TROISIÈME PARTIE

Remarques sur le travail de la pensée

I L’objet







1. Travail, loi, nature : observe combien ces noms semblent perdre toute signification précise, objective.

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2. Question à travailler : le concept d’insu m’amène à celui de prescience. Insu plutôt qu’inconscient ; prescience plutôt que préconscience.

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3. La supériorité de l’héliocentrisme : il permet de mesurer les orbes.
Du centre d’un cercle, ou d’une sphère, on ne peut que mesurer des angles. On mesure des arcs en degrés, non en distances.
Le lune ? Elle peut être à cinquante mètres comme infiniment plus loin. Qu’est-ce que ça change ?
J’exagère, bien sûr, car on n’est pas sur un tout petit centre, mais sur une sphère assez grosse où l’on peut se déplacer. En attendant, si l’on est au centre (au fond), la distance vers le haut (la périphérie) n’a pas beaucoup de sens – si tant est qu’elle soit déterminable. Tout change si l’on abandonne le centre.
Ceci est une bonne image pour ce que je tente de définir.

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4. Le regard de l’enfant. Retrouver ce regard.
On joue. La rue en lacets qui descend vers la mer devient un cañon du Far West ; de chaque ruelle adjacente, peuvent surgir des peaux-rouges.
On n’est pas dans la réalité... – Si! Justement.
Le cañon, les peaux-rouges ne sont qu’une teinture – comme un colorant qui rend visible un corps chimique.
Tente un peu de « voir » le chemin sans ne rien « imaginer ».

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5. Déplacer l’alignement. Exactement comme l’héliocentrisme décale la terre, du centre vers une périphérie ; avant de déplacer encore le soleil du centre, puis la galaxie.

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6. L’imagination, l’image, le trope. Trope : littéralement : « viser », vient du verbe grec que l’on pourrait traduire par « braquer ».
Le viseur décale le prolongement, crée une ligne virtuelle parallèle au prolongement de l’arme.

Le viseur : l’image du trope, l’image de l’image.
Reste le mécanisme qui projette. Car sans le projectile, le viseur n’est rien.

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7. On montre quelque chose à quelqu’un : « Vé! », « Oh », « Tiens... »
((Je ne crois pas que le terme de « communication » signifie ici quelque chose.) De fait, le quelqu’un peut ici très bien se réduire à soi-même.)
A ce stade, aucune énonciation n’est nécessaire. Cette non énonciation n’est pourtant pas équivalente de rien : « Vé! ».
Un simple mouvement de tête, un signe furtif du visage ou du regard peuvent même remplacer l’émission sonore.

8. L’autre cherche mon regard, puis dirige le sien, que je suis, vers ça, là-bas.
Cela peut être parfois terriblement chargé de sens, d’un sens qu’un long exposé ne parviendrait pas à épuiser ; parfois tout peut se faire à notre insu.

9. Quand je montre ainsi en silence, l’autre peut me signifier de la même manière qu’il a compris, ou vu.
Ici comprendre et voir se rejoignent curieusement. Un autre sens ne pourrait prendre la place de la vision. Pourquoi ? Parce que le regard à la fois voit et montre : désigne.
Le son à la fois se prononce et s’entend – Soit, la voix produit le son, mais ne le montre pas. Le regard ne produit pas la vision, mais à la fois la perçoit et la désigne en montrant qu’il la perçoit, par le même organe. La bouche et l’oreille, ensemble ou séparément ne le peuvent pas... quoique...

10. Il est justement des situations où le regard ne suffit plus. Il doit recevoir le renfort de la voix : « vé! ».
La voix appelle le regard. « Ah oui ». Ou bien : « Quoi donc ? »
« Là, regarde, ici! »

 Regarde!
 Cette chapelle sur la colline
 Ces fleurs sur la fenêtre
 Cette barque en bas...
Quand on est côte à côte, on peut encore s’en sortir sans s’embarquer dans un long discours. Mais l’autre peut encore ne pas bien « comprendre ce qu’[on veut] lui faire voir ainsi ». – Oui, et alors ?

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11. Le monde comme un vaste système de signes, de signatures (Signatura rerum – Postel, Bœhme).
Plutôt une encyclopédie qu’un livre tout écrit. – Regarde! Là! – Ah oui!
Ne pas se hâter trop tôt d’opposer à cette conception une critique telle que celle de Swift dans Voyage à Laputa. Comprendre d’abord que le langage n’est pas un « double » de ce monde de choses ; ni l’inverse.
Le monde fait signe ; est là pour ça.
Mais nous avons parfois à répondre aux questions qui nous sont renvoyées : « quoi donc ? », « et alors ? »
Et puis notre interlocuteur n’est pas toujours là à suivre notre regard, ou notre doigt.

