QUATRIÈME PARTIE

Approches
d’une dynamique du sens



 
 
 
 
 
 
 
 

Imaginez un univers infini ou non, comme il vous plaira de vous le figurer – avec des milliards et des milliards de soleils pour le constituer. Imaginez une boule de boue qui tourne comme une folle autour d’un de ces soleils. Imaginez-vous debout sur cette boule de boue, tournant avec elle, tournant dans le temps et l’espace vers une destination inconnue. Imaginez-le.
Frederic Brown.
Toi qui médite sur la nature des choses, je ne te loue point de connaître les processus que la nature effectue ordinairement d’elle-même, mais me réjouis si tu connais le résultat des problèmes que ton esprit conçoit.
Léonard de Vinci

 
 
Le 21 novembre
La question de la correction d’un texte, de comment on corrige, est cruciale. C’est d’elle que tout dépend. C’est là que la question du rythme comme celle du sens prend toute se valeur opératoire.

Et d’abord, doit-on corriger ? Et que corrige-t-on ?
N’apparaît-il pas très vite que la question de la correction est toute dépendante de celle de la répétition ?

Ceci recoupe une question plus importante encore : En quoi créer (produire), corriger et répéter se distinguent-ils ?
Sur ce point, le travail de Ponge, comme celui de Wittgenstein, se révèlent des plus intéressants.
 


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Le 17 décembre
– Imagine, vois.
La voyance : je vois un visage dans la tache d’un mur.
L’œnologie, ou encore la parfumerie, sont des axes d’approche excellents :
L’œnologue dit-il n’importe quoi ?
Ou encore : sait-il reconnaître le vin sans se tromper ?

Qu’il se trompe ou non ici n’importe pas, mais qu’il « reconnaisse » ; qu’il sache ou croit reconnaître. « Reconnaître » et « croire reconnaître » se distinguent moins ici qu’on ne le penserait d’abord.

Le vocabulaire des œnologues et des parfumeurs est troublant sur ces points. Ils semblent bien dire n’importe quoi. Ils en disent généralement plus qu’on ne peut en entendre à un premier degré.
Qu’est-ce que ça veut dire ? Qu’est-ce que ça veut dire, ce que dit l’œnologue d’un vin, ou le parfumeur d’un arome ? Une part de description objective, et aussi une part de métaphore.

« Une odeur de liseron. » Reconnaître une odeur de liseron dans un vin, cela tient-il de l’observation objective, ou du moins de la tentative d’énonciation d’une telle observation ?
Et si l’on précise : « de fond de jardin » ? Une odeur de liseron de fond de jardin. La précision ici n’est plus gustative ni olfactive, il me semble.
Si je parviens à me représenter des liserons au fond d’un jardin, quels organes sensoriels dois-je avoir mis à contribution ? Il me semble qu’ici l’image tire sa substance de tous les sens, et d’aucun en particulier. (Car on ne sait ni la couleur ni le goût du liseron.)

Ceci ne ressemble pas à : « La peinture des volets a la même couleur que le ciel ». Ni à : « Dans ce flan, on sent le goût de la vanille ».
On ne reconnaît pas un goût de liseron dans un vin comme on reconnaîtrait la vanille dans un flan vanillé ; ni une même couleur, par exemple, dans le ciel et la peinture des volets – ce qui n’est déjà pas tout à fait la même chose.
A proprement parler, il n’y a pas de goût de liseron dans le vin, ni l’odeur – moins encore de fond de jardin.

(Mais on se sait pas bien ce que veut dire à proprement parler dans ce cas – le sait-on seulement à propos de goût de vanille, ou d’une couleur ?)

On pourrait mesurer. On peut toujours mesurer quelque chose. Mais mesurer quoi ?
Il est facile, par exemple, de mesurer le spectre et la saturation d’une couleur, mais que nous disent de telles mesures ?
Il est plus dur de mesurer un goût et une odeur, car on ne sait plus alors ce que l’on mesure : l’odeur et le goût se dissolvent dans leurs mesures ; deviennent tout autre chose que du goût et de l’odeur. Même si nous savons très bien que cela on le goûte, on le sent, cela n’est ni un goût ni une odeur.
 

Le 18 décembre
– Ne trouves-tu pas que ce vin a un goût de liseron de fond de jardin ?
On peut très bien répondre oui à une telle question. Et à quoi précisément donne-t-on son accord dans ce cas ?

– Tu vois, ce vin, on dirait du liseron de fond de jardin.
Cela peut m’aider à percevoir dans le goût et l’arome quelque chose qui me serait resté sinon imperceptible.
(Mais qu’est-ce qu’une sensation qui resterait imperceptible ?)

– Vois ces volets, là-bas, Ils ont la même couleur que le ciel.
Je ne m’en étais pas aperçu, mais maintenant je le vois bien. Est-ce ainsi que je sens le goût de liseron ?
Disons que je le découvre : est-ce que je découvre le goût ou l’odeur de liseron comme le bleu des volets ? mais j’ignore quel est le goût du liseron.

Les mots n’agiraient-ils pas ici à la façon des réactifs chimiques ?
Je verse quelques gouttes de réactif et la couleur de la solution change. Puis-je dire que je vois la substance dont le réactif me révèle la présence ? Je ne la vois pas, mais vois en tout cas le changement de couleur.
Qu’est-ce que me fait exactement percevoir les paroles de l’œnologue ? Ou échouent-elles à me faire percevoir aussi bien ?
Ou encore : qu’y a-t-il à reconnaître derrière cette sorte de réaction sémio-sensorielle que provoquent les paroles ? Et que peut-on entendre alors par « derrière » ?

*

Ce que Reverdy appelle « réalité » ne se distingue-t-il pas bien alors de ce qu’entend par exemple Flaubert ?
Une certaine saveur du vin prend ici réalité.

*

Puis-je me représenter la racine carrée de soixante-quatre sans passer par le moindre idée de nombre ? Oui, je peux me figurer la première ligne d’un échiquier.
Je peux me figurer chaque ligne d’un échiquier sans passer par « huit », « soixante-quatre », ni « carré » ni « racine carrée ». Et je peux aussi penser « huit fois huit soixante-quatre » sans penser à un échiquier.
« Huit fois huit soixante-quatre » aurait-il par rapport à l’échiquier une fonction similaire à « liseron de fond du jardin » pour le vin ? Peut-être, mais en attendant, « huit fois huit soixante-quatre » semble posséder une valeur de vérité objective et première tout à fait étrangère à « liseron de fond du jardin ».
Quand, à l’école communale, nous avons appris à compter, puis à additionner et multiplier, puis découvert les carrés et les racines carrées, quel regard nouveau cela nous a-t-il donné sur des damiers ?
 


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Le 21 décembre
– Imagine un univers ou tous les hommes partagent une même conception de l’univers. Imagine le.
Cette phrase n’entend-elle pas que « univers » ne désigne jamais qu’une image, une construction imaginaire, somme toute fugace ?

Il me semble pourtant que nous sommes toujours portés à imaginer un tel univers, un univers ou tous les hommes partagent une même conception de l’univers, et même à y croire. Et sans doute cette croyance est-elle supportée par l’essentiel de nos activités.
(Je suis bien attentif ici aux mots que j’emploie : nos activités étayent bien cette croyance, mais je ne dis pas qu’elles contribuent essentiellement à lui donner réalité – tout au plus y contribuent-elles incidemment.

Sans doute, pour nous convaincre de la réalité du monde, des choses et des hommes, suffit-il que nous les percevions. Ou encore que nous éprouvons du désir ou des craintes ; que nous jouissions, aimions ou haïssions, que nous soyons émus, que sais-je ? Mais tout cela ne nous convainc en rien qu’il serait une « image » que nous partagerions avec qui que ce soit, moins encore nous en fait sentir le besoin.
Le réel n’a pas besoin de pacte, dirai-je. Il est bien trop immédiat.

Nos actes participent bien entendu à cette immédiateté du réel, et même la constituent-ils. Sans doute contribuent-ils aussi à nous constituer des images.
Mais cette réalité, par essence commune, n’a pas besoin d’image commune. Plutôt des images communes ont-elles besoin de se soumettre cette réalité ; de contribuer à une soumission réelle.
 

