Derniers contes du Sud-est
Conte CXIII
Il revenait à Marseille après plusieurs années d'absence. En arrivant sur le port en compagnie de quelques amis, et regardant la ville sous l'ouverture du ciel immense, il dit :
Façades repeintes de neufje vous ai reconnues.
Conte CXIV
Il était allé prendre le café sous la tonnelle. Le temps était exceptionnellement beau pour la saison. Il écrivit :
On se croirait davantageau printemps qu'à l'automneet le rouge des feuillesressemble à une floraison.
Conte CXV
Assis en face des travaux sous un parasol aux couleurs vives il écrivit :
De grandes pelletées de terreJaillissant de la tranchéeJoyeusement.
Conte CXVI
Découvrant le petit port du Vallon-des-Auffes, un homme avait dit :
Beau comme une carte postalepourtant la carten'est pas belle.
Conte CXVII
Elle lui avait dit :
Le croissant de la luneau-dessus des branchesAh, le bruit de la deuch !
Les phares qui balayaient la départementale attiraient les insectes volants.
Conte CXVIII
Sur la plage du Prado, à la morte-saison, ils promenaient en bavardant. L'un dit, sur un ton absolument neutre et visiblement pour lui-même :
Quand on est pris dans un mondeon ne peut pas s'en sortirnon ce n'est pas possible.
Conte CXIX
Un homme avait passé la nuit chez une amie qui habitait la côte. De bon matin il descendit vers la plage pour acheter du tabac. Là, il s'arrêta un moment dans le bar pour écrire ces vers :
Comme un mirageLe vallon boiséQue la brume noie.
Son amie était en train de déjeuner quand il rentra. il restait un peu de café chaud pour lui sur la cuisinière. Elle partit dans sa chambre pendant qu'il se servait, et revint avec ce tercet qu'elle avait écrit dans la nuit :
Si parfait le dessin de la luneEt si calme le bruit de l'eauQue mon sommeil s'en est allé.
En revenant, l'homme avait vu traînant par terre un paquet vide du même tabac qu'il fumait. Il voulut écrire un poème sur l'impression qu'il lui laissait. Il en composa plusieurs dont il ne garda que celui-ci :
Paquet vide sur le trottoirImpression muettequi me hante.
Ayant relu plus tard ces trois tercets, il composa ce poème :
Il est des lieuxQui à ta placeTe paraissent rêver.Et ce lieu sembleDormir si fortQu'il te tient éveillé.Exilé dans l'éveilDe la côte et du cielTu vois le rêve.
Conte CXX
Pour bien des gens le mois de février est une période difficile. Las déjà de l'hiver, on n'en voit pas venir la fin. Ce jour-là il ne se leva pas pour aller travailler. Tard il sortit chercher des cigarettes et prendre son premier café en face de la mer. Voyant le soleil très haut déjà à travers les vitres, il découvrit simultanément que l'hiver n'était plus si loin de finir, et que la fatigue qu'il avait senti envahir ses membres au matin était un intense désir de paresse. Il se mit à écrire des vers sur des cartes postales. Sur la première il dit :
Le soleil chauffe la terreDéjà les fleurs d'amandierOnt remplacé la neige.
Il l'adressa à sa compagne. Sur la seconde il nota :
Vont et viennent les voituresAu café de la CornicheEt ma mémoire ronronne.
Il hésita longtemps sur l'ordre des vers ; et prit finalement la décision de ne pas le changer. Il barra seulement le « et » du dernier. Il adressa cette carte à un ami, puis écrivit sur la troisième :
Sans ces lointaines rides blanchesSur la mer on ignoreraitQue le vent s'est levé.
Conte CXXI
À son réveil le ciel était dégagé et très pur. Ne restaient que de petits nuages très blancs que le vent des Alpes chassait vers la mer. La veille un vent contraire entraînait vers la terre un ciel de pluie. Il écrivit :
Des nuages de la veilleNe restent que des bribesCiel de mai.
Il occupa sa matinée à écrire quelques cartes. Il venait de recevoir d'un ami une longue lettre décousue lui parlant de la vie de l'esprit. Il lui renvoya ces mots :
Cette rage patienteet aveugle de croîtreSon côté miraculeuxquelques tigesdans la faille d'un murEt son côté nécessaireincontournable.