*

12. On peut comparer la forme du haïku, ou du tanka, au regard, ou au doigt, qui montre. Si l’on ne voit pas, on ne peut expliquer plus.
Je pense au poème de Baudelaire L’Albatros.

 Il boitille sur le pont
 Tout encombré par ses ailes,
 Le grand albatros
Voilà ce qu’aurait pu écrire Bûson. Je pourrais moderniser l’idée :
 Est si lourde maintenant
 Sur le sable de la plage
 La planche à voile.
On peut répondre : « Oui, et alors ? » ; et l’on pourrait considérer le sonnet de Baudelaire comme une réponse possible à ce « et alors ? » – une réponse laborieuse.
Le poète est semblable au prince des nuées,
Qui hante la tempête et se rit de l’archer.
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.
Ou encore :
Le poète est semblable au maître du mistral
Qui se sert de la vague comme on fait d’un cheval.
Exilé sur la plage au milieu des baigneurs,
Le seul poids de sa planche le couvre de sueur.
– Ah oui.
« Ah oui », mais aussi bien « et alors ? »

13. En attendant, le problème est d’abord de voir : voir à quoi ça ressemble un albatros qui marche. On peut n’en avoir jamais vu, ou être au contraire très familiarisé avec ce spectacle. Comme on peut très bien n’avoir jamais vu de véliplanchiste, ou au contraire pratiquer même ce sport.
On peut aussi avoir sur le moment un oiseau de mer qui boitille sous nos yeux, ou un véliplanchiste qui rentre sa planche, et dire : « vé! »
Et l’autre peut nous demander : « et alors ? »
Et on peut lui répondre : « c’est comme un poète qui vient de finir son livre et qui a à faire à un éditeur, à un journaliste ou à la « Commission du Livre et de la Lecture Publique ».

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Le 19 juillet
14. Peut-être doit-on avoir fait l’expérience du « monde du livre et de l’édition » pour goûter tout le sel, si j’ose dire, de cette « sueur ».
Tout cela peut se ramener au seul jeu de regard. Il peut à lui seul suffire à tout dire. Mais dire quoi ?
Car dans ce cas, il est bien clair que le langage ne sert pas à dire les choses, les faits, les événements et les lieux, que sais-je ? mais que ce sont eux, au contraire, qui sont fait signes, et langage. Justement, pour dire quoi ?
– Vé! – Ah oui.
Pour dire qu’on s’est compris. Fût-ce à se le dire à soi-même.

15. Ce qui est trompeur est que parfois « Vé! – Ah oui » ne suffit pas ; s’y intercale un autre dialogue : « Quoi ? – Là! – Où ça ? – La barque en bas. – Oui, et alors ?... »
Ce dialogue peut devenir interminable, peut parfois devenir si long qu’on ne sait plus de quoi l’on parle, de quoi il est question. D’autant que ce dialogue peut donner lieu à d’autres dialogues, et à des commentaires de ces dialogues...
Parfois, à lire un ouvrage savant, on aimerait dire : « Oui, oui mais de quoi est-il question ? A quoi tout cela rime ? Ne pourriez-vous pas commencer au départ ? Je n’aurais besoin que d’un départ ; quelque chose comme : "Tè! Regarde!" ».
On pourrait diviser toutes les œuvres (et pas seulement les œuvres : toutes les énonciations, les actes de parole) entre celles qui savent commencer par un « tiens, regarde », et celles qui ne le savent pas. On pourrait tenter du moins de le faire, car tout dépend aussi de si on l’entend ou pas.

16. La langue nous servirait plutôt à faire signe des choses.
(Cette remarque peut mener loin. (Ramener loin en arrière aussi, par exemple de la psychologie moderne à la « psychologie » d’Aristote : Pery Psychée.) Mais pour quoi dire, donc ?)

Peut-être alors le signe ne sert-il pas à dire, mais à voir. Il montre : « Vè! ». Fait voir autrement :
 

 Un manche à la lune,
 Quel bel éventail!
    (Sokan)
 Un manche à la lune,
 Où est le marteau ?


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17. Il peut se faire qu’on se mette sérieusement à s’interroger sur la lune à l’aide du langage.
Qu’est-ce que la lune ? Un cercle en plein ciel. Un cercle blanc.
Comment définir une (quelque) chose ? Dire cette chose ?
On peut dire l’expérience immédiate qu’on en a : un rond en plein ciel. – Quelle taille ? – Oh assez petit : un pouce tendu le cache, quoique il semble plus gros si l’on ne fait l’expérience de tendre le doigt...
Mais on peut être plus précis, plus objectif, dire la distance à la terre, la densité, la vitesse de rotation et de révolution...
En attendant, si je te donnes une telle description de Phobos, peux-tu te faire une idée de l’image que tu en aurais de la surface de Mars, autour de quoi il tourne ?