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Freud :
Pendant le travail du rêve, l’intensité psychique passe des pensées et représentations auxquelles elles conviennent légitimement à d’autres pensées et représentations qui, à mon sens, ne peuvent prétendre à une telle mise en valeur. Nul autre processus ne contribue autant à cacher le sens du rêve et à me rendre méconnaissable la corrélation qui lie contenu du rêve et pensée du rêve. Au cours de ce processus que je nommerai déplacement du rêve, je constate aussi que l’intensité psychique, l’importance et le potentiel d’affect de certaines pensées, se transpose en vivacité sensorielle. Ce qu’il y a de plus net dans le contenu du rêve m’apparaît toujours comme le plus important ; mais c’est justement dans un élément indistinct du rêve que je peux souvent reconnaître le rejeton le plus direct de la pensée du rêve.
(Sur le rêve V : 667-84)

Même quand il est cohérent et intelligible, le contenu du rêve semble alors se préoccuper des bagatelles les plus indifférentes, qui seraient indignes de notre intérêt à l’état de veille.
(SR V 669-86)

Je ne puis abandonner le thème du déplacement du rêve sans mentionner un curieux processus qui accompagne la formation du rêve, dans lequel condensation et déplacement agissent ensemble pour produire un effet. En parlant de la concentration, nous avons déjà vu le cas ou deux représentations qui ont quelque chose en commun, un point de contact dans les pensées du rêve, se substituent, dans le contenu du rêve, par une représentation composite, où un noyau plus ou moins distinct correspond à l’élément commun, des caractéristiques accessoires indistinctes aux traits particuliers des deux représentations. Un déplacement s’ajoute-t-il à cette condensation, il n’en résulte pas la formation d’une représentation composite, mais celle d’un élément commun moyen, qui se comporte par rapport aux éléments isolés comme, pour prendre une analogie, la résultante par rapport à ses composantes dans le parallélogramme des forces.
(SR 670-71 - 88-89)

« Pendant le travail du rêve, l’intensité psychique passe des pensées et représentations auxquelles elles conviennent légitimement à d’autres pensées et représentations qui, à mon sens, ne peuvent prétendre à une telle mise en valeur. »
Mis en italiques par Freud. Ici c’est « pensée » et « intensité » qui me semblent des mots importants.

« Nul autre processus ne contribue autant à cacher le sens du rêve et à me rendre méconnaissable la corrélation qui lie contenu du rêve et pensée du rêve. »
Contenu du rêve et pensée du rêve, ce sont les mots clés, distincts cependant du sens du rêve.

« Au cours de ce processus que je nommerai déplacement du rêve, je constate aussi que l’intensité psychique, l’importance et le potentiel d’affect de certaines pensées, se transpose en vivacité sensorielle. »
Intensité psychique et vivacité sensorielle. On aimerait quand même bien vérifier la version allemande...

« Ce qu’il y a de plus net dans le contenu du rêve m’apparaît toujours comme le plus important ; mais c’est justement dans un élément indistinct du rêve que je peux souvent reconnaître le rejeton le plus direct de la pensée du rêve. »
... Et ici plus encore. C’est pourquoi je note de longs fragments. Netteté, intensité, vivacité ; en attendant, cette netteté et cette vivacité pourrait être mises en évidence de la même façon et sur les mêmes critère envers des exigences poétiques.

« Même quand il est cohérent et intelligible, le contenu du rêve semble alors se préoccuper des bagatelles les plus indifférentes, qui seraient indignes de notre intérêt à l’état de veille. »
Il est bien net que depuis le début on pourrait avec autant de raison que d’à-propos remplacer « rêve » par « texte ». (Par quoi alors devrait-on remplacer « veille » ? Penser aussi à ce qu’on appelle « état de veille » pour une machine ; ou encore à l’emploi de « veilleuse », « en veilleuse ».)

« Je ne puis abandonner le thème du déplacement du rêve sans mentionner un curieux processus qui accompagne la formation du rêve, dans lequel condensation et déplacement agissent ensemble pour produire un effet. En parlant de la concentration, nous avons déjà vu le cas ou deux représentations qui ont quelque chose en commun, un point de contact dans les pensées du rêve, se substituent, dans le contenu du rêve, par une représentation composite, où un noyau plus ou moins distinct correspond à l’élément commun, des caractéristiques accessoires indistinctes aux traits particuliers des deux représentations. »
Il est bien nécessaire de faire de longues citations pour que celles-ci ne deviennent pas trop sibyllines.

« Un déplacement s’ajoute-t-il à cette condensation, il n’en résulte pas la formation d’une représentation composite, mais celle d’un élément commun moyen, qui se comporte par rapport aux éléments isolés comme, pour prendre une analogie, la résultante par rapport à ses composantes dans le parallélogramme des forces. »
Voilà : en quoi est-ce précisément une analogie ? En quoi le parallélogramme des forces n’en était-il pas déjà une ?
Pourquoi, et en quoi, Newton ne faisait-il pas des analogies (c’est lui qui a découvert le parallélogramme des forces), ni Galilée, là où Freud en fait ? Ou en quoi ne le croyaient-ils pas là ou Freud le croit ?
Cette question n’est pas aussi absurde qu’elle pourrait le paraître à un second abord.

*

Le 23 décembre
Qu’est-ce qui me dit que le rêve dont je garde le souvenir au réveil ait été rêvé à proprement parler ?
(Je soulève là la question du temps.)

Freud décrit un rêve, dans la Taumdeutung, au cours duquel le dormeur se voit un aristocrate pendant la Révolution Française, assiste à son procès et à sa condamnation à mort, jusqu’au moment où le couperet s’abat, et où il est réveillé dans son lit par le baldaquin qui vient de lui tomber sur la nuque.
Caillois décrit un rêve semblable dans L’Incertitude qui vient des rêves.

Plusieurs explications peuvent entrer en concurrence pour de telles rencontres, justes et brutales, entre une suite d’événements rêvés et un événement réel qui provoque l’éveil.
Aucune toutefois ne peut manquer de laisser planer un doute sur le temps du rêve, qui ne doit pas être exactement le même que celui des événements réels – celui pendant lequel le dormeur rêve.

Au fond il n’y a peut-être là rien de bien mystérieux. Le rêve produit son propre temps. Je peux rêver avoir un frère, ce que je n’ai pas, et même me rappeler de lointains souvenirs d’enfance avec lui, alors que je ne dors pourtant que depuis quelques instants.
Soit, le rêve peut bien produire son propre passé, du moins ses souvenirs. Mais ce n’est pas là qu’est la question : le souvenir est peut-être souvenir du passé, il n’en est pas moins un souvenir du passé qui existe dans le présent.
Or le rêveur qui reçoit son baldaquin sur le crâne a au réveil un souvenir du rêve. Ce souvenir serait-il produit dans le fugace instant qui précède l’éveil ? ou bien encore après, un souvenir produit après l’éveil ?
Les explications peuvent se situer entre deux extrêmes : soit le rêve tout entier a pu se construire en quelques secondes, à la fin, ou même après la fin du sommeil ; soit il s’est construit sur un pressentiment de l’événement qui allait y mettre fin, et qui aurait pu se laisser prévoir par des craquements de plus en plus nets, par exemple.
Aucune de ces deux explications ne me satisfait seule.

Si le temps du rêve n’est pas exactement le temps réel – celui pendant lequel le dormeur rêve –, qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ?
Faisons une comparaison avec le temps d’un récit et le temps des événements d’un récit.
Imaginons une œuvre romanesque qui se déroule, par exemple, en l’espace de deux ou trois ans, et qui a pu être écrite aussi en l’espace de deux ou trois ans. Les deux ou trois ans successifs sont cependant d’une nature toute distincte, même si cette œuvre peut être par ailleurs très proche de l’autobiographie, comme par exemple La Recherche du temps perdu. Elle pourrait aussi bien en être très distante, comme Mémoires d’Hadrien.
Dans tous les cas le temps du roman est non seulement distinct du temps réel – celui pendant lequel, par exemple, il est écrit – mais il n’a seulement rien à voir avec une véritable durée. Ainsi, tremper une madeleine peut dans le roman constituer un passage plus long qu’un trajet ferroviaire jusqu’à Venise.
Ajoutons encore que rien n’oblige le récit de suivre un ordre chronologique.

Toutes ces observation ne concernent que le roman écrit, et non encore le roman en train de s’écrire. Rien n’oblige le roman à s’écrire dans l’ordre de sa composition définitive. Ainsi Flaubert en écrivant Un Cœur pur a commencé par la description qui clôt le récit.
D’autre part, le roman sera vraisemblablement relu et corrigé, et remanié à plusieurs reprises.

Si nous sommes attentifs, nous voyons que nous avons deux fois deux séries temporelles : une fois dans le travail de construction, une fois dans l’œuvre achevée.
Dans l’œuvre achevée : nous avons d’un côté l’ordre d’énonciation, tel qu’il correspond par exemple à une table des matières, et nous avons de l’autre l’ordre temporel qu’il évoque.
Dans le travail de construction : nous avons d’une part le temps du travail pendant lequel les pages s’écrivent, et aussi bien se récrivent ou vont à la poubelle, et d’autre part l’ordre dans lequel elles se rangent et prennent leur place définitive.

Lorsqu’on parle du rêve, que ce soit Freud et ses disciples, ou les surréalistes en général et Roger Caillois en particulier, ce n’est jamais que du point de vue de l’œuvre achevée. (C’est ce que relève Wittgenstein à propos de Freud.) Et ce n’est que de ce point de vue que la Taumdeutung ou L’Incertitude qui vient des rêves s’interrogent sur la nature du temps dans le rêve.

C’est ce rêve, ce rêve tel qu’on le raconte, ou du moins tel qu’en demeure le souvenir, dont je dis que rien ne nous permet d’affirmer qu’il ait été effectivement rêvé ; qu’il se soit proprement déroulé.
C’est comme si l’on pensait que l’auteur d’un livre l’ait écrit exactement comme on le lit ; l’ait découvert, ou vécu dans l’écriture, comme on le vit et le découvre dans la lecture.

