasion où « dire c’est faire ». De la même manière, quand mon ami me dit, citant René Char : « le poète est un arbre », il y a dans cette actualisation d’une phrase, qui fut écrite par ailleurs dans une autre circonstance, à la fois un reproche et une excuse pour ce qui m’est reproché (3) . Cette phrase est donc performative à un double degré.
De même encore, le conte voltairien est une parabole qui a, disons, un sens philosophique latent (qui pourrait fort bien échapper à la lecture d’un enfant qui n’y verrait qu’un conte banal), mais il a aussi la dimension d’un acte de guerre contre la superstition, la féodalité et l’église.
(Il est important de remarquer ici, avant d’y revenir, que les dimensions symbolique et performative tendent à se recouvrir l’une l’autre et quelque peu à se masquer ; et se masquer sans doute aussi à la conscience.)

242. Même le conte ordinaire, le roman, la chanson ou le poème qui se voudraient les plus étrangers à tout art engagé ou à toute intention édifiante seraient performatifs au moins parce qu’ils entreprendraient de réaliser des intentions commerciales. De fait, ils ne sont pas moins que d’autres énoncés appelés à s’actualiser dans une situation. « Faire » un roman, par exemple, n’est pas seulement « écrire » un roman, mais intervenir dans une situation médiatique, commerciale et somptuaire assez complexe.

2421. Le simple article d’information n’a pas non plus une fonction purement référentielle, ou informative, mais il est en réalité une partie intégrante de l’événement sur lequel il prétend ne faire qu’informer.

2422. On en appelle généralement à la nature autotélique, centrée sur elle-même, de l’énoncé poétique, comme on ne voudra trouver qu’une fonction référentielle, orientée sur la description du monde et la recherche de la vérité, dans l’énoncé à vocation scientifique, avec quelquefois d’inévitables inversions de rôle. Et pourtant toujours de tels énoncés proposent au moins des suggestions à l’action et à la posture ; parfois même des provocations (que l’on songe à l’impact des travaux de Galilée).
(Sinon, ils supposent au moins des combats de pouvoir et des rivalités d’école, des luttes pour la notoriété, la reconnaissance, les subventions diverses et les prébendes, l’acquisition de pouvoirs et de moyens.)

243. Il serait fallacieux d’isoler cette dimension du seul acte d’écrire ou plus généralement d’énoncer. Ici, « savoir ce qu’on dit » suppose nécessairement de maîtriser cette chaîne, ou du moins, de manière plus plausible, de la penser, ou, si l’on veut, de « l’assumer ».
(Remarquons qu’ici encore la notion de conscience trouve prise.)
 

*
 
3. Les extrêmes

31. La fonction lyrique.
Je dois d’abord me demander ce qu’est la musique. Je ne peux au départ lui donner qu’une définition négative : elle n’a ni cause ni sens.
Je ne peux interpréter aucun sens dans la musique ; ou encore, ce qui peut y avoir du sens n’y est plus proprement musique. La musique n’est signe de rien.
La musique n’est pas non plus l’effet d’une cause. Je peux sans doute expliquer un accord par des causes physiques ; j’explique alors les sons, mais pas en quoi ces sons constituent une musique.
Disons que la musique est un arrangement de choses qui ne se réduit à aucun rapport causal, sémantique ou logique.
– « Un arrangement de choses », car je préfère étendre tout de suite ma notion de musique au-delà du son seul.

311. On dit que la musique « exprime les mouvements de l’âme ». En fait elle est « mouvement de l’âme ».
– Mais qu’est-ce que ça veut dire « mouvement de l’âme » ?
– Rien. « Musique », simplement.

312. « Mouvement de l’âme » sonne un peu chez moi comme un pléonasme : « âme », aussi bien « mouvement du sujet », mouvement auto-déterminé.
C’est là une trame irréductible sur laquelle seule peuvent se fonder des fonctions telles que paradigmatique, syntagmatique, symbolique et performative.
 

*

32. La fonction intuitive.
La fonction intuitive est l’autre irréductible de mon modèle.

321. Elle est le « pour soi » de l’acte poétique, comme la fonction lyrique en est l’« en soi ».
On peut dire alors que les quatre autres fonctions étaient des fonctions « pour l’autre » ; c’est en quoi elles restent interprétables dans le modèle de la communication.

322. Elle correspond à ce qui, dans l’énonciation, vise la conception, l’acuité de conception. La conception s’articule alors forcément avec la perception.
Aussi, ce lieu où s’accroît l’acuité peut être aussi bien le lieu du mirage.
 
 




NOTES

1   Préface à la Phénoménologie de l’Esprit.

2  Roman Jakobson, Essais de linguistique générale, Linguistique et poétique. Francis Vanoye, Expression Communication, Armand Colin 1975, Daniel Delas, Poétique/pratique, 8, Fonction poétique, page 49, CEDIC 1977

3 Suites sur le fonctionnement réel de la pensée, cahier 10, les 19 & 20 novembre.
 
 



TABLE     SUITE