Jean-Pierre Depétris
http://jdepetris.free.fr/

 

Contes du Sud-Est


 

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Feuilles qui ont échappé
à l'oubli

 

 

 

 

 

 

Conte XCIX

 

 

Deux amis s'écrivaient souvent. L'un habitait Marseille et se disait artiste, l'autre habitait Nice et se disait glandeur. Toutefois leurs occupations ne différaient que de très peu de choses.

 

L'un avait écrit dans sa dernière lettre :

 

Créer de la valeur
c'est contracter une dette.
Mais comme son nom l'indique
un crédit doit être crédible...

 

L'autre avait dit dans sa réponse :

 

On fait de notre vie
un fauteuil en face d'un écran...

 

Ayant trouvé sa lettre à son réveil, le premier écrivit encore en prenant son café :

 

Du spectacle auquel tu fais allusion
conviens que n'existent
que les bandes-annonces.

 

 

 

Conte C

 

 

Le soir tombait sur Nice.

Un homme regardait par la vitre d'un car, se disant :

 

La lumière s'éteint
Et le rideau s'écarte
Il s'ouvre sur la nuit.

 

Le ton était peut-être un peu grave pour ce qu'il ressentait, et la tournure pas très loin du cliché. Pourtant il le nota.

 

 

 

Conte CI

 

 

Un homme traînait parmi les étalages des marchandises rangées. Pas la moindre petite surface où l'on n'ait trouvé le prétexte d'inscrire des mots.

Elles étaient si lointaines que les vigiles armés semblaient davantage être là pour accréditer une possible appropriation, que pour décourager le vol.

Il murmura :

 

Surface des choses
grande surface
comme un territoire survolé.

 

Ce jour-là, les idées de surface et de vol s'étaient associées bizarrement dans son esprit.

 

 

 

Conte CII

 

 

Un écrivain installé dans la campagne environnante allait à périodes régulières passer ses journées dans le centre d'Aix.

Il marchait dans les rues désordonnées où malgré les années il se perdait encore, s'asseyait pour lire à la terrasse des cafés. Il s'était accoutumé à l'ennui mortel de cette ville dont il assaisonnait sa vie comme d'un condiment bien dosé.

Au fond de lui il regrettait la vie des grandes villes — ou plutôt la rêvait, car il n'était pas sûr de la connaître ni qu'elle eût jamais existé.

 

Il écrivit un jour dans un café aixois :

 

Lèvres rouges
Et semelle de liège
Légère comme un bouchon.

 

C'était un jour comme les autres.

 

 

 

Conte CIII

 

 

Un touriste avait écrit en sa langue ce tercet sur Marseille :

 

À Notre-Dame-de-la-Garde
Elle tient sa jupe en vain
La fille qui monte les escaliers.

 

 

 

Conte CIV

 

 

Un homme avait écrit ces vers un matin de printemps :

 

La vigne sur la terrasse
Très noire
Sur le ciel bas.

 

Ils ressemblaient un peu à ceux d'un tercet qu'il avait composé un jour dans le train :

 

La branche du pin
Presque blanche sous le feuillage
Comme un éclair.

 

Cependant tout était bien sûr différent.

 

 

 

Conte CV

 

 

Une femme s'ennuyait dans un bar en attendant un ami. À la fin elle sortit un carnet de son sac et nota :

 

Présence du blouson
sur le portemanteau...

 

La salle était vide. On ne saurait ce qu'il en était en elle.

 

 

 

Conte CVI

 

 

Sur le chemin du retour, un homme eut l'impression que tout était devenu différent autour de lui, changé.

Il s'interrogea :

 

Est-il possible que cela dépende
d'un crépuscule trop hâtif
d'une couleur plus mate des feuillages
ou de figues écrasées au pied d'un mur ?

 

 

 

Conte CVII

 

 

Rentrant chez lui un soir de fin d'été, il alla d'abord arroser les plantes grasses sur la fenêtre ; puis, dans la pénombre des volets croisés, il rédigea ces lignes :

 

Voilà que je suis un autre
et qui pourtant fut toujours là
et sera à jamais
dans ce présent.

 

 

 

Conte CVIII

 

 

Quand il était enfant son père lui disait :

 

Regarde !
Cette chapelle sur la colline
Ces fleurs sur la fenêtre
Celle barque en bas...

 

Il lui fallut longtemps pour comprendre ce qu'il voulait lui faire voir ainsi.

 

 

 

Conte CIX

 

 

Au cours d'un souper, un homme avait posé cette question à une amie psychanalyste :

 

Tu dois finir
par tant comprendre les êtres
que ça doit
te poser des problèmes pour les haïr.

 

L'autre lui répondit :

 

On comprend finalement si peu...

 

Mais ce ne fut pas pour l'homme une réponse.

 

 

 

Conte CX

 

 

Un homme venait de passer une nuit dans un hôtel du Vieux Cagnes. Il était rentré tard, mais quand il descendit déjeuner les rayons du soleil perçaient à peine la brume matinale. Il vit que les mimosas étaient en fleurs.

 

Il se souvint de la phrase d'un ami :

 

Sais-tu ce que je me suis dit
qu'était l'amour ?
— Mettre un visage sur le réel.

 

Ses paroles remontaient dans sa mémoire avec une parfaite netteté, et sans raison particulière.

Il avait dit aussi :

 

C'est à la fois la vérité
et l'illusion de l'amour :
pas de visage pas de réel.

 

Il ne comprenait pas pourquoi maintenant ces mots lui revenaient les uns derrière les autres, comme des pages qu'on feuillette.

 

Il se souvint encore :

 

Nous sommes désarmés devant ça
car c'est de là
que nous tenons nos armes.

 

 

 

Conte CXI

 

 

Une nuit, dans son rêve, elle avait posé la main sur son épaule — il était dans le bar où il l'avait attendue la veille.

Il ne l'avait pas vu venir ; elle était déjà là, cachée par le mur de la seconde salle. Il eut à peine le temps de se retourner, et il se réveilla.

Cet instant lui sembla infiniment plus réel que l'attente qu'il avait vécue éveillé.

Fréquemment, dans la journée, elle le tirait de ses pensées comme la nuit de son sommeil.

 

Il lui avait dit :

 

Et c'est comme au matin
quand quelqu'un te réveille
et que tu es content de le voir.
Mais c'est instantané.

 

Est-il au monde une chose plus désirable que l'éveil ?

 

 

 

Conte CXII

 

 

Un ingénieur des ponts-et-chaussées avait écrit à son frère :

 

C'est curieux, ici elle est absente.
Là, en ce moment, je ne la sens plus.
Je ne sais encore si cela me plaît
ou me déplaît.
 
Je suis seul ici, au soleil, avec mon café,
ma cigarette.
Si je parlais encore d'elle, je ne serais plus
dans ma vérité.

 

Son frère, qui avait mal interprété sa lettre, eut la maladresse de lui répondre qu'il était heureux que cette femme ne le fasse plus souffrir. Aussi, bien que l'histoire ne fût pas terminée, il ne lui en dit plus un mot.

 

 

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