Il existe des quantités de façons d’écrire un livre. On peut partir sans savoir où l’on va, ou au contraire commencer par échafauder une trame. On peut partir d’impressions vives, ou donner chair à une ébauche abstraite.
Flaubert, dans Un Cœur pur et Ponge dans La Mounine suivent des cheminements contraires. Tous deux commencent pourtant par des impressions vives, des descriptions objectales (au sens du Nouveau Roman).
Mais Flaubert décide d’étayer son œuvre sur le personnage et l’histoire. Ce qu’il commence par écrire se retrouve finalement à la chute. L’œuvre, par touches successives, se recompose donc entièrement ; et chaque nouvelle touche vient contribuer à cacher les précédentes. A la seule lecture de l’ouvrage, il est impossible de reconnaître par où sa rédaction a commencé (et on l’ignorerait sans sa correspondance).
Ponge n’efface rien, garde la trace, et même la date. La Mounine est moins l’œuvre que le journal de l’œuvre. Cependant, d’œuvre il n’en est aucune si ce n’est son journal.
Il est fort possible alors que ma lecture effectue le travail que Ponge se refuse à effectuer. Ce travail n’est-il pas très semblable à celui que décrivait Freud dans Sur le Rêve ?

« Je ne puis abandonner le thème du déplacement du rêve sans mentionner un curieux processus qui accompagne la formation du rêve, dans lequel condensation et déplacement agissent ensemble pour produire un effet. En parlant de la condensation, nous avons déjà vu le cas ou deux représentations qui ont quelque chose en commun, un point de contact dans les pensées du rêve, se substituent, dans le contenu du rêve, par une représentation composite, où un noyau plus ou moins distinct correspond à l’élément commun, des caractéristiques accessoires indistinctes aux traits particuliers des deux représentations. Un déplacement s’ajoute-t-il à cette condensation, il n’en résulte pas la formation d’une représentation composite, mais celle d’un élément commun moyen, qui se comporte par rapport aux éléments isolés comme, pour prendre une analogie, la résultante par rapport à ses composantes dans le parallélogramme des forces. »

La façon dont le rêve travaille ne perd-elle pas alors une part de son mystère ? Deviennent surtout beaucoup moins mystérieuses ces différentes instances en œuvre – l’inconscient, le préconscient, la « résistance » – telles qu’elles s’inscrivent dans les croquis de L’Interprétation des rêves.

*

Ce qui est fallacieux chez Freud, c’est qu’il semble sous-entendre que tout surgirait naturellement à la conscience si rien n’en barrait le chemin. Et l’on se demande alors ce qui peut tenir lieu d’un tel filtre.
Mais que veut dire alors surgir à la conscience ?
On pourrait comparer ce « surgir à la conscience » à « s’afficher sur l’écran ». Le Surgissement à la conscience serait quelque chose d’assez semblable à l’affichage sur l’écran d’un dispositif informatique.
C’est sans doute une conception très largement acceptée.

Nous serions dotés de filtres qui interdiraient en certains cas l’affichage.
Nous serions des machines défectueuses, mais peut-être cette défectuosité serait justement ce qui nous différencierait d’une simple machine et ferait notre définitive supériorité ; c’est là où va Pierre Boulle dans une de ses nouvelles sur l’intelligence artificielle.

Cependant cela suppose que, si le « refoulement » exige un travail, un travail résistant, le surgissement à la conscience n’en exige aucun ; n’en soit pas un.
– Ou encore qu’il ne soit pas le mien. Qu’il soit une sorte de travail de la nature – ou de donnée immédiate.
– Dans ce cas, je vois très mal en quoi il serait question, dans quelque sens que ce soit, de « conscience ». Ou encore en quoi une conscience pourrait se passer d’un « moi » ; du travail d’un « moi » – mon travail.
– A moins que ce « moi » ne soit qu’un effet du travail de l’inconscient... Nous touchons peut-être ici une vérité sous le couvert le plus trompeur.
(La carotte et le bâton, et l’aimant attaché à la voiture en fer.)

*

 

Le 24 décembre
Lorsqu’on tombe dans le sommeil, semble-t-il, on est d’abord saisi par des impressions vives.
Cela est d’autant plus sensible lorsqu’on a vécu, avant de s’endormir, des expériences inhabituelles.
Nous venons par exemple d’accomplir un long voyage, nul doute que nous allons le revivre dès que nous nous assoupirons.
Si par malheur nous avons eu au cours de ce voyage un accident, alors c’est pire encore : les impressions de l’accident vont surgir à nouveau dès que nous fermerons les yeux et, fort probablement, nous réveiller en sursaut.

C’est là une observation très intéressante : je commence à m’assoupir, et je sens, comme quelques heures plus tôt, la voiture quitter la route.
Il est clair que je ne dors pas encore vraiment – je ne peux alors proprement parler de sommeil et de rêve : c’est plutôt comme si les impressions étaient là, gravées dans mes sens et à peine recouvertes de la couche habituelle de perceptions et de réflexions immédiates. L’assoupissement balaie cette fine couche. L’effacement des représentations immédiates laisse affleurer les impressions encore toutes fraîches de l’accident.
Elles vont donc m’éveiller une première fois, puis je vais retomber dans l’assoupissement. Cela peut se répéter plusieurs fois selon l’intensité de l’émotion que j’ai enregistrée.
Je finirai tôt ou tard par trouver le sommeil. Je n’y parviendrai qu’après être parvenu d’abord à rêver l’événement qui m’expulse du sommeil – après avoir intégré au rêve cet événement qui lui résiste.
Déjà les réveils en sursaut auront mobilisé mon attention sur les conditions des l’accident, ses causes et ses effets, et principalement – c’est ainsi qu’on est est fait – sur les autres hypothétiques possibles.
Ceci m’entraîne à commencer par rêver les moment qui ont précédé l’accident. Je vais donc rêver peut-être toujours la même chose, mais dans des séquences de plus en plus longues qui auront pris l’événement en amont.
J’en viendrais aussi à sursauter peut-être encore mais à ne plus me réveiller entièrement, et même à ne plus me réveiller du tout. Et pourtant je continuerai à vivre et revivre l’événement en rêve.

Dans ce cas d’un événement dont le souvenir chasse le sommeil, un travail de ressassement est manifeste. Rien ne nous dit que le travail du rêve n’est pas habituellement une tel travail de ressassement, et que le rêve ne se construit pas comme un vase au tour du potier.
Je m’éveille avec l’impression d’un rêve qui a un début et une fin, mais je ne l’ai peut-être par rêvé ainsi du début à sa fin.
Le souvenir, ou encore le récit linéaire du rêve nous fait oublier qu’il ne s’est peut-être pas déployé ainsi, linéairement, mais plutôt comme des feuilles se déploient autour du cœur d’un artichaut. (1)

On pourrait comparer ces excroissances aux ajouts successifs des différentes éditions d’un même livre.
L’Interprétation des rêves en est un exemple excellent, qui a considérablement grossi au cours de ses nombreuses rééditions ; comme le Traité de la Nature Humaine de Hume, et plus encore Les Essais de Montaigne.
Lisant Les Essais, on voit bien que l’ouvrage a différentes couches. Cependant la lisibilité de ces couches successives, même avec de sérieux jeux de notes, est altérée par la linéarité de l’ouvrage. Et si l’on s’attache à étudier la genèse de l’œuvre définitive, on mesure combien il est difficile, et sans doute d’une certaine façon impossible, d’avoir en même temps une perception claire des deux mouvements : celui des corrections et des ajouts successifs, et celui de leur enchaînement dans le cours de l’œuvre.
 

Le 25 décembre
J’ai mis en évidence un double cheminement : l’un par couches, l’autre linéaire. Un double cheminement qui constitue aussi bien une double succession temporelle.

Je me rappelle parfaitement avoir copié des citations de Freud un matin de la semaine dernière, mais je ne sais quel jour. Je sais qu’il était un peu plus tard qu’il ne l’est aujourd’hui où je viens à peine de boire mon premier café.
Je me souviens très bien de la première fois où j’ai plongé avec des bouteilles : c’était vers la mi-août, aux environs de dix heures. Mais j’ai du mal à me souvenir de l’année. Il me faut pour cela remonter toute une chaîne d’événements connexes. Cependant l’heure et le mois me sont immédiatement présents à la mémoire.
Ceci peut induire en erreur quand à la chronologie réelle des événements.

Lorsque Ponge écrit La Mounine, il pourrait très bien ne pas continuer son texte jour après jours, mais le recommencer.
Il le « recommence » bien cependant, mais sur de nouvelles pages qui laissent intactes les précédentes. Pourquoi Ponge fait-il ainsi ? Et pourquoi cela se révèle-t-il intéressant ? Pourquoi cela en vient-il même à faire de La Mounine une œuvre majeure de ce siècle, et sans doute de l’histoire des lettres ?
On observera que c’est aussi ce que fait Wittgenstein dans une bonne part de ses livres.

J’ai opposé cette façon d’écrire à celle de Flaubert. Mais il existe en fait des quantités de façons d’écrire.
La plus simple est encore celle de Horace, qui fait penser à la chanson La meilleure façon de marcher...:
« Vous qui écrivez, prenez une matière proportionnée à vos forces ; soupesez longuement ce que vos épaules peuvent ou ne peuvent pas porter. Si vous choisissez un sujet qui vous convienne, vous ne manquerez ni d’abondance, ni de cette clarté qui vient de l’ordre.
L’ordre aura cette vertu et ce charme, – ou je me trompe fort, – d’amener à dire tout de suite ce qui doit être dit tout de suite, de faire renvoyer le reste en le laissant de côté pour le moment ; s’attacher à une idée, en abandonner une autre, voilà ce qu’il faut faire quand on a entrepris un poème. »
Horace ; Art Poétique.