18. « De la lune on voit la terre comme un grosse lune bleue ». Mais qui la voit ?
Il est vrai que chacun a pu la voir, on en a des photos.
Mais cette couleur bleu, où est-elle ? Je veux dire : en quoi peut-on dire qu’elle est bleue sans œil pour la voir ? Ou encore : ce bleu appartient-il bien à la terre ou à la lumière qui l’éclaire, par exemple ?
Qu’est-ce qu’une dimension ? Qu’est-ce qu’une couleur, une forme, une distance ?
Ne semble-t-il pas alors que nous cherchons toujours d’un côté ce que nous voulons trouver de l’autre ; ou encore entre les deux – mais un entre-deux qui justement n’est rien, ne serait rien s’il n’était entre ?
Mais à quoi cela peut-il bien mener ? A mieux voir la lune ? Il est probable qu’il serait alors plus utile de s’appliquer à polir des verres.

19. Polir des verres demande déjà d’avoir un certain sens de la mesure. Comment trouve-t-on des mesures ? En mesurant. En prenant des repère. Et ces repères nous sont donnés, donnés par des choses comme la lune, le soleil, la terre. A nous d’en abstraire le chiffre.
Les degrés du cercle nous sont donnés par les jours de l’année – à nous d’arrondir, de parfaire – l’année par le tropique.
De là nous pouvons mesurer. Et affiner nos mesure n’est pas seulement mesurer plus scrupuleusement, mais affiner nos unités et nos systèmes.

20. En attendant, les choses sont là et demeurent. La lune n’a pas vraiment changé depuis Ptolémée.
De là à dire que la réalité ultime est inconnaissable... Or justement elle est très connaissable, puisqu’on sait très bien qu’elle n’a pas changé, ou qu’elle à ponctuellement changé, et qu’on sait voir ces changements, si du moins ils nous importent.

21. Je veux dire par là : en quoi la cosmologie de Ptolémée, de Newton ou d’Einstein « disait les choses » ?
Ou encore : diraient la vérité ; diraient une quelconque vérité ? Diraient quelque chose de plus que « Vè! Regarde » ?

22. Peut-être nous disent-elles « regarde » en nous tendant la lunette. Et ce n’est pas un mince détail.
La question pertinente serait de savoir alors si c’est une lunette, ou bien une photo.
(Et les techniques modernes ont fait apparaître beaucoup de choses qui sont à l’intermédiaire de la lunette et de la photo.)
Les plus grands sacs de nœuds épistémologiques tiennent à la confusion entre lunette et photo.

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23. Je me souviens, quand j’étais enfant, d’avoir vu sur le Vieux-Port un montreur de souris. Entre les tours, le public venait contempler de près, parfois caresser, les petites bêtes. Une femme, qui les trouvait charmantes, se renseignait. Leur maître lui assura qu’elles étaient de vraies souris. Elle se recula en poussant un grand cri.
Je n’ai toujours pas la moindre idée de ce que pouvait être pour cette femme une « vraie souris », ni en quoi une souris pouvait « n’être pas vraie ». Je sais en tout cas que pour elle la différence n’était pas mince. C’est cette différence là qui m’intéresse.

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Le 20 juillet
24. Le texte n’a aucun intérêt tant qu’il reste sur la page ; tant que le regard suit les lettres. Tout se joue quand on lève les yeux.
De même on ne voit rien de ce qui est montré en ne regardant que le doigt. (Faire signe.)
(Ou en ne regardant que la lunette, plutôt que d’y regarder à travers.)

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Le 23 juillet
25. On est souvent conduit à cette attitude fallacieuse de lire un auteur comme si on lisait un oracle.
(On peut d’ailleurs tout lire de cette manière : le titre du journal, l’affiche sur le mur...)

Quand on lit une œuvre comme un oracle, bien sûr, on ne le sait pas. On pense seulement qu’elle répond à nos questions.

Il est vrai que l’écriture est toujours quelque peu oraculaire – du moins pour celui qui écrit.

Les interprétations qui sont généralement faites sur les textes – mais aussi bien sur les paroles quotidiennes – sont souvent troublantes sur ce point.
« On comprend ce qu’on veut », pourrais-tu dire. Les mêmes mots ne désignent pas chez toi ce qu’ils désignent chez moi.

