Carnet de la Côte
Conte LXXIII
En allant à son travail un homme avait écrit :
Carrosseries vivesSous l'ondéeNuages de printemps.
Ses collègues trouvèrent qu'il y avait une faute à parler de nuages après avoir dit ondée. Mais l'un d'eux avait rétorqué : « Il y a certes une redondance, mais le premier terme conduit le regard vers ce qui est proche et terrestre, le second, vers le haut et le lointain. Ce tercet ne me déplaît pas. »
Conte LXXIV
Dans sa cuisine, un photographe avait mis sous verre ces trois lignes :
Pneus en guise de cache-potPlantes grassesDevant la buvette des chantiers.
Tous ses amis rirent quand ils vinrent chez lui.
Conte LXXV
Dans l'enceinte de la Solmer, sur le nouveau port de Fos, quelqu'un avait noté.
Sur le quai à mineraiLa poussière les a recouvertesLes voitures rangées.
Il n'avait rien dit de l'immense cargo, des hautes grues, ni des dômes de minerai qui grandissaient au fil des heures.
Conte LXXVI
Rentré tard chez lui, un homme avait écrit :
Groupés autour du comptoirLes crisEmplissent le silence.
Il montra ces lignes à des amis, qui lui firent plusieurs reproches : l'un pensait qu'il aurait du dire « qui » étaient groupés autour du comptoir ; un autre jugea qu'il aurait mieux fait alors d'écrire « leurs cris ». Ils critiquèrent aussi le choix du verbe « emplir ».
Conte LXXVII
Sur l'autoroute de Marseille à Bandol deux femmes bavardaient en roulant. Elles parlèrent successivement du droit conjugal, de la libération sexuelle, de la Nouvelle-Calédonie et des seins nus sur les plages. De leur conversation la passagère avait retenu cette phrase :
Tout jeu nécessite des règlesmais leur application n'est pas le but du jeuc'est plutôt de lui qu'elles dépendent.
Le mois de mai était déjà chaud, il s'y couvait comme des désirs d'autres choses, dont les bavardages sur des idées générales semblaient ébaucher le dessin à tâtons.
Conte LXXVIII
Un homme venait de quitter sa compagne à la suite d'une violente querelle. Peut-être n'était-ce qu'un orage passager.
Elle reçut ce mot de lui :
Abandonner la moissonQuitter la terre ensemencéeComment admettre que le sacrifice fut vain ?
L'idée de sacrifice lui rappela Bataille et sa notion de dépense. Ce n'était visiblement pas ce qu'il avait voulu dire, et cela lui déplut.
Conte LXXIX
Un homme de passage à Aix revit la femme qu'il avait aimée pendant les premiers mois de 1968. Il voulait l'interroger. Trop de choses s'étaient alors mêlées dans sa vie et dans son esprit. Il avait commencé à lui dire :
Je ne parviens pas à discernerce que j'ai vécu d'intimede ce qui fut collectif.Les deux se sont confondus.
Elle l'interrompit :
Ce qui est vraiment humaindans l'homme,c'est qu'ancune de ces parts ne saurait existersans l'autre.
À vrai dire, elle ne voulait pas parler d'eux.
Conte LXXX
Les publications littéraires lui laissaient une curieuse impression. Comme si les revues avaient été des assiettes de littérature finement coupées en tranches. En consommant, les goûts se mêlaient. Et de loin, les assiettes mêmes se confondaient en une grande mosaïque. Il aurait voulu découvrir la figure qu'elles dessinaient. Il semblait seulement entendu qu'elles contenaient quelque chose ; un style, un goût : une chose qui, si on la possède, la connaît, fait qu'on n'est plus tout à fait n'importe quel étranger au monde qui la produit.
Ne serait-ce qu'une impression ?Une simple impression ?
S'était-il demandé.
Conte LXXXI
Une jeune apprentie coiffeuse sortit quelques temps avec un étudiant. Un jour elle lui fit lire ce verset qu'elle venait d'écrire :
Tourniquet des cartes postalesTourne tourneGirouette des souvenirs.
Il ne le jugea pas vraiment sans intérêt. Il lui conseilla même de lire les poètes contemporains et lui offrit un livre de Jacques Prévert. Elle pensa quand même qu'elle n'aurait pas dû lui dire qu'il était d'elle.
Conte LXXXII
Il allait la voir pour rêver. Il ne rêvait pourtant de rien précisément. Ses fenêtres donnaient sur la mer. Il lui avait écrit un soir :
Courant d'air de la porteQui s'ouvreSur les feuilles du caoutchouc.
Conte LXXXIII
L'arrivée du printemps crée toujours un effet de surprise sur la Côte d'Azur. Cela tient à la proximité du relief alpin, qui met les stations de ski à moins d'une heure de route, alors que l'eau des plages s'est déjà attiédie. Dans un bar de Saint-jean-du-Var, au bord de la nationale, quelqu'un avait écrit :
Blouson au col de fourrure blancheSi loin déjà la neige.