Cette façon d’écrire – cette façon de marcher en mettant un pied devant l’autre et en recommençant – on la retrouve chez Montaigne, chez Descartes, chez Hegel... mais cette linéarité est trompeuse. Chez Montaigne elle oblitère les couches d’ajouts des rééditions successives.
Chez Descartes, elle cache une autre forme de répétition (de même que chez Hegel) : celle qui se joue, non plus au fil des rééditions, mais au fil des œuvres qui se succèdent.
Elle oblitère aussi les répétitions qui se font dans la correspondance (et aussi, pour Hegel, dans les cours).

Nietzsche a une toute autre façon d’écrire, très proche de l’écriture cinématographique ; ses pages sont autant de rushes qui vont dans un second temps donner lieu à un montage.
Les premiers films ressemblaient à du théâtre : plans fixes dans lesquels les acteurs jouaient. Les habitudes du théâtre empêchaient précisément d’exploiter les ressources du cinéma, mais les films sont vite devenus des suites de séquences courtes avec de riches variations de plan.(2)
C’est ainsi que Nietszche a écrit ses livres – méthode à la fois très différente et très proche de celle de Wittgenstein, et qui donne à leurs œuvres respectives un aspect à première vue ressemblant (fragments, ruminations).

*

Résumons en disant qu’on peut concevoir des quantités de façons de se répéter.
Ce qui m’intéresse dans de telles observations, c’est : Qu’est-ce qui se répète précisément ?
Et de là, surtout : Qu’est-ce qui se déploie dans ce type de répétition ?
C’est à dire : Qu’est-ce qui est en œuvre dans la répétition ?

*

Ici plusieurs images me viennent à l’esprit : le tour du potier ; les chocs successifs de la pierre qui ricoche ; la réduction de tout phénomène matériel en fréquences ; l’entraînement décimal des roues dentées des machines à calculer (3)  ; la roue : du char, du moulin, et même le mouvement rotatif du moteur – moteur que le langage populaire appelle justement « moulin » ; les mouvements célestes ; et quelques autres.
 

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Le 26 décembre
Pour comparer la façon dont écrivait Flaubert ou dont écrivait Nietzsche, je me sers de leurs brouillons et de leur correspondance. Mais je n’aime pas beaucoup cela. J’y sens toujours comme une indiscrétion. Seule l’œuvre définitive a été offerte à la lecture.
En fait, ce n’est pas d’indiscrétion qu’il s’agit, mais de l’incertitude dans l’interprétation que provoque l’incertitude des conditions dans lesquelles un texte est donné à lire.
Ou alors il faudrait redéfinir la notion d’indiscrétion ; appeler « indiscrétion » l’excès d’information qui trouble l’entendement d’un message, et « discrétion » le parfait délinément qui favorise sa lisibilité.

La critique s’attache toujours plus à faire parler les brouillons et les lettres. En vérité cela est moins instructif que générateur de confusions.
Heureusement, comme me le faisait remarquer un ami, nous avons de moins en moins des brouillons. L’ordinateur nous en débarrasse : nos versions successives sont toujours parfaitement propres. Nous n’avons rien à regretter ; pourquoi ne pas regretter aussi la perte des différentes constructions de phrases, de chapitres et de livre que nous avons retournées dans notre tête ?

*

Pourquoi est-ce que j’écris mes réflexions sous la forme d’un journal ? Pourquoi est-ce que j’accepte d’en fixer les méandres, plutôt que de les effacer et tirer droit entre deux boucles ?
– Sans doute je me simplifie la vie : je ne sais pas. Pas si sûr.
Pas le problème.

– Je refuse surtout d’effacer les méandres.
Cependant, j’efface quand même. Ce n’est d’ailleurs pas toujours si simple de savoir quoi.

– Comment puis-je être certain que je suis bien en train d’écrire cette suite, et non tout autre chose ?
N’est-ce pas cela précisément écrire, que de trancher de telles questions ?

Même si je décide de noter mes réflexions dans la suite où je les fais, et sans y apporter de notables corrections – auxquelles je préfère des notes que me suggèrent une relecture – je ne me sens pas contraint de tout conserver.
Depuis l’hiver dernier que j’ai commencé cette suite de cahiers, j’ai écrit bien d’autres choses :
– Les dernières pages de Carnet de Croquis.
– Les deux derniers chapitres de Quelques temps ici.
– Le dernier chapitre de Aurore.
– Plusieurs préfaces, dont Etonnement et langage et Histoire de dire ; et plusieurs allocutions : Les ateliers d’écriture et la création ; La poésie, à quoi ça sert ?
– Un article : De l’écriture comme geste à la pensée comme mouvement ; une présentation de Aurore : Aurore mode d’emploi ; des rapports.
A tout cela devrait être ajoutées une correspondance et une cinquantaines de pages orphelines.

Parmi tous ces écrits, un certain nombre devaient, lorsqu’ils furent écrits, prendre leur place dans la présente suite – par exemple le début du chapitre treize de Quelques temps ici.
D’autres comme Etonnement et langage, Histoire de dire, Les ateliers d’écriture et la création et La poésie, à quoi ça sert ? sont au contraire autant de parcours rapides des présents cahiers, écrits en partie à l’aide du copier-coller.
Mon intervention aux rencontre « Poésie et Logique » : La Poésie, à quoi ça sert ? ne dit quasiment rien qui ne soit écrit dans ces pages, rien du moins que je n’aie écrit ici ou ailleurs. La condensation que j’y opère offre cependant un jour neuf et fait ressortir des pensées que les méandres pourraient rendre indécelables.

*

Cela devrait aider à mieux concevoir quelque chose qui tend à nous demeurer confus : Qu’est-ce que produit effectivement l’écriture ? (ou la parole aussi bien, ou le langage.)
Nous avons trop tendance à penser intuitivement qu’elle produit du texte – ou pis encore du papier imprimé.
– Elle produit de la pensée, pourrait-on répondre, mais ce ne serait sans doute pas une vraie réponse : au mieux une bonne façon de chercher à comprendre enfin ce que veut dire « pensée ».

Observer que le quoi et le comment entretiennent ici entre eux une certaine confusion : ce que le langage produit tend curieusement à se confondre avec comment le langage fonctionne (se produit).
(Me demeurent à l’esprit les mêmes images qui m’étaient venues hier.)
 
 

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Je vois là un problème qui n’est pas totalement étranger aux paradoxes que soulèvent les théories ondulatoire et particulaire. (4)
Je lui crois offrir plus de prise quand on tente de le saisir dans le rapport du langage et de la pensée : plus de prise pratique ; plus de prises à l’expérience.
(On peut sentir ici combien une distinction entre monde extérieur et représentation intérieure est fallacieuse ; ou encore combien une quelconque réunification phénoménologique entre réalité objective et expérience vécue, n’a pas lieu d’être, faute d’avoir quoi que ce soit à réunifier. La distinction cartésienne entre âme et substance, plus grossière, est moins trompeuse.)

*

« Libre association », c’est ainsi que l’on pourrait être tenté d’appeler cette façon d’écrire – et de penser.
La signification de « libre » ici me semble quelque peu opaque. « Libre » ne dit rien, ne décrit rien.
– J’écris les choses telles qu’elles me viennent.
– Mais justement, comment me viennent-elles ? Seules ? Cela ne veut-il pas aussi bien dire qu’elles viennent les unes des autres ?
Chacune vient de la précédente ; n’est-ce pas dire que c’est « moi » qui les fait venir – en produisant leur suite ?
Mais cela aussi bien ne veut rien dire.

*

Quelle différence y a-t-il entre le cheminement de ma pensée dans ces cahiers, et celle, par exemple, de la résolution d’un problème d’arithmétique ?
– Dans le second, les prémisses sont posées une fois pour toutes, pourrait-on dire. Il y a, disons, comme un chenal de la pensée qui serait tracé à l’avance ; ou encore un chenal virtuel, qui serait à trouver – à la rigueur à actualiser.
Mes associations seraient « libres » en cela que je tracerais ce chenal comme je l’entends. Aussi n’est-ce plus un chenal, mais des méandres, avec des bras et des marais, parfois des chutes.

*

Peut-être serait-il plus intelligent ici de penser en termes d’économie qu’en terme de liberté.
– Qu’est-ce que j’économise, ou n’économise pas, en écrivant ainsi ?
C’est plus encore en termes de mécanique qu’il s’agirait de raisonner.
– N’aboutirais-je pas à une certaine stérilité en procédant ainsi ? Ne semble-t-il pas parfois que je tourne autour d’un point important et que je laisse échapper quand il s’agirait de le saisir ?

– Mais il me semble aussi que vouloir le saisir sans attendre serait précisément perdre précocement une puissance acquise.