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26. Notre erreur est toujours d’accorder trop d’importance au langage, et surtout de prix.
Dire pour oublier, pour passer : sauter plus loin. Ni parole ni silence : la parole qu’on dit pour son effet, et qui disparaît. Comme on note des opérations parfois en marge, pour les oublier aussitôt, et ne retenir que le résultat.

Ces deux derniers points : le travail et l’oubli, sont décisifs l’un pour l’autre.
 
 

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II
Conception et perception







27.

Le 4 septembre
« Il me semble que la racine du mal est dans la contrainte que ton intelligence impose à ton imagination. Je ne puis exprimer ma pensée que par une métaphore. C’est un état peu favorable pour l’activité créatrice de l’âme que celui où l’intelligence soumet à un examen sévère, dès qu’elle les aperçoit, les idées qui se pressent en foule. Une idée peut paraître, considérée isolément, sans importance et en l’air, mais elle prendra parfois du poids grâce à celle qui la suit ; liée à d’autres, qui ont pu paraître comme elle décolorées, elle formera un ensemble intéressant. L’intelligence ne peut en juger si elle ne les a pas maintenu assez longtemps pour que la liaison apparaisse nettement. Dans un cerveau créateur tout se passe comme si l’intelligence avait retiré la garde qui veille aux portes : les idées se précipitent pêle-mêle, et elle ne les passe en revue que quand elles sont en masse compacte. Vous autres critiques, ou quel que soit le nom qu’on vous donne, vous avez honte ou peur des moments de vertige que connaissent tous les vrais créateurs et dont la durée, plus ou moins longue, seule distingue l’artiste du rêveur. Vous avez renoncé trop tôt et jugé trop sévèrement, de là votre stérilité. »
Schiller, Correspondance avec Körner, lettre du premier décembre 1788. Cité par Freud, L’interprétation des rêves, 1900.

Je ne puis exprimer ma pensée que par une métaphore. Pourquoi ? Et en quoi ce qui suit est-il une métaphore ? On est cependant prévenu.

C’est un état peu favorable pour l’activité créatrice de l’âme que celui où l’intelligence soumet à un examen sévère, dès qu’elle les aperçoit, les idées qui se pressent en foule.
« L’âme », « l’intelligence » : serait-elle là, la métaphore ? Et « les idées qui se pressent en foule ». Je pense en effet que s’il ne s’agit pas d’une métaphore, les termes peuvent être trompeurs. Ce n’est pourtant pas ainsi que l’on entend d’ordinaire ce qu’est une métaphore.

Une idée peut paraître, considérée isolément, sans importance et en l’air, mais elle prendra parfois du poids grâce à celle qui la suit ; liée à d’autres, qui ont pu paraître comme elle décolorées, elle formera un ensemble intéressant.
« Considérée isolément », « liée à d’autres ». Considérée isolément, une idée peut paraître sans importance, mais prendre du poids grâce à celle qui la suit. « Elle formera un ensemble intéressant » ; « elle prendra du poids » : toujours sous le registre de la métaphore, le vocabulaire est à remarquer.

L’intelligence ne peut en juger si elle ne les a pas maintenu assez longtemps pour que la liaison apparaisse nettement.
Maintenu assez longtemps pour que la liaison apparaisse. Trois mots clés : Longtemps, liaison, apparaître.

Dans un cerveau créateur tout se passe comme si l’intelligence avait retiré la garde qui veille aux portes :
Voilà la vraie métaphore.
Les idées se précipitent pêle-mêle, et elle ne les passe en revue que quand elles sont en masse compacte.
« Quand elles sont en masse compacte ». Décoloré, netteté, poids, masse, durée...

Vous autres critiques, ou quel que soit le nom qu’on vous donne,
Il s’agir donc de « critique » dans un sens large, pas seulement « critique littéraire » ; criticism...

Vous avez honte ou peur des moments de vertige que connaissent tous les vrais créateurs
Ces « moments de vertige » peuvent ici être très trompeurs. On n’a que trop tendance à voir dans cette sorte de vertige (d’ivresse) une fin en soi. C’est plutôt, en soi, un obstacle. « Les vrais créateurs » sont sans doute plus préoccupés de vaincre ce vertige que de le cultiver.

Et dont la durée, plus ou moins longue, seule distingue l’artiste du rêveur.
« La durée plus ou moins longue ». Poids et durée, « corps et duré », comme dit Le Manifeste.

Vous avez renoncé trop tôt et jugé trop sévèrement, de là votre stérilité.
« Stérilité » : le mot de la fin, et qui ne peut s’opposer qu’à fécondité ou à puissance qui me renvoient irrésistiblement aux écrits de Reverdy, et, dans un tout autre domaine, celui des mathématiques, de Poincaré.

