TROISIÈME PARTIE

Remarques sur le travail de la pensée
 
 

III Le sujet



 
 
 
 

Le 19 septembre
50. « Ego » est un terme très trompeur, surtout à le faire jongler d’une langue à l’autre. Ego, c’est « moi », ou mieux « je » ; « ich » en Allemand. C’est le « I » Anglais, et non le « selve ». Le « 'Ana » Arabe, qui donne ce substantif que je n’ai rencontré dans aucune autre langue : « Anniya », que l’on peut à peu près traduire par « sujet », mais qu’en vérité on ne peut pas traduire (même pas par « être-je », qui prêterait au mot plus qu’il ne possède).
On s’est mis à utiliser le terme d’égo en Français comme synonyme d’identité ou de personnalité. Ceci appelle le jeu de mot : « se parler d’égo à égo » ; « Le Manifeste des égos ».
L’analyse de ces jeux de mots montrerait  bien ce que je cherche à percer dans ces confusions lexicographiques. « Tous les hommes naissent libres et égos ».
Russell, comme tant d’autres que je pourrais aussi bien citer, définit l’ego par la mémoire : Je sais que je suis moi parce que je me souviens. Je ne suis plus sûr que nous parlions ici du même ego que celui de Descartes.

51. Je sonne chez un ami qui, en ouvrant, dit : « Ah, c’est toi, bonjour ».
Comment est-ce que je sais que c’est bien moi ? Est-il bien sûr que « je me souvienne » de quoi que ce soit ?

52. – Tiens, c’est toi ?
– Non ce n’est pas moi, c’est un autre. Moi je suis dans la pièce à côté, je suis déjà parti, pas encore arrivé, je ne suis pas encore né, ou je suis déjà mort. C’est à un autre que tu parles, et c’est un autre qui te répond. Je me souviens très bien que je suis un autre.
Comment devrait-on entendre une telle réplique ? Quoiqu’elle soit dans certains cas plausible.

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53. Tchouang Tseu rêve qu’il est un papillon et il se demande : « Suis-je bien Tchouang Tseu qui rêve qu’il est un papillon ou un papillon qui rêve qu’il est Tchouang Tseu ? » Mais il ne se demande pas « suis-je bien moi ? »

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54. Descartes semble incontestable : ce qui ne fait aucun doute, c’est que je suis moi, même si ce moi peut être soumis aux mêmes doutes que ceux de Gosseyn (dans Le Monde du non-A de Van Vogt) ou de Tchouang Tseu.

Il est vrai qu’il a pu m’arriver en rêve que je prenne subrepticement la place d’un autre, ou que n’importe quel personnage devienne moi.
– Justement : comment sais-je que « c’est moi » ?

En somme : jusqu’à quel point ne peut-on pas dire que l’ego cartésien s’est débarrassé de l’égo ?
(S’est débarrassé de la mémoire ?)

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Le 20 septembre
55. Il me semble que la pensée anglo-américaine butte souvent sur cette angoissante question : « Est-ce bien moi ? »
J’y vois le secret de sa littérature policière : le déplacement de la question en « est-ce bien lui ? ».

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56. D’abord, le fait que je sois « moi » – que « je » sois – n’enlève ni n’ajoute rien, du moins au départ, au principe de causalité. « Je » peux très bien être le produit d’un processus causal, ce qui est, au moins pour une large part, indubitable. A l’opposé, prétendre que l’ego ne soit pas causal, qu’il transcende d’une façon quelconque la causalité, ne le rendrait ni plus ni moins évident, ni ne l’expliquerait davantage.
Je suis et je le sais, ce qui ne semble pas le cas de la feuille morte qui descend le ruisseau.

57. Goodman prouve qu’il ne « voit » rien en réalité quand il parle d’« images mentales » parce que les centres de la vision de son cerveau ne sont pas activés. Que ne lui suffit-il pas qu’il n’y ait rien devant ses yeux ?

