Jean-Pierre Depétris
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Contes du Sud-Est


 

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Carnet de la Côte

 

 

 

 

 

 

Conte LXXIII

 

 

En allant à son travail un homme avait écrit :

 

Carrosseries vives
Sous l'ondée
Nuages de printemps.

 

Ses collègues trouvèrent qu'il y avait une faute à parler de nuages après avoir dit ondée. Mais l'un d'eux avait rétorqué : « Il y a certes une redondance, mais le premier terme conduit le regard vers ce qui est proche et terrestre, le second, vers le haut et le lointain. Ce tercet ne me déplaît pas. »

 

 

 

Conte LXXIV

 

 

Dans sa cuisine, un photographe avait mis sous verre ces trois lignes :

 

Pneus en guise de cache-pot
Plantes grasses
Devant la buvette des chantiers.

 

Tous ses amis rirent quand ils vinrent chez lui.

 

 

 

Conte LXXV

 

 

Dans l'enceinte de la Solmer, sur le nouveau port de Fos, quelqu'un avait noté.

 

Sur le quai à minerai
La poussière les a recouvertes
Les voitures rangées.

 

Il n'avait rien dit de l'immense cargo, des hautes grues, ni des dômes de minerai qui grandissaient au fil des heures.

 

 

 

Conte LXXVI

 

 

Rentré tard chez lui, un homme avait écrit :

 

Groupés autour du comptoir
Les cris
Emplissent le silence.

 

Il montra ces lignes à des amis, qui lui firent plusieurs reproches : l'un pensait qu'il aurait du dire « qui » étaient groupés autour du comptoir ; un autre jugea qu'il aurait mieux fait alors d'écrire « leurs cris ». Ils critiquèrent aussi le choix du verbe « emplir ».

 

 

 

Conte LXXVII

 

 

Sur l'autoroute de Marseille à Bandol deux femmes bavardaient en roulant.

Elles parlèrent successivement du droit conjugal, de la libération sexuelle, de la Nouvelle-Calédonie et des seins nus sur les plages.

De leur conversation la passagère avait retenu cette phrase :

 

Tout jeu nécessite des règles
mais leur application n'est pas le but du jeu
c'est plutôt de lui qu'elles dépendent.

 

Le mois de mai était déjà chaud, il s'y couvait comme des désirs d'autres choses, dont les bavardages sur des idées générales semblaient ébaucher le dessin à tâtons.

 

 

 

Conte LXXVIII

 

 

Un homme venait de quitter sa compagne à la suite d'une violente querelle.

Peut-être n'était-ce qu'un orage passager.

 

Elle reçut ce mot de lui :

 

Abandonner la moisson
Quitter la terre ensemencée
Comment admettre que le sacrifice fut vain ?

 

L'idée de sacrifice lui rappela Bataille et sa notion de dépense.

Ce n'était visiblement pas ce qu'il avait voulu dire, et cela lui déplut.

 

 

 

Conte LXXIX

 

 

Un homme de passage à Aix revit la femme qu'il avait aimée pendant les premiers mois de 1968. Il voulait l'interroger. Trop de choses s'étaient alors mêlées dans sa vie et dans son esprit.

Il avait commencé à lui dire :

 

Je ne parviens pas à discerner
ce que j'ai vécu d'intime
de ce qui fut collectif.
Les deux se sont confondus.

 

Elle l'interrompit :

 

Ce qui est vraiment humain
dans l'homme,
c'est qu'ancune de ces parts ne saurait exister
sans l'autre.

 

À vrai dire, elle ne voulait pas parler d'eux.

 

 

 

Conte LXXX

 

 

Les publications littéraires lui laissaient une curieuse impression. Comme si les revues avaient été des assiettes de littérature finement coupées en tranches. En consommant, les goûts se mêlaient. Et de loin, les assiettes mêmes se confondaient en une grande mosaïque.

Il aurait voulu découvrir la figure qu'elles dessinaient.

Il semblait seulement entendu qu'elles contenaient quelque chose ; un style, un goût : une chose qui, si on la possède, la connaît, fait qu'on n'est plus tout à fait n'importe quel étranger au monde qui la produit.

 

Ne serait-ce qu'une impression ?
Une simple impression ?

 

S'était-il demandé.

 

 

 

Conte LXXXI

 

 

Une jeune apprentie coiffeuse sortit quelques temps avec un étudiant. Un jour elle lui fit lire ce verset qu'elle venait d'écrire :

 

Tourniquet des cartes postales
Tourne tourne
Girouette des souvenirs.

 

Il ne le jugea pas vraiment sans intérêt. Il lui conseilla même de lire les poètes contemporains et lui offrit un livre de Jacques Prévert.

Elle pensa quand même qu'elle n'aurait pas dû lui dire qu'il était d'elle.

 

 

 

Conte LXXXII

 

 

Il allait la voir pour rêver.

Il ne rêvait pourtant de rien précisément.

Ses fenêtres donnaient sur la mer.

Il lui avait écrit un soir :

 

Courant d'air de la porte
Qui s'ouvre
Sur les feuilles du caoutchouc.

 

 

 

Conte LXXXIII

 

 

L'arrivée du printemps crée toujours un effet de surprise sur la Côte d'Azur. Cela tient à la proximité du relief alpin, qui met les stations de ski à moins d'une heure de route, alors que l'eau des plages s'est déjà attiédie.

Dans un bar de Saint-jean-du-Var, au bord de la nationale, quelqu'un avait écrit :

 

Blouson au col de fourrure blanche
Si loin déjà la neige.

 

 

 

Conte LXXXIV

 

 

Un jour, sur l'autoroute qui remonte de Marseille vers Aix, un homme remarqua la haute cheminée sur sa droite. Le ciel était bleu derrière de petits nuages blancs et bas. Ils ne se distinguaient pas de la fumée que le vent chassait vite.