*

 

Le 27 décembre
Que cherche à saisir la pensée ? Ou aussi bien l’écriture, le langage.
– Très souvent à construire une belle cohérence interne : enchaîner prémisses et conclusions de telle sorte que ne soit plus perceptible aucune contradiction.
A quoi cela mène-t-il ?
Mieux : est-ce encore seulement penser ?
– Un déguisement de la pensée sous le masque de la raison : car ce n’est pas du tout ainsi que nous pensons ; nous pensons tout différemment, sous le masque du raisonnement.

*

Jamais un raisonnement ne saurait nous convaincre car, d’abord, nous savons que toujours nous pouvons nous tromper et, surtout, nous savons ne pas pouvoir nous assurer des prémisses, sauf à leur en chercher de nouvelles, et ainsi à l’infini.
Dans tout raisonnement réel, nous ne sommes jamais, à partir du raisonnement, convaincus de nos conclusions. Ce sont de nos conclusions dont nous sommes d’abord convaincus puis que nous étayons sur des prémisses en créant l’illusion qu’elles en sont tirées.

Il y a bien sûr une autre façon de se servir de l’inférence, tout particulièrement dans la géométrie, et c’est pourquoi on l’a appelée « méthode géométrique ». Mais l’emploi de la méthode géométrique à d’autres domaines qu’hypothético-déductifs suppose de prendre un autre point d’appui sur l’expérience.

*

L’illusion de la raison discursive est de faire reposer la croyance à la conclusion sur la croyance aux prémisses, et, à partir d’eux, aux syllogismes ; alors que la croyance à la conclusion était là la première et n’a besoin de se fonder sur rien.
Aussi peut-on hésiter à la dire proprement « croyance ».

– Est-ce que je crois que j’ai faim parce que je n’ai pas mangé ce matin ? Ou encore que le ciel est clair parce que le vent s’est levé dans la nuit ?
– Il n’y a sans doute aucun sens à dire que je le crois. Mais je peux bien dire « j’ai faim parce que je n’ai pas mangé ce matin », « le ciel est clair parce que le vent s’est levé ».
Si nous sommes attentifs à la plupart des arguments, nous y découvrirons sans peine de tels raisonnements présentés comme des preuves.
– C’est plutôt parce que tu as faim que je jugerais probable que tu n’aies pas mangé ce matin, ou parce que le ciel est clair que je suis prêt à croire que le vent s’est levé dans la nuit. Mais il peut y avoir d’autres causes.
– Pourquoi ai-je besoin de fonder ainsi ma croyance ? Ou : pour qui ? Ne semble-t-il pas que tu raisonnes ainsi à seule fin de convaincre un auditoire ?

*

Suppose que, plutôt qu’un auditoire imbécile, tu choisisse Dieu comme interlocuteur.
Et que pourrais-tu Lui dire qu’il ne sache déjà ? Il n’est pourtant pas exclu d’avoir quelque chose à dire à quelqu’un de mieux renseigné. On peut aussi l’interroger.
Que tu affirmes ou que tu interroges, cela ne reviendrait-il pas à faire de tes propres paroles Ses réponses ; à faire que, par tes propres paroles, Il te réponde ? Du moins, à faire que tes paroles soient leurs propres réponses ?
Cela n’est possible qu’en t’adressant à Dieu plutôt qu’à un auditoire stupide.
Et cela ne suppose pas davantage l’existence de Dieu que celle de ton auditoire. Car il est évident que les auditoires stupides auxquels s’adressent la plupart des raisonnements n’ont d’existence nulle part ailleurs que dans l’imagination du raisonneur. Même l’auditeur réel que le raisonnement séduit n’est en réalité charmé que par la manifestation d’une puissance sur l’auditoire fictif, qu’il souhaiterait faire sienne.

*

Le fonctionnement de la pensée et la correction de l’écrit sont, de toute évidence, des questions qui s’articulent et se complètent. Ponge pourrait tout aussi bien corriger ses premières pages de La Mounine plutôt que d’écrire les suivantes.
Le rêve de la guillotine et du baldaquin qui tombe est très certainement une rêverie corrigée. C’est à dire que la correction est aussi bien une répétition – une répétition qui oblitère ce qu’elle répète. (5)

*

Quelqu’un a entendu une histoire drôle et il la répète. Mieux : il a sorti un bon mot, comme ça, spontanément. Et il le répète sitôt qu’il en a l’occasion – qu’au besoin il provoque.
Il est bien possible qu’en répétant il améliore. Il perçoit mieux les effets produits sur l’auditoire et les corrige.
Il peut le faire délibérément comme le faire à son insu : il peut croire répéter exactement son bon mot, alors qu’il a oublié sa version précédente, et en donne une nouvelle.

*

Je peux aussi bien répéter un cours ou une conférence. S’il n’en reste aucune trace, j’aurais bien du mal à savoir si j’ai amélioré ou émoussé la première version. Je peux cependant en juger à la façon dont elle est reçue, mais cela peut venir d’un changement d’auditoire et non de moi, et je peux rester dans l’ignorance de ce que j’ai acquis ou perdu.
Si j’ai écrit ma conférence, et si l’on me donne ensuite la transcription de mon allocution, je peux les comparer, voir ce qui s’est amélioré ou dégradé de l’une à l’autre. Si je dois publier cette allocution, je vais en corriger la transcription à partir de mes notes en conservant ce que j’ai amélioré à la lecture.

Je corrige très souvent mes écrits à partir de lectures publiques. Mais de fait on corrige toujours un écrit en le relisant (c’est à dire en « répétant »), au moins seul et en silence.

*

– Qu’est-ce que « relire » ? Ou encore, est-ce le même sujet qui relit et qui écrit ? – Surtout ne pas se méprendre ici sur le sens de cette question.

Lorsque que je me relis, il peut m’arriver de ne plus parfaitement comprendre ce que j’ai écrit.
Cela ne veut pas dire que je ne comprenne plus rien. Tout dépend si c’est bien écrit. Bien écrit, je peux comprendre davantage.

– Davantage par rapport à quoi ? par rapport à ce que j’ai cru écrire ? ou par rapport à ce que j’ai voulu dire ? Ce n’est pas tout à fait la même chose. Pas du tout.
Dans ma lecture, il y a aussi ce que je lis et ce que je crois lire – mais la différence est alors aussi embarrassante qu’entre voir et croire voir.

*

Ce que tu vois et ce que tu crois voir : question insondable à l’épistémologie, mais bien maîtrisée par le prestidigitateur.
Lire et croire lire : questions techniques de rhétorique – pas de sémiologie, de sémantique ou de communication.
La poétique, la rhétorique, peuvent-elles être des sciences cognitives ? – Non : des arts. (Arts cognitifs.)

*

J’ai oublié ce que je voulais dire et je me relis. Est-ce « ce que je voulais dire » que je vais retrouver intact ? Quand cela serait, comment pourrais-je m’en convaincre, puisque je l’ai oublié ? A moins que « ce que j’ai écrit » me rappelle « ce que je voulais dire ».
Mais que pourrait comprendre alors à ce que j’ai écrit celui qui n’aura jamais su ce que j’ai voulu dire ?

*

Je relis ce que j’avais écrit il y a de nombreuses années,... et des souvenirs me reviennent en mémoire. Ces souvenirs ne reviendraient certainement à la mémoire de personne d’autre en me lisant.

(Je veux bien à la rigueur admettre que quelque chose en passera : mais quoi ? Où nous mènerait de nous embarquer dans cette voie ? Elle serait peut-être abordable à partir d’autres points d’approche : celui de l’interprétation de la physionomie, celui du rythme... pas de la répétition ou du vouloir dire.)

Comme je retrouve ces souvenirs, je peux retrouver ce que je voulais dire ; le retrouver dans ma mémoire. Mais, comme pour mes souvenirs, personne ne pourra les retrouver puisqu’ils ne sont justement que dans ma mémoire.
A l’opposé, je peux aussi ne me souvenir de rien et comprendre parfaitement ce que j’ai écrit – ou aussi bien avoir un certain mal à le comprendre, mais finir quand même par comprendre.

Cette mémoire de ce qu’on a voulu dire est ce qui nous gène le plus quand on entreprend de lire ce qu’on a écrit ; pour lire ce qu’on a écrit comme un autre le lirait, un autre qui ne partage pas nos souvenirs, n’y a pas accès.
C’est en cela que je pose que celui qui (se) relit n’est peut-être pas le même que celui qui a écrit ; ne doit pas l’être pour se trouver en mesure de « relire » effectivement.

*

Comme en rêvant : si c’est bien moi qui produit mon rêve, je ne dois pas être tout à fait le même pour le vivre. Je dois en quelque sorte ne plus me reconnaître.
On aimerait avoir des noms distincts pour désigner ces deux façons de rêver : le « rêveur » et le « rêvant », par exemple.
L’écrivain et l’écrivant – mais dans une acception inédite ; le penseur et le pensant...

*

 

Le 31 décembre
Il y a, dès que j’écris, un moi écrivain et un moi écrivant.
Doit-on comprendre : une part de moi qui travaille le style, et une autre seulement préoccupée de ce que je veux dire ? (6)
Se préoccuper de ce que l’on veut dire, cela peut ressembler à penser. Or, dès que l’on se sert d’un système symbolique, il y a un sujet penseur et un sujet pensant.
N’y aurait-il pas entre les doubles sujets des deux activités – écrire et penser – comme une symétrie inversée ? Au penseur correspondrait l’écrivant, et à l’écrivain le pensant.