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Le 21 septembre
58. Je vois un très léger filet d’eau sortir du système d’arrosage. Pas un filet, plutôt une très fine nape transparente qui s’élève dans les airs comme une toile d’araignée. C’est en réalité une toile d’araignée qui monte en s’élargissant vers la branche d’amandier.
Ce qui est curieux, c’est que pendant un court instant il m’a semblé entendre un suintement ; un très léger sifflement dû à la pression.
Et encore : cette légère correction de ma perception, quand j’ai reconnu une toile d’araignée, m’a fait corriger aussi une quantité d’autres détails indescriptibles.

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59. Je rêve que je suis un autre et je sais que cet autre est moi. Comme par exemple Tchouang Tseu rêve qu’il est un papillon.
Comment est-ce que je sais que c’est moi ? Et que veut dire « c’est moi » ?
– En rêve, oui. Mais il est peu probable que cela m’arrive éveillé.
– La question n’est peut-être pas là, mais plutôt : est-il essentiel que je sache que ce soit moi ?
Cette question est toujours oblitérée par celle de la culpabilité, de la responsabilité. Dr. Jeckill est-il responsable de Mr. Hyde ? – C’est précisément déplacer le « c’est moi » en « c’est lui ».

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60. La notion de pensée a complètement changé de signification du dix-huitième au dix-neuvième siècles. Désignant au début tous les processus mentaux, ou psychiques, elle a fini par seulement signifier ce que Breton appelle « la raison discursive ».
Freud déstabilise cette conception avec la seule analyse du rêve. Le rêve est pensée, du moins y a-t-il « une pensée du rêve », le rêve pense. Mais il pense avec des percepts, plus qu’avec des concepts.
Mieux : le concept dans le rêve doit souvent être ramené au percept pour révéler sa pensée (si je peux me permettre ce raccourcis un peu cavalier).
Ceci rejoint une conception de Schlowski en ce qui concerne l’idée dans la littérature : l’idée n’y tient pas la place d’une idée, mais d’un matériau littéraire.

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61. De la pensée au moi, du cogito à l’ego, on voit le lien indéfectible – à condition d’entendre « pensée » dans son sens plein, et non comme « méditation », ou « réflexion », ou « raison discursive ».
C’est ce à quoi le génie de Russell semble réfractaire.

62. C’est le malentendu cartésien : Descartes semble tenir une position contradictoire, qui, plus il la justifie, plus devient incompréhensible.
L’ego, l’âme, siège des pensées, semble d’une part une simple émanation de la mécanique corporelle. « Je pense » à peu près comme une machine à calculer compte. Et d’autre part, il semble transcender toute corporalité.
Le pire est que la pensée de Descartes semble plutôt radicale à la fois dans les deux extrêmes opposées. En fait elle l’est.

Descartes se fait assez peu d’illusions sur la liberté de la personne humaine, sur « le libre arbitre », sur les possibilités de « l’âme » d’échapper à son ancrage « corporel » ; sans que ce soit par ailleurs une question qui le préoccupe.
Ceci dit, tout ce qu’on présente comme « philosophie de Descartes » n’est à mes yeux, quand je le lis, que pirouettes arrachées de guerre lasse par ses détracteurs et ses critiques.

Pourquoi le libre arbitre ne préoccupe pas Descartes ? Parce que la question est tranchée par avance.
Elle n’est pas une question philosophique mais une question technique. La question est déplacée pratiquement dans la mécanique, la dioptrique, l’escrime, la musique... etc.

Comme je l’ai déjà énoncé, l’ego cartésien est déjà un dépassement de l’égo. Aussi, la liberté de l’ego cartésien ne peut se mesurer qu’avec une épée à la main, avec une lunette télescopique, un instrument de musique, un scalpel...
Bref, la liberté est le pouvoir (le macht de Stirner ; pas le I may, mais le I can). Voir ma métaphore du siège vide dans Suite sur le fonctionnement réel de la pensée.

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63. Cogito ergo sum, cela peut aussi bien se traduire par « je rêve donc je suis ». Et sans doute est-ce plus intelligible alors pour le vingtième siècle.
Je pense bien sûr à un croisement avec le freudisme.
(Géniale absurdité du rôle de Dieu.)