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28. Cette lettre de Schiller résume parfaitement tout ce à quoi je me suis attaché ce printemps et cet été.
Elle résume très bien aussi le point de vue de Freud dans L’Interprétation des rêves.
Entre les deux, les préoccupations de Freud au début du siècle et les miennes à la fin de ce même siècle, il y a Le Manifeste du Surréalisme.

Mais pourquoi diable les surréalistes ont-ils cru bon de mettre en pratique de telles réflexions au niveau de la phrase – ou plutôt au sein même de la phrase, au niveau des mots, des unités signifiantes (en respectant scrupuleusement, et sans peine s’il faut les croire, la syntaxe) ?
Pourquoi se fixer sur l’articulation des mots dans la phrase, et non sur l’articulation des phrases, ou, peut-être plus judicieusement, des idées ?

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29 – On écrit avec des mots, pas avec des idées, pourrait-on répondre en citant Mallarmé.
« Hors du contrôle de la raison » semble sans doute alors plus pur.

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30. Autant la lecture du Manifeste a été décisive pour moi, autant celle des écritures automatiques m’a toujours déçu. Mes écrits de jeunesse sont intéressants à ce propos par leur automatisme qui n’en est pas un : qui n’est pas un enchaînement automatique des mots, mais des idées.
Ils n’en ont pas moins toujours été à mes yeux décevants, à quelques perles près. (Mais pourtant renouvelant une promesse toujours reportée.)
(A mes yeux, mon premier texte ayant tenu cette promesse reste Le Scorpion de la rouille – 1983.)

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31. Ecrirais-je avec des idées ?
Ici le mot « idées » se met en résonance avec le discours de Descartes, de Locke et de Hume.
Le vocabulaire de Hume – dans le Traité de la Nature humaine notamment –, doté d’une certaine rigueur qui ne devrait donc plus rien avoir de métaphorique, entre d’ailleurs ici aussi en résonance avec celui de Schiller.
Dans un certain sens, la lettre de Schiller est humienne, moins peut-être dans son idée principale – laisser libre cours au flux massif des idées – que par son vocabulaire.
 

« Puisqu’il apparaît que nos impressions simples précèdent les idées qui leur correspondent et que les exceptions sont très rares, la méthode semble demander que nous examinions nos impressions avant de considérer nos idées. Les impressions peuvent être divisées en deux sortes, les impressions de SENSATION et les impressions de REFLEXION. La première espèce d’impression naît dans l’âme d’une manière originelle, de cause inconnue. La seconde est, dans une large mesure, dérivée de nos idées et ce, dans l’ordre suivant : une impression frappe tout d’abord les sens et nous fait percevoir le chaud ou le froid, la soif ou la faim, ou un certain genre de plaisir ou de douleur ; de cette impression, l’esprit fait une copie qui subsiste après que l’impression a cessé, et c’est cela que nous appelons une idée ; cette idée de plaisir ou de douleur, en revenant à notre âme, produit des impressions nouvelles de désir et d’aversion, d’espoir et de crainte, qui peuvent proprement être appelées impressions de réflexion car elles dérivent de l’idée. »

David Hume, Traité de la Nature Humaine I, I, II.

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Le 5 septembre
32. « C’est cela que nous appelons une idée » : voilà qui me renvoie à deux phrases de L’Interprétation des rêves :
« Le fait de devenir conscient est pour moi un acte psychique particulier, distinct et indépendant de l’apparition d’une pensée ou d’une représentation. La conscience m’apparaît comme un organe des sens qui perçoit le contenu d’un autre domaine. »
La seconde phrase est sibylline, et peut-être mal traduite. Doit-on bien comprendre quelque chose comme : la conscience est comme le nez qui percevrait une couleur, ou les yeux un son ?
Me trouble que cette affirmation soit posé là, en plein milieu du Chapitre IV La déformation dans le rêve, sans éclaircissement ni commentaire. Je me demande si ces deux phrases n’obéissent pas au même processus de déformation onirique qu’analyse ce chapitre, et n’expriment la pensée philosophique inconsciente de Freud. Il faudrait que je consulte le texte original.
On peut interpréter les deux phrases autrement, le contexte y encourage. Mais justement, ces phrases semblent dotées d’un contenu manifeste trouble et d’un contenu latent ; soit précisément ce qui caractérise le rêve. Et le contexte nous incite aussi à les lire ainsi.
Mais ce contenu latent n’est peut-être qu’un effet de la traduction, et ce ne serait pas non plus sans intérêt.

