Contes de la Durance et du Var
Conte LV
Il gara son camion au bord de la Durance.
Après avoir bu un café et rangé son thermos, il descendit vers la rivière pour pisser.
Regardant en aval une main sur la hanche, il songeait au désœuvrement des week-ends.
Il dit :
Berges de galets
Où les détritus
Deviennent trésors.
Conte LVI
Un homme mangeait un sandwich dans un bar.
Il aurait eu le temps d'aller au restaurant, mais il n'avait pas très faim et considéra qu'après un repas sur le pouce il s'occuperait de son courrier en prenant le café.
Mâchant consciencieusement, il pensait :
Que le moindre temps mort
fait un cadre somptueux
pour les petites choses.
Conte LVII
Des amis dînaient en famille à la cafétéria du centre commercial de Vitrolles.
(Cela leur permettait de faire par la même occasion les courses pour la semaine.)
L'un dit :
Ces richesses qui construisent leur monde
qu'elles deviennent pauvres
lorsqu'elles tombent entre nos mains.
Tous voyaient bien que les gâteaux dans leurs assiettes étaient déjà moins beaux qu'en rang dans les présentoirs.
Curieusement ils semblaient s'en émerveiller.
Conte LVIII
Un lundi matin, un homme ne s'était pas levé pour aller travailler.
(Il savait qu'il manquait un rendez-vous important. À vrai dire, il avait l'impression d'avoir manqué bien d'autres choses.)
Il regarda l'ombre inhabituelle du soleil sur la cuisinière où chauffait son café.
Il dit :
Quel fou préférerait
le plus beau rêve
à la simple réalité ?
Mais qui sait dire ce qu'est le rêve et ce qu'est la réalité ?
Conte LIX
De passage à Vaison, un homme fut hébergé chez un ami. Bien qu'il n'y fût jamais venu, la ville lui sembla immédiatement familière.
Après son petit-déjeuner il écrivit :
De la fenêtre qui s'ouvre
le jour éclaire la nappe.
Il voulut dédier ce verset à ses hôtes, qui pourtant l'avaient trouvé gratuit.
Peut-être aurait-il dû écrire : « Partout le même jour... »
Conte LX
Un homme avait dédié ces lignes à une amie :
Du platane qui bourgeonne
La plus haute branche
Atteint presque le toit.
Elle en parut surprise.
Pourquoi donner valeur à ces lignes
qui ne signifient rien ?
Demanda-t-elle.
Il lui répondit : « Quand cela serait... »
Conte LXI
Par la fenêtre de sa villa un homme regardait son jardin.
À ses côtés sa femme murmura :
Que les ombres sont grandes
à la tombée du jour.
Sa phrase le fit frissonner.
Conte LXII
De retour d'une promenade dans les nouveaux quartiers résidentiels du bord de mer, un homme avait écrit :
Derrière la grille
Du chien la gueule menace
Mais les yeux sont indécis.
Conte LXIII
En quittant l'Argentière, un homme jeta un dernier regard sur les bords de la Durance.
Dans la décharge municipale des ordures brûlaient.
Il dit :
Comment noyées de pluie
Ces ordures brûlent-elles ?
Conte LXIV
Un après-midi d'automne, sur la Corniche, à Marseille, profitant des dernières chaleurs, un couple mangeait des glaces sous la tonnelle du bar Le Prophète (qui n'existe plus aujourd'hui).
L'homme dit :
De ces feuilles qui fanent
je ne perçois pas la nuance
entre le rouge et le vert.
Conte LXV
Une femme avait ramené ces lignes d'un séjour à Port-de-Bouc :
Traversant l'allée déserte
De son grand manteau
Les poches sont déchirées.
Conte LXVI
Dans le port de Carry-le-Rouet, un groupe d'amis dînait au soleil.
Parlant d'écriture, l'un avait dit :
Ne vous laissez pas emporter
par l'idée.
Un autre ajouta :
Comme un bateau au large
Derrière lui l'horizon
Devient trop lointain.
Conte LXVII
Interrogé sur son rapport à la spiritualité, un poète avait répondu :
Du sage qui montre la lune
le geste me plaît.
Conte LXVIII
Bavardant au téléphone, il lui avait répondu :
De faire rouler ma voiture
le dimanche
je n'aurais jamais le temps.
Son interlocuteur, qui le connaissait bien, songea que lui manquait plutôt l'argent. Cette pensée le rassura.
Néanmoins il trouva inquiétant ce besoin de se rassurer.
Conte LXIX
Dans le quartier de la Vielle Chapelle, trois hommes bavardaient dans le bar restaurant qui fait face à la mer, à l'angle de l'Avenue des Goumiers.
L'un avait dit :
Quand quelque chose ne va pas
il faut en supprimer la cause.
Le second répondit :
Mais lorsqu'on prend plaisir et s'habitue à cet effort
la réussite qui supprimerait cette cause
deviendrait pire que le mal.
(Le troisième leur avait demandé si c'était pour cela que l'on appelait cause ce qui en principe est le but.)
Conte LXX
Sur l'autoroute entre Salon et Marseille le jour tombait. Il avait neigé et les véhicules circulaient lentement.
Dans la voiture, les occupants serrés parlaient du but de leur trajet.
Sur le siège avant, la passagère avait dit au conducteur :
Quelle heure est-il ?
Il fait encore jour
mais j'ai l'impression qu'il est tard.
Cette impression était bien plus forte que ses mots ne le traduisaient.
Quelque chose distillait en chacun une hâte fébrile.
Conte LXXI
Lorsque j'eus passé le pont
Les nuages vinrent à ma rencontre.
Cette phrase s'était formée dans l'esprit d'un homme qui montait dans les Alpes lorsqu'il passa le pont Mirabeau. Quand il s'arrêta à Tallard pour déjeuner, elle y tournait encore.
Il savait qu'elle s'était moulée dans le souvenir d'une autre phrase, du Nosphératu de Murnau : « Lorsqu'il eut passé le pont, les vampires vinrent à sa rencontre ». En arrivant à Gap, ses occupations certainement la chasseraient.
Conte LXXII
Attendant au café de la gare de Briançon, un jeune homme avait écrit :
La hâte qui m'habite
Me laisse nu
Devant l'instant.
En l'espace de quelques minutes, l'impression de ce lieu se marqua si fort en lui qu'il en garda longtemps la cicatrice.
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