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14h
64. – Je sais bien que c’est moi. Je me souviens bien être le même que je l’étais avant.
Cela ressemble à :
– Je vois bien que c’est lui. Je me souviens bien de l’avoir déjà vu.
A la première personne, ce n’est même pas schysophrénique, mais à peu près dépourvu de sens.

65. – Je sais bien que c’est moi, et pourtant je ne me souviens plus être celui que j’ai toujours été.
Voilà ce que pourraient être les paroles d’un schysophrène ou d’un amnésique. Il ne peut évidemment pas douter qu’il est lui : « je suis moi ». Et d’ailleurs, il ne dirait certainement pas : « Je sais bien que c’est moi », mais seulement « Je ne me souviens plus être celui que j’ai toujours été ». Et sans doute suffirait-il qu’il dise « Je ne me souviens plus », tout le reste serait implicite.

Aussi, si quelqu’un prononçait bien cette phrase complète : « Je sais bien que c’est moi, et pourtant je ne me souviens plus être celui que j’ai toujours été », c’est qu’il voudrait dire davantage. Par exemple qu’il a traversé une initiation, ou subi une conversion, qu’il ne se sent plus le même qu’il était, quoique en réalité il s’en souvienne très bien.
– Je me souviens de moi alors comme si c’était un autre.

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Le 25 septembre
66. La pensée est une relation de moi à moi. Pour cela « je » me sers abondamment de l’autre.
Je me sers d’abord du langage. Le principal usage du langage s’inscrit dans cette relation de moi à moi. Mais le langage n’est pas précisément « mien ».
La langue – car c’est à la langue que je pense – n’a pas pour vocation de communiquer, mais elle prend appui sur la communication ; elle se sert de certaines structures de communication pour se constituer.

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67. Quels seraient les mots les plus originels de la langue ? Les noms d’objets, comme le pensent certains linguistes : nez, cheval, bâton, feu...? Je penserais plutôt aux interjection et aux onomatopées.
Généralement, on ne dit pas « aïe » pour communiquer. Cependant cela peut arriver. D’autre part, « aïe » est un mot de la langue française, auquel correspondent d’autres mots dans d’autres langues.

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68. Le langage animal : il me semble aussi, à la réflexion, que l’animal se sert de son langage dans une relation à soi-même. C’est ce qui me semble en observant les mouettes, les chats.
En attendant que je lui donne à manger, la chatte émet un certain nombre de ce que je pourrais appeler « signes ». Façon de tourner en rond, de se frotter à mes jambes, de bouger la queue, de miauler, de me regarder... Cependant, ces signes que je ne peux manquer de percevoir, ne me sont pas proprement adressés.
En bon Français, il pourrait se traduire par « miam miam », certainement pas par « donne-moi à manger ».
Et pourtant je suis entièrement associé à « l’énoncé » de la chatte : elle se frotte à mes jambes. Je ne suis pas du tout oublié dans sa relation à elle-même.
Tout dans le comportement de la chatte me vise. Ou plutôt est-ce elle qui me vise dans son comportement. Mais aucun mouvement, aucun son, n’est expressément émis ou accompli pour que je l’interprète.
Elle ne pense qu’à moi, à moi qui peut lui donner quelque chose de bon, mais ce n’est pas à moi qu’elle dit « miam miam ».

Ce que j’observe : C’est plutôt la relation à soi-même qui s’émet, se « signifie », qu’une relation à l’autre. Même si je vois très bien une place essentielle dans une relation de soi à soi chez l’autre. Et je suis aussi capable d’interpréter parfaitement cette relation de soi à soi.
Je comprends ce que se dit la chatte beaucoup mieux que si elle cherchait à me le dire. Et d’ailleurs, littéralement, elle ne cherche rien à communiquer. Elle exprime, c’est tout.

Il y a un détail que j’ai oublié dans cette description : le regard. Le regard, lui, est adressé. Mais le regard ne dit rien. Il est une adresse muette.
Je pourrais dire que le regard semble observer si j’interprète bien le manège, ou encore cherche le mien pour m’inciter à voir et à interpréter. Mais ce serait faux, ou au moins excessif.
Rien ne me dit que ce regard recouvre de telles intentions. En fait il ne recouvre rien ni ne dit rien. Il me regarde, c’est tout. Me vise, comme je disais.