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33. Depuis le dix-septième siècle est apparu un objet philosophique non identifié : la pensée.
De Descartes à Hume, ses appararitions sont constantes. Ce n’est pas un mot dit en l’air, comme au cours de ces deux derniers siècles, mais bien un objet philosophique.
La pensée, les idées ; ce sont des termes « larges », vagues, trop larges. Ils recouvrent des aspects que l’on préfère aujourd’hui distinguer plus nettement. Mais cette distinction (plus) nette n’empêche pas que leur saisie générique reste problématique.

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34. Quand l’esprit veut se contempler, il le fait dans l’âme, et se prend pour l’âme.
Voilà ce que je considère être l’erreur originelle de la psychologie.

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35. Sensation et réflexion, moi je dirais : perception et conception. Nous pouvons nous faire une idée relativement simple de ce qu’est une perception et de ce qu’est une conception. De ces idées relativement simples, nous pouvons sans trop de peine concevoir comment les unes nourrissent les autres. Elles deviennent alors moins simples sans pour autant invalider la simplicité qui nous a servi de point de départ.
Nous concevons, ou nous percevons, très bien comment notre connaissance de la ville change la vision que nous en avons de loin. Ou encore comment cette vision peut changer la connaissance que nous en avons.
Cette inter-pénétration qui a lieu alors entre vision et connaissance ne nous interdit en rien de les reconnaître comme telles.

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36. Pour mieux comprendre la perception, on pourrait la comparer à l’attraction ou au tropisme.
La limaille de fer est attirée par l’aimant et la fleur par le soleil. Chaque fragment de limaille est immédiatement attirée par l’aimant : immédiatement et individuellement. La fleur obéit à une procédure plus « tordue » (voir l’étymologie de tropisme).
Les cellules végétales que frappe la lumière croissent moins vite que les autres – ou peut-être plutôt transmettent-elles, ou excitent-elles une capacité plus vive de croître à celles qui ne la perçoivent pas. Cela est pour le moins un détour.
En cela, la cellule illuminée tient lieu d’organe de perception pour la cellule qui ne l’est pas. (Voir Aristote De l’âme pour l’importance de la médiation dans la sensation.)
Whitehead a alors raison de parler pour la fleur d’une « infime représentation des sens ».
Chaque organe, chaque cellule fait fonction d’organe sensoriel pour l’autre, sans spécialisation. On peut alors mieux comprendre ce qu’est cette spécialisation.
L’organe sensoriel le plus primitif est peut-être celui qui apparaît chez les plantes carnivores.

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Le 7 septembre
37. Plage de la Pointe-Rouge, 14 heures.
Levant distraitement les yeux de L’Interprétation des rêves, je regarde passer un train... Seulement, il n’y a jamais eu de train à la Pointe-Rouge. Pointe extrême de Marseille, même le métro n’y va pas.
Je vois passer un train sur la route qui longe la plage contre le mur gris de cette vieille usine. La vision n’a duré qu’un très bref instant. Ce que j’ai pris pour un train, ne sont que des voitures passant contre le mur gris au trois quarts caché par le parapet de la plage. Respectant toutes entre elles une distance à peu près équivalente à la taille d’un wagon, ce ne sont plus les voitures que j’ai vu avancer le long du mur, mais les pans de mur que leurs silhouettes lointaines découpaient. Vu d’où je suis, en contrebas, le toit des voitures est à la hauteur du mur, et leur couleur claire se fondait au paysage. Les pans de murs découpés par les voitures me paraissaient avancer comme des wagons.
Ce qui m’a aidé à percevoir ainsi, c’est le bruit de l’avion dans mon dos. Maintenant que je l’ai complètement détaché de ma vison, je vois bien qu’il n’a qu’une ressemblance très lointaine avec le bruit d’un train. Je l’ai pourtant interprété ainsi pendant un court instant, un instant qui a cependant duré un tout petit peu plus que ma vision.

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Le 8 septembre
38. Freud montre dans le rêve un aspect décisif du processus de la pensée, il y découvre une forme du fonctionnement de la pensée qui tient à la fois de la perception et de la conception – de la sensation et de la réflexion, aurait dit Hume.

39. Je veux en venir ici à ce que j’ai déjà énoncé ailleurs : que l’on peut penser sans mot. Mais je me heurte à une contradiction : le rébus n’ignore pas les mots, les mots de la langue, bien au contraire, il fonctionne tout entier sur des jeux de mots.
Le principe du rébus : l’image fonctionne comme morphème, l’image se fait signe (introduction au chapitre VI). Lacan : « L’inconscient est structuré comme un langage ». A creuser.