Conte LXXXIV
Un jour, sur l'autoroute qui remonte de Marseille vers Aix, un homme remarqua la haute cheminée sur sa droite. Le ciel était bleu derrière de petits nuages blancs et bas. Ils ne se distinguaient pas de la fumée que le vent chassait vite. Regarde, dit-il au conducteur :
La fumée de l'usinese confond aux nuages.
Conte LXXXV
Accoudée au balcon elle songea :
Comment dire...?le bruit des vélomoteursau loin...
Les équipes du matin allaient bientôt prendre leur quart aux chantiers de l'Estaque. Elle n'avait toujours pas sommeil.
Conte LXXXVI
Un saule trempait ses feuilles devant la buvette. Il était assis, le regard attiré vers l'autre berge par l'ombre épaisse du feuillage, qui se découpait dans le ciel, et la pureté de son reflet sur le lac. Les tables étaient encore mouillées de pluie. Il entreprit d'écrire à une amie.
Dire que l'ouraganaussitourne en rond.
Lui dit-il. Il entrait avec peine dans le romantisme du lieu. Peut-être à cause des coureurs qui sillonnaient le parc à petites foulées.
Conte LXXXVII
Dans un bar des Quartiers Nord un homme griffonna :
Entre les portes des garagesAffiches lacéréesAu soleil.
Il écrivit cela sur une page de son bloc, puis il la chiffonna.
Conte LXXXVIII
Un homme passa une période pendant laquelle il écrivait des choses de ce genre :
Simples comme des évidencesSi bien imbriquéesLes tuiles du toit.
Il disait : « En ce temps-là je n'avais rien à dire. C'était là quelque chose que je cultivais. »
Conte LXXXIX
Par un jour de vent devant un bar de la côte, il observait les motos rangées au soleil devant la mer, il dit :
Il faudra que j'interrogeSur le vers anglo-saxonCet acier et ces chromes.
Il plagiait les vers d'un auteur classique dont il avait oublié le nom.
Conte XC
Dans une station-service près de Saint-Mître, il avait écrit ces vers :
Elle claque dans le ventLa bâche épaisseDu poids lourd.
Ces bâches sont magnifiques. Qu'aurait-il pu dire de plus ?
Conte XCI
Il était venu déjeuner plus tard que d'habitude au restau. u. de Saint-Charles, mais son après-midi n'était pas chargé. Il regardait sans voir la salle qui se vidait. Puis, ramenant son regard devant lui, il articula mentalement cette phrase :
Posé sur la tableSimple mystèreDe l'appareil photo.
Conte XCII
Un homme était venu prendre son premier café dans le petit port des Goudes. Il arriva à l'ouverture, à l'heure où les bars sont encore déserts, et les tables à peine installées sur les terrasses. Il y resta longtemps, attentif aux impressions. L'envie lui vint alors de les noter. Il sortit un bloc de son sac et commença d'écrire :
La couleur mate des façadesL'autre soirSemblait plus rose.
Puis il songea que c'était inutile.
Conte XCIII
Cent ans plus tôt, en arrivant dans la région, Van Gogh y avait trouvé quelque chose de Japonais. Cela donna l'idée à un groupe d'amis d'écrire à la manière du haïkaï renga.
L'un commença :
Volets croisésComme on croise les mainsSous sa tête.
Un autre poursuivit :
Craquement des pinsDans l'ombre fraîcheLe bruit de la truelle.
Et ainsi de suite.
Conte XCIV
Ceci se passait à Marseille. Dans un bar de la Rue Sainte, une jeune femme avait écrit :
Passent les passantsPassentPasse le temps.
Plus tard, au bar Le Corsaire, à l'angle du Cours Joseph Ballard et du Vieux-Port, elle écrivit encore :
Devant le passage cloutéIls attendentSi loin déjà.
Conte XCV
Un homme était venu sur la côte régler une affaire importante. Le matin, il prit sans hâte son café et rédigea ces vers :
Presque immobileSur la dalleLa tache de soleil.
En début d'après-midi, il passa à nouveau chez les amis qui l'hébergeaient, et écrivit encore :
Rues brûlantesCouché sous la voitureUn chat s'étire.
Enfin, le soir venu, il eut le temps de noter une image qui l'avait frappé quelques instants plus tôt :
Silhouette noireL'enfant qui passe sur la digueDe roche en roche.
Le soleil n'était pas encore couché. L'agitation avait créé une étrange quiétude en lui.
Conte XCVI
Un homme avait écrit ces mots sur une carte qu'il glissa dans la lettre à un ami :
Au pied du mur.Chats immobilesSous les branches
Quelques temps plus tard il lui adressa encore ces lignes :
Tissus et feuillagesBattant à l'unissonVent d'été.
Il faut dire que le feuillage dans la région a quelque chose d'incomparable. Quelque chose d'à la fois raide et convulsif ; de très sombre, et dense, quoique absolument dépourvu de profondeur.
Conte XCVII
Au bar tabac du Vallon-de-l'Oriol, un homme avait écrit :
À la table déserteLe rouge à lèvresSur les tasses.
Conte XCVIII
Un après-midi de Septembre, en prenant le thé à Malmousque, un homme composa et dédia à un ami :
Terrasse sur la merEntre les vitres coulissantesUn insecte est resté prisonnier.
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