« Il ne leur manque que la parole », disent les gens qui aiment les animaux. Et sans doute le regard de l’animal ne dit rien d’autre que ce « manque de parole ».
Ce « Tout ce que je peux paraître vouloir t’exprimer par les signes que j’émets, je n’y accorde pas une véritable attention, ni je ne le fais pour toi. Mon attention est seulement dirigée vers toi » peut encore se lire : « sans commentaire », ou « sans légende ».
On oublie tout simplement de le reconnaître dans le regard humain pour la même situation.
Bref, tout énoncé humain ne se tient pas moins sous ce signe du « manque de parole ».

C’est à la fois bien davantage et bien moins que la parole qui manque à l’animal.

(Observons que lorsque « ceux qui aiment les animaux » nous disent qu’il « ne leur manque que la parole », c’est toujours pour nous dire qu’ils seraient plus humains que les humains. Eh bien non : aux humains aussi ne manque que la parole, dans le meilleurs des cas.)

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69. Russell cherche à se passer du sujet. (An Inquiry into Meaning and Truth.)
« Supposez que marchant par un jour humide, vous voyiez une flaque d’eau et que vous l’évitiez. Il est peu probable que vous vous direz : « Voici une flaque : il sera judicieux de ne pas marcher dedans. » Mais si quelqu’un disait : « Pourquoi avez-vous soudain fait un pas de côté ? », vous répondriez : « Parce que je ne voulais pas marcher dans cette flaque. » Vous savez, rétrospectivement, que vous avez eu une perception visuelle à laquelle vous avez réagi de la manière appropriée ; et dans le cas supposé, vous exprimez cette connaissance par des mots. Mais qu’auriez-vous su, et dans quel sens l’auriez-vous su, si la personne qui vous interrogeait n’avait pas attiré votre attention sur ce point ? »

Et il précise :
« Quand vous avez été interrogé, l’incident était fini, et vous avez répondu de mémoire. Peut-on se rappeler ce qu’on n’a jamais connu ? Cela dépend du sens du mot "connaître". »

Plus loin :
« "Connaître" peut se définir comme "agir de manière appropriée" ; c’est dans ce sens que nous disons qu’un chien connaît son nom, ou qu’un pigeon voyageur connaît le chemin du retour. Dans ce sens, le fait que je connais la flaque consiste pour moi à l’éviter. »

Par cette voie, nous pourrions dégager le morceau manquant de la logique freudienne. Mais c’est l’autre morceau justement qui manque à Russell.
Lui-même avance, quelques lignes plus loin, la notion d’inconscient ; s’empressant d’ajouter « mais c’est un mot auquel on ne peut espérer donner un sens précis ».

70. Comparons l’événement de la flaque avec le cas du sujet hypnotisé auquel on commande d’ouvrir son parapluie, et quand on l’interroge, répond qu’il voulait voir s’il marchait.
Les deux cas se ressemblent beaucoup et sont pourtant foncièrement différents.

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71. Au cours d’un atelier d’écriture, obéissant à une consigne formelle très stricte, un enfant avait écrit une réflexion très intelligente. Trop intelligente pour que nous puissions croire, son professeur et moi, qu’il l’ait réellement pensée.
Nous l’avons donc interrogé. Il n’avait en effet pas compris ce qu’il avait écrit. Mais après une « explication de texte » attentive avec les autres élèves, il le comprenait très bien.
Mais comment le comprenait-il ? Comme sa propre pensée ? Ou sinon comme la pensée de qui ? Et qu’est-ce qu’une pensée qui ne serait proprement la pensée de personne ?
Il « se » comprenait, et il le montrait en étant capable de prolonger sa propre pensée aussi bien qu’en parvenant à en retrouver les prémisses.
Une question demeure : A quel moment peut-on dire qu’il avait effectivement « eu » cette pensée ? Et ne serait-il pas juste de dire qu’il l’avait seulement adoptée ?
Mais dans ce cas, nous devrions être cohérents et nous poser cette question pour tout ce que nous disons et écrivons.