40. L’essentiel n’est peut-être pas là, mais plutôt dans un certain usage du signe tout à fait différent, non de celui du langage habituel – car rien n’est si évident dans cet usage habituel du langage –, mais de celui qu’en fait la logique, l’analytique.
Revient encore ici la notion de consistance : Il y a une consistance spécifique de la logique – principe de non contradiction, de non contradiction dans l’implication, l’intrication des chaînes d’inférence (le métier à tisser de Faust). Et il y a une consistance spécifique de la production onirique, qui, selon toutes les apparences n’est pas dérangée par les contradiction.
La consistance correspond alors à la vivacité, à l’intensité (Hume, vividness).
Cette consistance, dans le rêve, est la gardienne du sommeil.
L’usage ordinaire de la langue, du moins ses usages autres que le délire et le rêve d’une par et la logique de l’autre, se tiendraient alors entre ces deux extrêmes.

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41. Je vois là la source de la formidable attraction humaine pour le merveilleux : la recherche d’une consistance qui ne s’appuie pas sur la non contradiction.
Je m’explique : nous sommes tous à peu près convaincus que tout ce qui est réel est « prouvable » ; est relié, déterminé et même surdéterminé par un infini tressage de relations précises, de l’ordre de celles qui relient la chute de gouttes d’eau au passage du nuage, et la terre mouillée à la chute des gouttes.
Nous inférons des gouttes d’eau que nous voyons tomber de la fenêtre qu’un nuage passe, et de la terre mouillée qu’il a plu. Nous nous trompons très rarement, mais il arrive que nous nous trompions.
En attendant, que notre perception du monde corresponde à une certaine consistance logique nous fait oublier que nous avons tiré ces procédures logiques de notre expérience du monde, et nous donnerait l’impression contraire que le monde en serait plutôt issu. Or le mot « prouvable » n’est pas trop français. Le mot juste, l’adjectif dérivé du substantif « preuve » et du verbe « prouver » est « probable ».
Le principe de causalité tend à nous faire percevoir le monde comme simplement « probable », et non « réel ».
La consistance logico-analytique n’approche le réel que sous la forme du probable. Aussi le sentiment de merveilleux tient-il à la perception du réel indépendant de toute inférence « probable ». « Le monde n’a pas besoin de preuve », voilà l’essence du merveilleux. Nous sommes avides d’indices de cela.

42. Quand on découvrit que des pierres tombaient du ciel, cela dut bien être troublant, et l’on commença d’abord par ne pas le croire. Il était inconcevable que des pierres tombassent du ciel, et il n’y avait que deux alternatives : soit les météores étaient des objets bidonnés, soit il fallait s’arranger avec notre logique pour concevoir que des pierres pussent tomber du ciel.
Le désir du merveilleux résiste à la fois à ces deux alternatives : il ne veut ni découvrir une supercherie ni découvrir l’explication. C’est en partie stupide et en partie légitime. Voir la querelle entre Breton, Caillois et Rivera.

Le 9 septembre
43. Il serait tout aussi stupide de n’attendre que des explications. Comme si quelqu’un n’écoutait ce que je dis que pour comprendre pourquoi je le dis, comprendre ma personnalité ou mon histoire, ou savoir d’où me viennent mes façons de penser ou de dire. Il ne prendrait pas le meilleur chemin pour comprendre ce que je dis et, à moins qu’il ne cherche quelque chose de bien précis, il risquerait fort de ne trouver aucun terme à cette remonté vers la source, aucune « explication » définitive.

44. Nous devons bien nous arrêter à des « significations ». Ceci laisse planer une ambiguïté dans l’œuvre de Freud. A la fois il cherche des significations et des explications. J’entends par explications qu’il cherche une « source », un point zéro.
Cette recherche de l’origine se justifie pleinement en ce qu’il se place du point de vue de la thérapie : Il cherche quelque chose de précis ; mais cela n’en maintient pas moins une ambiguïté dans son œuvre, une ambiguïté entre interprétation, au sens de compréhension, compréhension d’une signification, et explication, au sens de morphogénèse, de génèse de la forme symbolique. La dimension curative de la « talking-cure » maintient l’illusion d’un terme possible à l’interprétation, qui pourrait à la rigueur n’être qu’un terme de la cure. Aussi la lecture que l’on peut faire de Freud tend à pencher vers deux côtés contradictoires : l’un très "surréaliste", ou pour le moins "sophiste", l’autre très "psychologiste".

45. Il est facile et tentant de filtrer la méthode freudienne de sa fonction curative ; Freud le fait lui-même dans un grand nombre de ses œuvres.
C’est un peu comme une enquête policière sans crime ni délit. Que cherche-t-on ? A quoi s’arrêter ?