– Ce que j’avance est trompeur en ce que je donne pour une description (fine) ce qui est hypothétique mise au point d’un jeu de langage.

*

Quiconque écrit se sent vite encouragé à des calculs alambiqués. Je ne crois pas que cela soit le propre des oulipiens et des nouvaux-romanciers. Je crois au contraire que tout le monde y est naturellement enclin, irrésistiblement porté.
Pourquoi cette irrésistible pulsion ? pourquoi ne pas écrire simplement comme les mots et les idées s’enchaînent naturellement à notre esprit, à la manière de l’Art poétique d’Horace ?
Tout aussi bien les œuvres plastiques se révèlent furieusement alambiquées si l’on s’y arrête, et la musique de même.
Les brouillons d’artistes font volontiers penser aux gribouillages machinals que l’on trace près du téléphone ; parfois en marge de notes prises au cours d’une discussion. Mais les brouillons, les études, les plans de structure que construisent le peintre, le musicien ou l’écrivain n’ont apparemment rien de machinal ni d’automatique.
Ces constructions sont d’autant plus curieuses qu’elles ne semblent exister que pour se faire oublier, car l’attention portée à cette texture nuirait nécessairement à l’effet de représentation.

*

Parfois la texture est, avec évidence, déterminante de la représentation : c’est le cas de la perspective en peinture.
Toute l’astucieuse géométrie concourt à l’effet de profondeur – et l’on ne perçoit plus la géométrie sitôt que l’on perçoit la profondeur ; ou l’inverse aussi bien.

Parfois on ne saurait bien dire l’effet de représentation que produit une texture.

*

La perspective : rien n’est plus troublant que de travailler la perspective.
Trois approches :
1) Géométrique : on détermine l’horizon et les points de fuite. L’image naît ainsi dans une structure géométrique qui lui préexiste. Toujours alors l’image surprend celui qui la réalise. Quelle que soit l’idée qu’il se faisait de ce qu’il voulait représenter, sa réalisation surprend son auteur. Et pour cause : s’il était capable de concevoir son dessin sans construire une géométrie rigoureuse, faite de triangles partant de mêmes points sur une ligne qui divise son support à l’horizontale, pourquoi donc l’aurait-il construite ?
On sait que celui qui dessine ainsi, afin de palier à sa difficulté de visualiser par avance l’image qu’il va construire, passe, pour réaliser son dessin définitif, par de nombreuses ébauches.
2) Dessin à vue : On peut produire un effet de profondeur sans passer par la perspective.
C’est ce que fait le peintre impressionniste. Il me semble que ce ne soit pas loin de la méthode que propose Horace pour écrire ; et je parierais bien que c’était ainsi que les Romains peignaient leurs fresques.
3) L’abstraction : Dans les approches précédentes, la reconnaissance que nous avons des formes peintes – et donc la connaissance antérieure que nous avons de ce qu’elles représentent, des formes et des tailles respectives de tous les objets – peut jouer un grand rôle dans l’effet de profondeur ; cette seule reconnaissance peut même provoquer cet effet.
L’abstraction peut produire de semblables effets sans mettre à contribution une telle reconnaissance.

*

On peut remarquer encore que l’absence de perspective ne produit pas nécessairement un effet d’aplat.
On peut comparer des peintures égyptiennes avec des peintures du moyen-âge pour constater que l’impression absolument bidimensionnelle des dessins égyptiens n’apparaît pas aussi simplement dès que l’on s’abstient de tout effet de perspective. Même les dessins d’enfants ne donnent pas une si saisissante impression d’absence – pourtant réelle – d’une troisième dimension.
Il n’est qu’à s’essayer soi-même à produire de tels effets, si proches du graphe, pour observer qu’il n’est nullement aisé de l’atteindre, mais qu’il est sans doute au contraire le fruit d’un subtil travail.
L’abstraction peut aussi s’évertuer de donner cet effet d’aplat.
 

Le premier janvier
Je rêve que je rêve : impression de rêver qu’on rêve.
Qu’est-ce qui produit cette impression de rêve, en rêve ? Car elle est produite – produite par le travail du rêve – à n’en pas douter.
Impression onirique : impression onirique de rêver.

Dans l’œuvre d’art : effet de réalité, et effet tout contraire d’irréalité.
Mais ces deux effets, de réalité et d’irréalité, ne concourent-ils pas ? – L’impression d’irréalité, dans un rêve, ne suppose pas l’invraisemblance, l’incohérence ni la confusion. L’effet d’irréalité côtoie volontiers un certain réalisme. A l’inverse, l’impression de réalité peut s’accommoder des pires incohérences et des pires confusions.
L’effet de réalité des œuvres de Kafka souffrent peu de l’absurdité qui y règne.
A l’inverse, le Nouveau Roman a cultivé l’effet d’irréalité sans cultiver le fantastique.

La tête de mort qui apparaît dans Les Ambassadeurs de Hans Holbein (1533) quand on regarde la toile de profil est un effet d’irréalité. Il associe à l’image des deux monarques celle de la mort (les en fait les ambassadeurs ?) nous rappelant peut-être la vanité des choses humaines, mais nous rappelant surtout que la toile n’est qu’une toile. Cependant la toile est parfaitement réaliste.
Les deux effets de perspective : celle des monarques et celle de la tête de mort, se détruisent mutuellement. Comme dans les dessins devinettes ou l’on doit par exemple chercher la femme du meunier dans les taches du mur du moulin, on ne peut voir les deux à la fois.

L’effet d’irréalité n’est-il qu’une atténuation, comme le pense Freud pour le rêve ; une façon de nous dire en rêve (de rêver) : « ce n’est qu’un rêve ».
C’est passer un peu vite sur la production de l’effet.

Ceci décrit assez mal ce qui est en œuvre dans Les Ambassadeurs de Holbein, ou dans les techniques du Nouveau Roman. Sans que l’on ne puisse dire que ce soit absolument faux.

*

L’effet d’irréalité, cela peut être percevoir davantage la construction géométrique de la perspective que percevoir la profondeur.

*

Plusieurs nouveaux romans ont des effets de fantastique (d’inquiétante étrangeté), et tous pourraient vite y glisser, alors que l’esprit du Nouveau Roman est tout éloigné de celui du fantastique.

*

 

Le 2 janvier
Le terme le plus trompeur à propos de la littérature, et de l’art en général, est celui de « création ». D’une part il est proche de « réalisation », et il est pourtant toujours entaché d’illusionnisme – créer l’illusion .
Il est souvent employé avec « Dieu » (le Créateur), « artiste » (les créateurs), ou encore avec « chef d’entreprise » (créateur d’emploi)...
– Parlerait-on de création à propos du rêve ? Assurément : création onirique...
Cependant il ne semble pas que le but de la littérature, des arts en général, soit de « créer l’illusion », même si son but s’atteint en effet en passant par là ; de même pour le rêve, de même, sans doute, pour toute opération cognitive.

*

– Et l’illusion de l’amour ?
– Il ne faudrait pas tomber ici dans la vulgarité de Schopenhauer qui veut voir dans l’illusion de l’amour la finalité de la procréation.
L’idée de « ruse de la raison » : illusion produite par la « raison naturelle ».
Pourquoi aurait-on besoin d’illusion pour accomplir la nécessité ? (La voiture métallique à laquelle est fixé un aimant n’a besoin d’aucune illusion pour rester immobile ; ni le ressort pour se détendre.)

Pourtant l’idée de l’illusion facteur de la nécessité a fait son chemin. Elle est parente avec l’impression de rêver telle qu’on peut la ressentir en rêve. Dans la philosophie, elle correspond exactement à cette conception qui vent que la réalité nous soit finalement inaccessible.

*

L’illusion qui fait agir et peut sauver, qui du moins fait agir juste.
Idée forte de la philosophie de Hegel, et celle de la Gauche Hégélienne, Marx en tête. Peut-être jamais mieux synthétisée que dans Gradiva de Jensen.

Mais justement, s’il n’était question que d’agir juste, qu’aurait-on besoin d’illusion ? ou de conscience juste, aussi bien ? Si le héros de Jensen n’a qu’à retrouver l’aimée qui l’attire, que ne fait-il ce chemin l’esprit vide, comme l’eau qui ruisselle trouve finalement son chemin vers la mer ?
Ici d’ailleurs les notions d’illusion et de juste conscience, d’hallucination ou de perception juste, ne deviennent-elles pas problématiques ?

*

Si l’illusion peut déterminer un acte juste, en quoi se distingue-t-elle alors d’une juste perception ? (Pragmatisme.)