Ce jour là, le professeur avança aussi le terme « inconscient ». Je le repris à peu près en ces termes : « tu dis "inconscient" parce que tu penses à des théories psychologiques, mais si tu ne songeais qu’à employer le terme juste de la langue française, tu dirais simplement "insu" ».

*

72. Je peux avoir évité la flaque à mon insu, et être tout à fait capable de m’expliquer si l’on m’interroge, comme le décrit Russell. (i)
Je peux même dire « quelle flaque ? », me retourner, et ensuite seulement donner les raisons. (ii)
Je peux encore avoir été conditionné à éviter les flaques, n’en conserver aucune mémoire, et pourtant donner les mêmes raisons en étant parfaitement de bonne fois. (iii)
On peut encore imaginer de nombreuse occurrences intermédiaires.
Dans le second cas, me retournant et voyant la flaque, je peux me souvenir parfaitement de l’avoir vue et d’avoir fait un écart pour l’éviter. (iv)
Mais je peux aussi bien ne me souvenir de rien, et simplement inférer mon intention. (v)
Dans le troisième cas, je pourrais aussi ne pas être de bonne fois, ignorer pourquoi j’ai évité une si petite flaque avec les bonnes semelles que je possède, au risque de me faire écraser par le flux des voitures, et donner cette raison en quelque sorte pour me justifier. (vi)
Il se pourrait même aussi que j’aie réellement pesé le pour et le contre, que j’aie eu un moment de doute pour l’éviter et que je m’en souvienne très bien. (vii) Et cætera.

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Le 26 septembre
73. Il me semble qu’on a depuis longtemps oublié ce que cherchait Aristote dans l’Organon, ou du moins cela a-t-il cessé de faire problème. Il me semble que toutes les questions que soulève depuis des siècles l’analytique aristotélicienne n’était pas à l’esprit d’Aristote ; comme l’intention qu’avait Aristote en l’écrivant ne vient pas à l’esprit de ceux qui s’en servent. Par exemple : Aristote n’avait pas à l’esprit l’élaboration d’une logique formelle ; moins encore d’un langage de cette logique.
Nous pouvons, avec un jeu de trente-deux cartes, jouer à la belote, faire une réussite ou « tirer les cartes » pour prédire l’avenir. Et nous pouvons, pendant que nous l’utilisons d’un façon, oublier les deux autres. (Revient ici la question du cancre : « A quoi ça sert ? ») De ce point de vue, le Thomisme ressemble à l’Aristotélicisme comme la réussite ressemble à la belote. L’erreur inhérente de la philosophie consisterait à vouloir se situer dans tout ça.

*

74. La flaque que j’évite en marchant :
On sent ici que la definitio rei et la definitio nomini s’enroulent l’une sur l’autre comme un Yin-yang.
Il semblerait qu’il manque du vocabulaire ici pour poser la question.
Russell dit acquaintance, qu’on rend par « connaissance », et noticing, par « s’apercevoir ».

Son problème à lui est de se passer de sujet. Ne plus tenir compte de « je » « tu », « il », « nous »,...
On pourrait remonter ainsi dans une sorte de génèse du sujet, jusqu’à un point où il n’en resterait plus rien.
Ceci me semble voué à l’échec.

75. Une autre question serait : ai-je bien voulu éviter la flaque, ou ai-je été conditionné à le faire ?
C’est encore une autre question qui, bien loin de supprimer l’énigme du sujet, lui donne vigueur.
Trop, peut-être. Que m’importe d’avoir été conditionné si ce conditionnement maintenant est mien ? C’est ici le thème principal du roman de Van Vogt.
– J’ai été conditionné à éviter les flaques pour dieu-sait quelle obscure raison dont je n’ai cure, eh bien je les évite, car telle est (maintenant) ma volonté.
Le sujet conditionné a ceci de différent de la machine, que la machine ne peut se dire « telle est (maintenant) ma volonté ». Pourrait-on demander à un ordinateur pourquoi il agit ainsi et pourrait-il nous répondre « telle est ma volonté » ?