Il lisait alors le traité De l'âme d'Aristote, où il cherchait l'inspiration de petits dessins abstraits à la mine de plomb. Il disait que « De l'âme » n'était pas une bonne traduction pour « Pery psyche » ; il lui préférait « De la vie ».
Le lendemain, le vent étant tombé, il partit à la plage en emportant Les Météorologiques. Il en attendait quelques sublimes remarques sur la pluie et le beau temps. En arrivant il nota cette impression de son trajet :
Dans la brume de l'aubeFeuillages et tuiles des toitsOnt pâleur égale.
Conte CXXII
Le matin, le monde lui était toujours une surprise lorsqu'elle ouvrait les volets. Elle habitait là pourtant depuis longtemps. Elle disait que c'était peut-être à cause des chats qui tournaient alors froidement leur tête vers elle. Ce matin-là, quelques petits nuages rapides traînaient dans un ciel très bleu restes d'orages sur le relief. Elle écrivit :
Je ne m'essuie plus les piedsen passant les portesde la contemplation.
Conte CXXIII
Il lui arrivait souvent d'écrire quelques lignes le matin dès qu'elle avait ouvert les volets. La veille elle avait noté :
Je sentais parfois tomber un videcomme quand la mer se calmeet qu'on y voit le fond.
Conte CXXIV
Par une tiède journée d'octobre, un couple promenait sur les quais d'un port de plaisance. Un vent du Sud déchirait lentement les nuages. Rafraîchi par la mer, son souffle pourtant restait sec, et la lumière rendait les formes très nettes. Ils bavardaient en marchant, et l'ampleur de leur propos allait avec une certaine décontraction du ton. L'un dit :
C'est curieux les souvenirsidées abstraites et lieux précissont inséparables dans ma mémoire.
Ces journées d'automne, où l'été paraît revenir, sont de celles où la lumière est des plus intéressantes.
Conte CXXV
Deux journalistes bavardaient dans un bar en face de la mer. La pluie n'avait pas découragé les participants d'une régate, et leurs yeux suivaient machinalement les voiliers très proches. L'un dit :
La vérité objective cachele véritable objet.
Rétrécissant l'horizon, le temps donnait au lieu des airs de port chinois.
Conte CXXVI
Un homme confia à un ami :
Je dois admettre que plus je sais ce que je dismoins on me comprend.
Il pensait que si on le comprenait mieux quelques années plus tôt, ce n'était pas que son propos ait été plus clair, au contraire, mais parce qu'il était plus facile de le cadrer dans la grille d'autres discours.
Son ami y voyait la conséquence de ce qu'on appelait « la chute des idéologies ». Il disait :
Les idéologies sont marquées d'une topiqueloin de disparaître aujourd'huielles deviennent utopiques...
Cet ami le désespérait.
Conte CXXVII
Il l'avait connue par hasard. Enfin, si l'on veut, car il avait pour le moins forcé ce hasard en l'abordant lorsqu'elle s'était assise près de sa table dans le bar. Ils ne s'étaient pas laissés d'adresse, pas même un rendez-vous. Ils s'étaient seulement dit les lieux qui leur étaient habituels. Ils ne s'y rencontrèrent jamais. Était-il possible qu'ils l'aient souhaité ? Il se mit pourtant à fréquenter certains endroits exprès pour elle. Il y attendait son apparition, lisant quelque publication, écrivant, ou regardant le temps passer. Il y écrivit un jour :
Comment faut-il goûter les chosespour qu'elles aient les senteurs de la vie ?
Il ne sut jamais si elle fit de même. Pendant quelques temps cela changea son regard sur la ville.
Conte CXXVIII
Il avait noté cette réflexion en prenant son café du matin :
Le sens n'est vraiment sensqu'en ce qu'il l'est littéralementc'est à dire point de fuite.
Peut-être étaient-ce les ombres, qui se déplacent si vite au soleil levant, qui l'avaient inspiré. Il se dit qu'il devrait plus souvent saisir ainsi ses réflexions matinales. Bien sûr il ne le fit jamais. Mais ce matin-là il nota encore :
Il n'est de sens qu'en ce que ces pointstracent une image à trois dimensions.Ainsi quand le regard se déplaceil en révèle d'autres aspectssans que l'image ne cesse.
Comme demeurent visibles les étoiles dans les premières lueurs du jour, au sortir du sommeil, bien souvent, sensualité et logique demeurent liées.