46. Cela ne tend-il pas à faire chercher le sens en arrière alors qu’il est en avant ? A le faire chercher dans une origine, une « donnée »,  alors qu’il est « à donner » ? Toute l’ambiguité du concept d’interprétation est là : s’y confondent explication et compréhension, et même, mieux, intuition (intuire).

47. Il est tout à fait remarquable que je puisse voir, et entendre, un train au bord de la plage de La Pointe-Rouge. Il est bien évident que je vois alors davantage que mes organes sensoriels ne me montrent, sinon je ne verrais qu’un parapet cachant partiellement un pan de mur gris, des voitures qui passent entre les deux, et j’entendrais un avion. Or je vois un train.
Ce qui veut dire que si je voyais effectivement des voitures tout en entendant un avion, je les percevrais, selon toute évidence, de la même façon que je perçois le train : je ne percevrais pas passivement des données des sens, mais je construirais très activement une intuition du monde qui m’environne.
Comment l’image du train s’est-elle construite dans mon âme ? En associant abusivement l’image des formes qui glissaient derrière le parapet et le bruit de l’avion. Et j’ai corrigé mon intuition en séparant les deux perceptions sensorielles. Mais toujours il y a de telles constructions de l’esprit (plutôt dirai-je de l’âme), constructions qui ne sont pas si éloignées de celles du rêve.
Cette construction possède une plus ou moins grande consistance ; ce qui peut se dire alors intensité, vivacité (vividness).

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Le 13 septembre
48. Le filtrage de la perception dans De l’âme. L’importance de la médiation.
Nous n’avons toujours que trop d’informations, l’important est de les filtrer. C’est cela sentir, percevoir (c’est cela le fonctionnement d’un organe sensoriel) : rejeter ce qui nous est inutile.

La métaphore du chien, du peintre et de la chaise :
« Nous levons les yeux et voyons devant nous une forme colorée, et nous disons, – c’est une chaise. Mais ce que nous avons vu est seulement la forme colorée. Un artiste n’aurait peut-être pas sauté jusqu’à la notion d’une chaise. Il aurait pu s’arrêter à la simple contemplation d’une belle couleur et d’une belle forme. Mais ceux d’entre nous qui ne sont pas des artistes sont fortement enclins, surtout s’ils sont fatigués, à passer directement de la perception de la forme colorée à la jouissance de la chaise, par l’usage, par l’émotion ou par la pensée. On peut aisément expliquer ce passage par une chaîne d’inférences logiques complexes par laquelle, à travers nos précédentes expériences des diverses formes et des diverses couleurs, nous tirons la conclusion que nous sommes probablement en présence d’une chaise. Je suis très sceptique à propos du haut niveau qu’aurait dû atteindre l’esprit pour passer de la forme colorée à la chaise. Une des raisons de ce scepticisme est que mon ami le peintre, qui s’arrête à la contemplation de la couleur, de la forme et de la position, est un homme très entraîné, et qui a acquis cette aisance à ignorer la chaise au prix d’un grand travail. On n’a nul besoin d’un entraînement poussé pour éviter de s’embarquer simplement dans d’inextricables enchaînements d’inférences. Il n’est que trop facile de s’en passer. Une autre raison de scepticisme est que si l’on avait été accompagné d’un petit chien, outre l’artiste, le chien aurait opté immédiatement pour l’hypothèse d’une chaise et y aurait bondi pour l’utiliser en tant que telle. D’ailleurs, si le chien s’était dispensé d’un tel acte, ç’est parce qu’il aurait été un chien bien dressé. Le passage d’une forme colorée à la notion d’un objet qui puisse être utilisé à toute sorte de fins n’ayant rien à voir avec sa couleur semble donc être très naturel, et il nous faut – hommes et petits chiens – un apprentissage attentif pour nous abstenir d’agir selon lui. »

A.N. Whitehead, Le Symbolisme.

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Le 15 septembre
49. Freud dit que lorsqu’on « sait » en rêve qu’on est en train de rêver, on ne fait que rêver qu’on rêve. Ce « savoir » qu’on rêve n’en est pas un, puisqu’on ne sait pas qu’on « le » rêve. Très juste remarque!
Ce qui me fait penser à cette idée que la vie ne serait qu’un rêve. Endormi ou éveillé, penser qu’on rêve n’est jamais qu’atténuer la valeur de ce que l’on vit (de ce que l’on rêve, que l’on pense, que l’on fait... bref que l’on vit réellement) ; et surtout : on le pense pour continuer à le vivre, pour ne pas s’éveiller. Quelque chose aussi comme : « nous ne pouvons pas connaître la réalité ultime des phénomènes », ou des choses de ce genre.
 
 

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