Ce qui renvoie maintenant à Arthur Clarke :
Le vaisseau spatial de 2001 agit-il « selon sa volonté » ?
Comment doit-on interpréter ses paroles « j’ai peur » ?
A supposer qu’un « je », qu’un « ego » puisse ainsi se produire, pourquoi ne voit-on toujours pas, sur le marché, de machines susceptibles d’avoir peur, et qu’est-ce que cela prouverait ?

*

76. A supposer que l’ordinateur du vaisseau de 2001 ne soit plus une fiction mais une réalité, qu’est-ce que ça prouverait ? – Qu’un « je » n’est qu’un produit mécanique ? – mais tout aussi bien le contraire : qu’un esprit, somme toute « humain », pourrait s’émanciper d’un corps humain.

*

77. Un des mots qui nous manquent pour saisir la question, pourrait être quelque chose comme « délibéré ».

– Pourquoi as-tu fait un pas de côté ?
– Pour ne pas mouiller mes chaussures.
Qu’est-ce qui me prouve que la raison qui m’a fait agir est bien celle-là ?
Qu’est-ce qui me prouve qu’il n’y a pas là l’effet de quelque complexe névrotique enfantin dont je suis entièrement inconscient ?

Quel sens y a-t-il à se poser de telles questions ? A quel moment cela pourrait-il avoir un sens de se les poser ?
Par exemple : quand le héros de Proust se demande ce qui l’a fait agir de manière à entraîner la perte d’Albertine. – Je veux garder Albertine, mais quand j’observe comment j’agis, je vois bien que mes actes ne peuvent me conduire qu’à la perdre. Plus je me débats, plus je vais vers ce que je fuis.

*

78. On peut imaginer un observateur behaviouriste qui se moque éperdument de ce que je pense ou me dis, et ne soit attentif qu’à mes comportements. Dans ce cas, verrait-il dans mes comportements l’intention cohérente, par exemple, de me débarrasser d’Albertine ? Non : vu ainsi, mon comportement est loin d’être cohérent.
Mais au fond, ne suis-je pas moi-même cet observateur ?

*

79. Ce qui me trouble quand l’ordinateur de Clarke dit « j’ai peur », c’est que je ne sais pas l’interpréter. Ces trois mots seraient-ils, pour un ordinateur, l’équivalent d’un hérissement ou d’une chair de poule pour un mammifère ? Ou quelque chose de l’ordre d’une observation : « Tiens, j’ai peur » ?
Il est bien évident qu’à voir l’ordinateur, ses voyants rouges par exemple qui clignotent, aucun spectateur du film de Kubrick ne penserait « il a peur » – ni davantage ne supposerait que le héros humain du film le penserait.
C’est donc l’ordinateur qui doit dire « j’ai peur ». Mais, c’est à dire qui ?

Quand je dis « j’ai peur », qui a peur ? Et qui dit « j’ai peur ? Car « j’ai peur » ne peut quand même pas passer pour une manifestation spontanée de la peur.
Comment est-ce que je sais, par exemple, que j’ai peur ? Et puis-je dire que je le sais toujours, quand j’ai peur ?
Aussi, plus même qu’une machine puisse avoir peur, c’est le fait qu’elle le dise qui m’étonne. Ou du moins, qui élève le paradoxe à une puissance supérieure.

*

80. – Pourquoi as-tu évité cette flaque ? – Pour ne pas me mouiller les pieds.

Mais qu’est-ce que j’en sais au juste ? Et qu’est-ce que je m’en tape! je vais rejoindre ma maîtresse et le reste m’est bien égal. Je donne à mon interlocuteur la réponse la plus plausible. J’apaise sa curiosité. Mais suis-je moi-même convaincu par ma réponse ? Cela dépend.
– Si elle lui convient, elle me convient aussi, et je l’adopte.

Les choses se passent souvent ainsi. C’est un exemple de comment on peut se servir de l’autre pour penser.
 
 


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