Conte CXXIX
Il disait :
Ce que j'aimais par dessus tout chez ellec'était sa façon de poser les pieds au solen marchant.
Il disait encore :
J'aimais aussi sa façon bien à ellede se déplacer dans les mots.
Conte CXXX
Il ouvrit la porte. Les feuilles tapissaient le sol. Le vert est une couleur humide. Les vitres dépolies brillaient.
Et le ventsemble venir de si loin.
Dit-elle en fermant les yeux.
Conte CXXXI
Le ciel se couvrit sur la mer. Entendait-elle frapper ? Était-ce le vent ?
Allumer une cigaretteet suivre des yeuxla fumée.Déjà l'hiver demain !
Conte CXXXII
De ces années-là elle disait :
Je m'embronchais parfoisaux détours de ma vie.
L'autre ne connaissait pas ce verbe.
Conte CXXXIII
Lorsqu'ils arrivèrent à l'embranchement de la Zone Industrielle de Vitrolles midi sonnait. Il leur dit :
Nous sommes jeunesDepuis si longtemps.
Conte CXXXIV
À mi-parcours du Manifeste, là où Breton définit le Surréalisme, il s'était arrêté sur ces mots qui lui revenaient en tête :
Le fonctionnement réelDe la pensée, le fonctionnementRéel de la pensée...
Conte CXXXV
Le frais soleil de la saisonImmobilecomme la tableBrillantesla plume doréela feuille verteUn pigeon sur le toit la têtedans son corps.
Il s'interrogeait. Aurait-il souhaité parler en ces langues dont le mode infinitif est doté d'une conjugaison complète ?
Conte CXXXVI
Très tôt en les revivant, certains souvenirs lui paraissaient lointains. il ne savait dire comment.
Sont-ils d'un passé révoluou d'un présentqui au contraire de moi ne fuit pas ?
Conte CXXXVII
Elle était venue faire des photos sur la Côte d'Azur.
Elle avait pris beaucoup de clichés de ces quartiers qui bordent la mer, avec leurs voies privées et leurs jardins. Elle avait écrit aussi :
Ainsi va l'espritQu'il croit se moulerdans le masque qu'il creuse.
Conte CXXXVIII
Il regardait le temps passer. Le temps lui devenait un phénomène pondérable qui n'était pas sans rapport avec la lumière du jour. Il cultivait sa paresse l'art de ne rien faire : ni penser, ni rêver. Être là, en éveil. Devant la tache de soleil qui grandissait sur les dalles, il avait écrit :
Les minutes qui tombent du soleille vert des feuillesdans la lumièregage de sève dorée.
L'adressant à une amie il ajouta :
Imagine ce que serait le réelsans image.Mais sans imagetu n'imaginerais pas.
Conte CXXXIX
On venait de lui offrit un appareil photo. Il ne pensait qu'à s'acheter de nouveaux gadgets : filtres, cellule, déclencheur ..., comme un enfant. L'autre jour il disait :
La difficulté de penserle bruit des voituresle désordre des appartements....
Il achetait aussi beaucoup de revues de photo.
Conte CXL
La division érodait la cohésion du groupe. Toutes les circonstances y concouraient. Il lui semblait parfois que les positions étaient tenues avec d'autant plus d'âpreté qu'elles avaient été prises à tâtons. Il se disait :
Cette impression de savoir ce que l'on doit faireou qu'il y aurait un « ce que l'on doit faire »qui pourrait être su...
Cette impression l'abandonnait complètement. Elle ne cédait pourtant la place à aucune indécision.
Conte CXLI
Ce matin-là, la réplique d'un galion du dix-septième siècle était amarinée au Vieux-Port. Dès que le bus déboucha sur la Place aux Huiles, sa masse sombre capta son regard. Il le voyait encore en s'arrêtant en haut de la Canebière, immense, noir, parmi les bateaux blancs. Face au fort Saint-Jean et au fort Saint-Nicolas, dont il aurait pu être contemporain, il était à la fois bien à sa place et plus étrange que ne l'eût été tout autre chose. Ce fantôme avait furtivement agité son sens de la réalité du temps.
Comment penser ce qu'était le futurquand le passé était présent ?
Se demanda-t-il. Il ne crut pas cependant devoir s'y arrêter, détacher son esprit du cours de ses occupations.