J’avance dans la plaine, et la morphologie du site change à mon regard ; en quoi ma vision antérieure était-elle plus ou moins illusoire que celle qui lui succède ?
Tu pourrais me répondre : « parce qu’elle ne l’annule pas mais vient la compléter ».
Ce n’est pas si exact. La rade de Marseille offre un aspect très différent qu’on la regarde de La Pointe Rouge, de La Corniche ou de L’Estaque. J’ai pu m’imprégner très profondément de ces trois points de vue. De L’Estaque, on contemple toute la ville, écrasée sous un ciel immense, et la chaîne de Marseilleveyre au loin accroît l’impression d’étalement : impression à la fois d’écrasement et de paix, qu’a souvent bien rendu Engalière.
De La Pointe Rouge, la plus grande part de la ville est cachée ; la rade semble fermée et l’on croirait plutôt un grand lac, un étang : aussi la terre et le ciel sont-ils moins écrasants. De La Corniche, presque toute la ville est cachée. On ne voit que les îles et les crêtes de Marseilleveyre, aussi pelées les unes que les autres, la mer ouverte jusqu’à l’horizon, où toujours un bateau arrive ou s’en va, où toujours au moins une barque pêche.
Tout autant que ces trois lieux me soient familiers, et la ville avec son bord de mer, c’est ainsi que je vois chacun quand je m’y trouve. La mémoire des autres ne peut recouvrir l’impression particulière de chacun.

Je suis maintenant sur La Corniche. Je regarde la rade telle qu’elle est, oubliant la ville dans mon dos. Puis je la regarde en songeant où je suis, pensant peut-être à des trajets que je peux faire à partir d’ici.
Je peux admettre qu’entre ces deux moments toute ma perception devient différente, sans que je ne puisse dire quoi que ce soit de ce qui a changé.
De ces deux perceptions, laquelle serait une illusion, et pourquoi pas les deux ou aucune ?

*

Et pourtant j’ai envie de dire : y aurait-il quelque chose de plus réel que ces impressions changeantes ?
Celle, par exemple, que produit l’ombre de ce grand nuage sombre et chargé d’or en face du soleil levant, et ses reflets sur la coque blanche et grise d’un cargo au large, que l’on sent noyée d’embruns glacés.

*

Réelles ou illusoires, quelles fins, quel sens pourraient avoir ces changeantes impressions ? Quel autre but d’ailleurs pourrais-tu me donner que de les ressentir ? Qu’aurais-tu d’autre à perdre ?
Tout ce que nous cherchons ne tend-il pas à accroître leurs forces ? A accroître notre force de les sentir ?
Et si nous nous pensons, hommes, supérieurs à toute autre forme de vie, n’est-ce pas en étant convaincus que nous les percevons avec plus d’intensité que nulle autre ?

*

Accroître la force de telles impressions, serait-ce accroître une illusion ?
Ou encore : accroître nos capacités cognitives, serait-ce accroître des illusions ?

Posons d’abord une autre question :
Le but de l’écrivain serait-il de « créer » de telles impressions ? Le but de l’art, aussi bien ?
Disons : « créer des impressions saisissantes ».
– Perçois-tu bien ici la dérision ?
Pauvres fantômes que nous produirions ; pitoyables exhibitions!

Déplaçons encore la question : Le rêve produit-il de telles impressions ?
– Plutôt travaille-t-il avec ; car le travail du rêve n’est jamais que de déplacer et de condenser de telles impressions.
Mais le travail de la pensée aussi bien.

*

Aussi bien pourrait-on avancer que la littérature, les arts, consistent à penser avec des telles impressions.
– Certainement pas à les « créer ».

(Peut-être est-il temps d’avancer que travailler avec de telles impressions est aussi bien (revient à) les travailler.
Evidemment, le terme « travailler » est ambiguë.)

*

 

Le 3 janvier
Ces impressions ne seraient-elles pas entachées de stérilité ? (Je dois cette idées à Whitehead.)
C’est à dire que, pour Whitehead, ces impressions sont stériles (bare) parce qu’il s’évertue d’en détacher la puissance (efficacy).
Il est vrai que ces impressions se détachent elles-mêmes, et c’est ce que veut dire « saisissant », de tout ce qui est de l’ordre de la relation à autre chose. Si je suis réellement saisi par l’impression de La Corniche, elle abolit celles que j’ai eues de L’Estaque, de la Pointe Rouge ou d’ailleurs.
Mais ceci ressemble plutôt à de la puissance qu’à de la stérilité.

*

Supposes que tu sois dans une situation où tu ne sois pas à ton avantage. Par exemple, tu es professeur et tes élèves te chahutent.
Cette situation te gène mais tu ne sais quoi faire. Tu découvres enfin, ou quelqu’un te met sur la voie.
Tu découvres par exemple que tu considères tes élèves comme des gosses mal élevés, promis à une future délinquance – ou au contraire comme des enfants gâtés définitivement voués à devenirs des cadres idiots – et que tu le leur fait perpétuellement sentir à ton insu.
Tu vas peut-être reconsidérer d’un œil critique ta façon de voir. Il se peut que tu conclues que tes élèves sont effectivement des gosses mal élevés, ou des enfants gâtés, mais qu’il serait plus judicieux, plutôt que de le leur faire sentir, d’en tenir compte pour ta gouverne. Tu peux penser aussi que tu n’as aucune raison légitime de les considérer ainsi. Bref, tu changes ou non ton regard sur eux, mais tu en tires les conséquences pragmatiques.
Le lendemain, tu mets en pratique tes conclusions sans trop espérer de résultats immédiats. Or, à la seule façon dont tu les salues en entrant, tu perçois un changement dans les comportements. La première réflexion de l’agité du fond de la classe n’entraîne pas ses camarades, tu découvres même qu’elle n’est pas si impertinente qu’elle aurait pu le paraître et appelle une réponse intelligente.
Tu découvres alors la force de l’impression présente et sa terrible puissance sur le passé.

*

Tu peux aussi faire l’expérience de te saouler devant des gens qui te respectent.

On a peine à mesurer combien de telles impressions sont fugaces, et perdent tout effet dès qu’elles ne sont pas actuelles, car cela finirait par remettre en question notre identité. Mais notre identité ne vaut pas grand chose devant ces impressions sur lesquelles elle s’étaye.

*

– Mais parfois de tels événements, ou de telles impressions si tu préfères, se gravent profondément en nous et reviennent nous hanter.
– Crois-tu ?

Comme les impressions du voyage, ou plus encore de l’accident au cours du voyage, reviennent hanter notre sommeil...

Il est des lieux qui ont dû produire en moi des impressions assez fortes pour resurgir fréquemment dans mes rêves, ou du moins pour avoir servi de décor à des rêves dont l’impression fut assez vive pour ne pas s’effacer.
Il ne me semble pourtant pas que ce sont des lieux où se sont passés des événements déterminants de ma vie, ni qu’ils aient de remarquables qualités pittoresques.
Plus remarquable cependant est que j’aie pu revenir dans ces lieux sans que ne se reproduise en moi d’impression particulière ; sans que je ne retrouve en eux l’impression singulière qu’ils laissent dans ma mémoire ou dans mon sommeil.

Ainsi, si une image du professeur chahuté reste dans la mémoire de l’élève, il n’est plus capable de mêler ce souvenir avec l’impression réelle du professeur qui se tient en face de lui – du moins tant que celui-ci ne revient pas à ses anciens comportements.

*

« Je le revois toujours comme je le voyais alors. »
Quel sens y aurait-il à le dire si c’était vrai ?

Ne veux-tu pas plutôt dire : « Je le vois là, et je fais une comparaison avec le souvenir que j’ai du passé : je suis bien sûr alors que c’est la même personne » ?
Non ; plutôt quelque chose comme : « Son sourire n’a pas changé ». Ou encore : « mes sentiments à son égard n’ont pas changé ».

Mais justement, comment pourrais-je faire une telle comparaison si je ne pouvais distinguer l’impression présente de celle qui s’est gravée dans ma mémoire ?

« Quand je pense au petit garçon qu’il était... » Justement, trente ans après tu ne pourrais plus t’adresser à lui comme au petit garçon qu’il était (mais dont tu te souviens pourtant bien).
– Ou alors tu le peux encore. Dans ce cas rien n’a changé entre vous, l’impression est la même ; ce n’est pas l’ancienne qui garde sa puissance.

« Je le vois toujours comme un enfant. » Et il se pourrait bien que tu te sentes aussi un enfant avec lui, si vous avez le même âge (sinon, que tu te sentes jeune à nouveau).
– Dans ce cas, vois que c’est bien ainsi que vous continuez à vous comporter ensemble.

*

Tu es abordé par un bonhomme mal peigné, mal vêtu, mal rasé. Il parle avec un accent à couper au couteau que tu n’identifies pas. Tu comprends mal sa présence dans ce milieu mondain – tu t’étonnes même qu’on l’ait laissé entrer et peut-être ressens-tu un gêne en sa présence qui commence à se remarquer.
Soudain tu découvres qu’il est l’auteur de ces livres dont tu t’es tant nourri et auquel tu voues estime et reconnaissance.

Un tel scénario ressortit d’un des principaux pivots du comique.

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Le 4 janvier
Kafka utilise ce procédé avec des richesse et des variation étonnantes, tout particulièrement dans son long roman inachevé : Le Château.
A commencer par l’arpenteur, tous ses personnages changent imperceptiblement d’aspect – disons : de valeur. Le lecteur est entraîné dans des séries de réévaluations dont il se rend à peine compte.
Le héros lui-même se prend tour à tour pour un homme important – il jouit à ses yeux de la prérogative d’avoir été personnellement appelé par le comte, ce qui, toujours à ses yeux, le place au-dessus de tous les résidents sans faire de lui un suzerain – et tour à tour se prend pour un minus habens : il est un étranger, bien inférieur au plus misérable des gens du comté.
Les effets sont si forts que le lecteur y croit. Il est dupe des impressions du héros alors même que l’auteur en démonte les mécanismes – comme nous aurions un réflexe de protection à un seau d’eau jeté de derrière une vitre.
Comme nous sommes dupes en même temps que le héros – notre regard sur lui change : notre « évaluation » – l’auteur n’a rien a nous dire de ses sensation : nous les avons. Et comme en même temps nous percevons le mécanisme – en ce sens nous n’en sommes pas dupes – nous ne pouvons douter que le héros n’en est pas dupe non plus, du moins ne pouvons-nous nous convaincre du contraire.