— Regarde, dit-il au conducteur :

 

La fumée de l'usine
se confond aux nuages.

 

 

 

Conte LXXXV

 

 

Accoudée au balcon elle songea :

 

Comment dire...?
le bruit des vélomoteurs
au loin...

 

Les équipes du matin allaient bientôt prendre leur quart aux chantiers de l'Estaque.

Elle n'avait toujours pas sommeil.

 

 

 

Conte LXXXVI

 

 

Un saule trempait ses feuilles devant la buvette. Il était assis, le regard attiré vers l'autre berge par l'ombre épaisse du feuillage, qui se découpait dans le ciel, et la pureté de son reflet sur le lac.

Les tables étaient encore mouillées de pluie.

Il entreprit d'écrire à une amie.

 

Dire que l'ouragan
aussi
tourne en rond.

 

Lui dit-il.

Il entrait avec peine dans le romantisme du lieu. Peut-être à cause des coureurs qui sillonnaient le parc à petites foulées.

 

 

 

Conte LXXXVII

 

 

Dans un bar des Quartiers Nord un homme griffonna :

 

Entre les portes des garages
Affiches lacérées
Au soleil.

 

Il écrivit cela sur une page de son bloc, puis il la chiffonna.

 

 

 

Conte LXXXVIII

 

 

Un homme passa une période pendant laquelle il écrivait des choses de ce genre :

 

Simples comme des évidences
Si bien imbriquées
Les tuiles du toit.

 

Il disait : « En ce temps-là je n'avais rien à dire. C'était là quelque chose que je cultivais. »

 

 

 

Conte LXXXIX

 

 

Par un jour de vent devant un bar de la côte, il observait les motos rangées au soleil devant la mer, il dit :

 

Il faudra que j'interroge
Sur le vers anglo-saxon
Cet acier et ces chromes.

 

Il plagiait les vers d'un auteur classique dont il avait oublié le nom.

 

 

 

Conte XC

 

 

Dans une station-service près de Saint-Mître, il avait écrit ces vers :

 

Elle claque dans le vent
La bâche épaisse
Du poids lourd.

 

Ces bâches sont magnifiques. Qu'aurait-il pu dire de plus ?

 

 

 

Conte XCI

 

 

Il était venu déjeuner plus tard que d'habitude au restau. u. de Saint-Charles, mais son après-midi n'était pas chargé.

Il regardait sans voir la salle qui se vidait. Puis, ramenant son regard devant lui, il articula mentalement cette phrase :

 

Posé sur la table
Simple mystère
De l'appareil photo.

 

 

 

Conte XCII

 

 

Un homme était venu prendre son premier café dans le petit port des Goudes.

Il arriva à l'ouverture, à l'heure où les bars sont encore déserts, et les tables à peine installées sur les terrasses.

Il y resta longtemps, attentif aux impressions.

L'envie lui vint alors de les noter. Il sortit un bloc de son sac et commença d'écrire :

 

La couleur mate des façades
L'autre soir
Semblait plus rose.

 

Puis il songea que c'était inutile.

 

 

 

Conte XCIII

 

 

Cent ans plus tôt, en arrivant dans la région, Van Gogh y avait trouvé quelque chose de Japonais.

Cela donna l'idée à un groupe d'amis d'écrire à la manière du haïkaï renga.

 

L'un commença :

 

Volets croisés
Comme on croise les mains
Sous sa tête.

 

Un autre poursuivit :

 

Craquement des pins
Dans l'ombre fraîche
Le bruit de la truelle.

 

Et ainsi de suite.

 

 

 

Conte XCIV

 

 

Ceci se passait à Marseille.

Dans un bar de la Rue Sainte, une jeune femme avait écrit :

 

Passent les passants
Passent
Passe le temps.

 

Plus tard, au bar Le Corsaire, à l'angle du Cours Joseph Ballard et du Vieux-Port, elle écrivit encore :

 

Devant le passage clouté
Ils attendent
Si loin déjà.

 

 

 

Conte XCV

 

 

Un homme était venu sur la côte régler une affaire importante. Le matin, il prit sans hâte son café et rédigea ces vers :

 

Presque immobile
Sur la dalle
La tache de soleil.

 

En début d'après-midi, il passa à nouveau chez les amis qui l'hébergeaient, et écrivit encore :

 

Rues brûlantes
Couché sous la voiture
Un chat s'étire.

 

Enfin, le soir venu, il eut le temps de noter une image qui l'avait frappé quelques instants plus tôt :

 

Silhouette noire
L'enfant qui passe sur la digue
De roche en roche.

 

Le soleil n'était pas encore couché. L'agitation avait créé une étrange quiétude en lui.

 

 

 

Conte XCVI

 

 

Un homme avait écrit ces mots sur une carte qu'il glissa dans la lettre à un ami :

 

Au pied du mur.
Chats immobiles
Sous les branches

 

Quelques temps plus tard il lui adressa encore ces lignes :

 

Tissus et feuillages
Battant à l'unisson
Vent d'été.

 

Il faut dire que le feuillage dans la région a quelque chose d'incomparable. Quelque chose d'à la fois raide et convulsif ; de très sombre, et dense, quoique absolument dépourvu de profondeur.

 

 

 

Conte XCVII

 

 

Au bar tabac du Vallon-de-l'Oriol, un homme avait écrit :

 

À la table déserte
Le rouge à lèvres
Sur les tasses.

 

 

 

Conte XCVIII

 

 

Un après-midi de Septembre, en prenant le thé à Malmousque, un homme composa et dédia à un ami :

 

Terrasse sur la mer
Entre les vitres coulissantes
Un insecte est resté prisonnier.

 

 

 

 

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