Conte CXLII
Ce jour-là, il bavardait avec l'instituteur dans l'unique rue du village, en face du bassin. L'eau jaillissait bruyamment d'une tête de dauphin en métal qui sortait de la pierre, et coulait dans un tronc creusé, posé sur deux rondins horizontaux qui le mettaient à la bonne hauteur pour que les bêtes puissent boire. Dans cette ancienne province du Dauphiné, on appelait ces abreuvoirs des « batchas ». La vallée se resserrait en cet endroit, et le ciel pâle et bas éclaircissait les ardoises encore humides des toits. Il n'écoutait jamais la radio. Il habitait la petite maison un peu au-dessus des autres. Il ne vivait que de ses moutons et de quelques services rendus aux saisons touristiques. Comme dit le proverbe « ils ont Jésus et les Prophètes », et ses lectures s'étaient à peu près arrêtées là. Cependant, comme il était très oisif et avait l'habitude de bavarder avec des gens les plus divers, sa conversation était agréable et sa pensée des plus subtiles.
Au cours de la conversation il avait dit :
À mon sens l'intellectualitéserait comprendre les chosesde quelque façon qu'elles soient ditesplutôt que la prétention de les direde la meilleure façon.
Conte CXLIII
Elle avait trouvé un travail dans l'édition. Plus jeune, elle avait rêvé sur l'imprimerie tout auréolée du prestige de l'Humanisme et de la Réforme, du premier Socialisme et de l'épopée Syndicale. Ils tiraient des pubs et des journaux locaux, quelques brochures : livrets techniques, travaux d'organismes sociaux, économiques, universitaires... Elle écrivait à une amie :
Il faudrait renouveler le sensdu mot blasphème.
Conte CXLIV
Deux jeunes filles s'étaient assises au fond du bus de la ligne « 61 », qui rallie le Vieux-Port au Vallon-de-l'Oriol. L'une parlait de la maison d'une amie où elle avait été invitée.
C'est un nid d'aigle.
Avait-elle fini par dire, comme pour clore une description dont elle avait du mal à se sortir. Elle cherchait visiblement à impressionner l'autre avec cette villa accrochée au bord de la falaise qui surplombe l'Avenue du Bois Sacré, conçue par un architecte renommé, tout en montrant bien qu'elle ne l'était pas.
Elle avait cherché à prononcer « nid d'aigle » sur le ton d'une simple observation objective, comme elle aurait dit « c'est une bastide du seizième », ou encore « c'est un mas provençal ». Cela sonna faux, et elle sentait bien ce faux dans l'écoute de son amie. Elle ajouta :
C'est un véritable nid d'aigle.
Elle n'avait pas changé de ton. Elle prononça ces mots un peu désespérément, attendant qu'il se passe quelque chose de presque imperceptible dans le regard de son amie, qui l'écoutait attentivement, attendant elle aussi.
Conte CXLV
Il avait écrit en automne :
Tous ces rêvesQui s'endormentAu matin.
En fait il pensait à la saison, aux arbres qui s'effeuillent, au travail de la terre et aux dernières fleurs. Il avait écrit aussi :
L'éveilpour l'emportern'a pas d'anse.
Conte CXLVI
Un matin, près du village de Chamsella, il avait écrit :
At-taks hârr hounâ,Al hawâ aÿdan hâmiya al-ân,Wa ach-chams wa as-samâ'. Al jaww,Al jaww oul azrak, al mâ' nahimat,Yakoulân al hakykat,Houna wa al-ân.
Ce qui veut dire en Français :
Il fait chaud ici,Le vent aussi est chaud maintenant,Et le soleil et le ciel. L'air,L'air bleu, l'eau qui dort,Ils disent la vérité,Ici et maintenant.
La chaleur et le nom du village, ensoleillé en Arabe, avaient entraîné tous les autres mots dans la même langue.
Au bas de la vallée, après le gouffre, demeuraient des vestiges d'une ancienne madrassat.
Conte CXLVII
Il s'était garé pour écrire ces vers latins, avant de passer la Durance en direction de Nîmes :
PRÆSENTES MAREET TERRAMADESSE SVB IMBREVIDEBAM
Ce qu'il est assez dur de transcrire en Français :
Je voyaisSous la pluieLa terre et la merÊtre là.
En Latin, l'emploi de præsentes avec le verbe adesse constitue une sorte de redondance, pourtant fréquemment employée par les anciens. Il pourrait être rendu par : Être là [sous les yeux]. Ou encore : Être là [sous la main].
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