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Comparons l’arpenteur avec Madame Bovary : jamais nous ne sommes dupes des impressions romantiques ni des impressions sordides de l’héroïne de Flaubert. Nous la comprenons sans doute, nous pouvons même nous reconnaître dans des situations semblables – certes nous pouvons tous dire aussi « Madame Bovary, c’est moi » – mais nous n’en sommes pas dupes en lisant (7) . Nous ne voyons pas le passage de la foire, dont Flaubert était si fier, avec les yeux de Madame Bovary, nous le voyons « de l’extérieur ».

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Il ne s’agit manifestement pas chez Kafka d’une simple assimilation de l’auteur au héros, comme on la voie parfaitement fonctionner chez Proust. Nous ne sommes pourtant pas dupes, dans le passage de l’article du Figaro dans La Recherche du temps pardu. Du moins, le héros qui est dupe dans l’action ne l’est pas dans le récit de l’action. Ou encore : l’auteur s’assimile à la part non dupe du héros. Cette part est toujours plus « intelligente » que l’autre ; pas avec Kafka.
Lou Sin réussit quelque chose de semblable avec La Véritable Histoire de HQ. Sa réussite est d’autant plus remarquable que son héros est alors manifestement un imbécile ; cependant l’auteur-lecteur ne peut se « dégluer » de cette imbécillité, sans cesser pourtant de la percevoir ; et il ne vit non plus une réelle identification au héros.

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C’est là un effet important qui produit l’impression de réalité des œuvres de Kafka : que le regard critique ne soit pas un regard « de l’extérieur ».

Effet de réel semblable à celui de la peinture impressionniste : on n’est pas dupe des coups de pinceaux.

N’est-ce pas curieux, cet « effet de réel », alors qu’on ne « croit » proprement à rien ?

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Impression de réalité ? – Ne devrais-tu pas plutôt dire : impression réelle ?
Impression actuelle – en acte.

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Actual. L’Anglais a un mot « actual » qui correspond au Français « réel », mais dont l’étymologie renvoie à « acte », et non à « chose » (res).
On serait tenté de traduire actual par le Français « actuel », mais en Français « actuel » ne veut pas dire « réel », quelle que soit la connotation qu’on donne à ces mots.
« Réel » est ambiguë : tantôt contient « virtuel », tantôt l’exclut (8) – en optique par exemple.
En optique, « réel » signifie (littéralement) « actuel ».

L’acte et la chose, voilà les notions qui m’embarrassent.

« La réalité » telle que l’entend Flaubert, et « la réalité » (poétique) telle que l’entend Reverdy, ressortit-elle plutôt de la chose ou de l’acte ?
Et pourquoi pas à ce compte, de la vertu – de la virtualité ?

De la vertu : de la force.
Force et mouvement : me voilà au même point qu’il y a un an – Pour une Mécanique de la signification, le 11 décembre, première page.
 
 

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Le 5 janvier
A y regarder mieux, je ne suis pas sûr que Flaubert et Reverdy emploient « réalité » dans un sens si différent. Et il ne faudrait pas confondre non plus le sens dans lequel ils l’emploient et celui dans lequel on les comprend.

L’usage transforme le sens des mots. « Cynique » a dans son emploi courant une signification plutôt éloignée de l’école de philosophie qui lui a donné naissance.
« Sophisme » aussi.
Justement, je suis en train d’opérer ce sophisme de passer de la question du sens du mot « réalité » à celle de la réalité du sens des mots. (Et comment je m’y retrouve ?)
Quel est le sens réel du mot « cynique » ? Il est manifestement le sens qu’il prend dans chacune de ses occurrences (sens actuel) : « Les cyniques n’étaient pas cyniques » est une phrase non seulement dépourvue de contradiction, mais même d’ambiguïté.

La novlangue d’Orwell : Toute langue est de la novlangue dès qu’on en fait l’anatomie. Mais, même la novlangue d’Orwell se mettrait à vivre dès qu’on s’en servirait – c’est la langue qu’on a dans le palais qui compte.

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Le mot « poids » : Essaie d’imaginer le mots « poids » pour qui ne connaîtrait pas la balance – peut-être même le levier. On peut imaginer une société vraiment arriérée qui l’ignore, et qui ait pourtant un mot pour dire « poids ».
Les gens de ce monde comprendraient très bien « poids » – nous n’aurions aucun problème pour traduire – ils seraient même très sensibles pour distinguer des différences de poids. Par exemple, nous leur ferions soupeser des enveloppes et ils nous diraient laquelle est la plus lourde. Mais il ne leur serait jamais venu à l’idée d’observer qu’en changeant le point d’appui d’un levier, on en changeait la force.
« Poids », pour eux, aurait une signification floue. Comme pour nous « beauté », ou « pensée », par exemple.

Nous disons « poids des mots » pour raccorder une idée floue sur une idée nette, opérant ainsi un transfert de netteté. Mais comme, pour ces sauvages, « poids » serait aussi flou, il n’y aurait aucun transfert.

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Quand nous opérons un tel transfert, n’est-ce pas comme appliquer un modèle géométrique aux phénomènes naturels ?
(Freud : « ...comme [...] le parallélogramme des forces » – mais sans « comme ».)
Pour qu’il y ait des modèles géométriques, ne doit-il pas y avoir d’abord une « géométrie naturelle » ? – Faire varier la place du point d’appui le long de la barre d’un levier, comparer les distances et les déclinaisons d’une barre où sont accrochées des masses pesantes de part et d’autre d’un point d’appui ?

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Cela s’appelle « expérience ».
Quand on a compris ce que veut dire « expérience », on comprend bien qu’il n’y a pas plus d’expérience objective que subjective ; d’expérience intérieure que d’expérience extérieure. Ni qu’il y a même de « problème de l’observateur », ou de « l’expérimentateur ».
Il y a seulement un problème de « mesure ».

*

Qu’est-ce qu’une mesure ? – Quelque chose qui n’est pas étranger à la musique.
Et aussi, à la répétition.

Je fabrique une harpe, ou taille un pipeau.
La longueur, l’épaisseur et la tension des cordes font varier le son. Ou encore la situation des trous sur le roseau que j’ai taillé.
Cela peut mener très loin. (Cela peut faire descendre du singe.)

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Assise près du bassin, la chatte, de sa patte effleure l’eau. Elle la regarde, à l’autre bout du tuyau, jaillir par à-coups sous l'effet de l'agitation qu'elle lui a donnée. Elle s’arrête, recommence. Se déplace pour mesurer l’effet à la sortie.
Et moi je l’observe. Je l’observe aussi attentivement. Peut-être s’en rend-elle compte, et nos regards se croisent.
« Oui... » Pourrions-nous nous dire.
 
 


NOTES

1   Et Freud insiste bien lui-même sur le fait que l’attention accordée à des détails du rêve fait surgir des détails effacés. Un peu, dirais-je, comme enlever les feuilles d’un artichaut fait découvrir de nouvelles feuilles. Freud d’ailleurs analyse attentivement un rêve qu’il fait dans lequel il est question d’artichaut, mais il reste un peu court. Il ne voit pas dans son artichaut une bonne image de ce qu’il est justement en train d’écrire ; il reste trop à l’anecdote vécue.

  Cette plus forte exploitation des séquences, et l’importance accue des musiques de film, font que le cinéma s’est plutôt naturellement rapproché de l’opéra tandis qu’il s’éloignait du théâtre.

3   Suite sur le fonctionnement réel de la pensée III, Le 15 août.

4   Et qui me rappelle aussi, quoique moins distinctement, les réflexions d’Augustin sur la matière (Confessions livre XXII).

5  « Le travail du rêve procède alors comme Francis Galtonpour la reproduction des photos de famille. Il superpose en quelque sorte les différents composants ; l’élément commun ressort alors nettement dans le tableau d’ensemble, les détails contradictoires s’effacent en quelque sorte réciproquement. » Freud Sur le rêve 663-76
Freud se réfère à plusieurs reprises au procédé de Sir Francis Galton (1822-1911) dans L’interprétation des rêves et Sur le rêve, et aussi dans Introduction à la psychanalyse et Moïse et le monothéisme. Galton plaçait plusieurs photographies sur une plaque sensible afin de faire ressortir les ressemblances au sein d’une même famille. Salvador Dali reprendra aussi largement l’idée et le procédé.

6  Roland Barthes : « L’écrivain travaille sa parole... l’écrivant n’exerce aucune activité technique sur la parole ». Cité par Ricardou : Fonction Critique, dans Tel Quel, Théorie d’ensemble, Seuil 1968.

7  Et sans doute Flaubert cherchait-il à se sortir d’une ornière (à en sortir le lecteur).

8  Le réel contient-il le possible ?
 
 



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