Trente-sept contes du Sud-est
Conte XVIII
Deux amis s'étaient rencontrés dans un port touristique. L'arrière-saison le rendait plus sobre. Sur l'eau verte qui scintillait, dans l'alignement des pontons, chaque bateau aux couleurs vives avait la pureté d'un concept.
L'un des hommes dit :
Il est des momentsoù les apparencesdeviennent essentielles.
Son ami le regardait, cherchant à raviver en lui leurs souvenirs communs, mais n'y parvenait pas.
Conte XIX
Un homme de passage dans les Alpes voulut rendre visite à des parents. Il s'arrêta à l'entrée du village pour marcher sur le canal en ciment en aval du barrage. Regardant les cimes, il sentait descendre leur fraîcheur. Il entendit le chant d'un coq. Arrivé au pont, il vit l'eau verte qui semblait dormir dans son enceinte de béton. (Comme bridant sa puissance dans le rêve, elle frémissait à peine malgré son lent tourbillon.)
Cette fureur opaquequ'ordonne l'industrieserait-elle à l'image de l'homme ?
Cette pensée lui vint comme si elle lui fût étrangère. Il s'en surprit.
Qui parle à qui ?Suis-je le barrage ou le torrent ?Qu'une maison vous semble inhabitéeet voilà qu'aussitôt elle devient hantée.
Se dit-il. Puis il entra dans le village.
Conte XX
Garé sur le terre-plein d'un virage, un automobiliste regardait une carte routière. La pluie l'obligeait à garder les vitres fermées, et les essuie-glaces faisaient un bruit lancinant contre le pare-brise. Il leva les yeux sur les champs trempés. Sur la route, les roues des poids lourds soulevaient de hautes franges d'eau. L'odeur de l'essence et des cendres froides était forte dans l'habitacle. Ses yeux revinrent sur la carte, au point où ils s'étaient arrêtés. Il dit :
Quoi de plus simple que le réseau routieret la carte qui le représente ?Pourtant j'y perçois un mystère.
Sa passagère désirant comprendre ce qu'il voulait dire, il ajouta :
Quelque chose de douloureuxune fatiguequi ne tient pas au travail de l'espritmais touche au cœur.
Conte XXI
Un automobiliste revenait de Bédarides. Il quitta l'autoroute à la hauteur de Bollène. (Une voie y contourne l'agglomération pour rejoindre la nationale qui devait le conduire, à travers l'étendue des vignobles, jusqu'aux premiers contreforts alpins, vers les Gorges de l'Aigues.)
Sans qu'il ne le sût vraiment, cela lui donna l'envie de changer de fréquence. Il eut encore le temps d'entendre cette phrase tandis qu'il s'apprêtait à tourner le bouton de son autoradio :
La forme nous est donnéele contenu aussiles assembler est peu de choseet l'on découvre alors qu'aucun des deuxn'existait avant.
Il ignorait à quoi ces mots faisaient allusion, car il n'écoutait plus depuis un long moment. Mais il savait qu'il s'en souviendrait, comme de cette voie qui contourne la ville de Bollène. Pourtant il ne lui vint pas le désir de retrouver la station.
Conte XXII
L'homme frotta son briquet, regarda la rue, les lointaines montagnes, les nuages blancs, entre les deux façades au fond de l'horizon. Il se dit :
Les rues sont mortes le dimanche.
Il s'était dit cela sans prononcer un mot. Le fond de son être aussi était resté silencieux.
Conte XXIII
Un voyageur regardait le vent d'automne balayer la plage et disperser les nuages bas. Il songea :
Comme si cette vision n'était rienni ces goûtssur ma langue qui passent.
Conte XXIV
Un professeur venait d'être muté au lycée de Manosque. Il avait été bien accueilli : très vite chacun l'avait adopté.
Il écrivit à ses anciens amis :
Ce qui est ambigu dans la vie socialec'est la limite entre la politessela politiqueet la simple police.
Conte XXV
Sur la ligne d'Arles à Marseille, un homme à la vitre d'un compartiment regardait s'ouvrir et se refermer lentement l'angle des lignes de fuite sur le trait de l'horizon. Il se disait :
Si les métaphysiciens du passéavaient connu le chemin de ferquelle incidencecela aurait-il eu sur leurs œuvres ?
Conte XXVI
Dans la plaine du Var, un homme regardait tomber la pluie sur les vignes. Sans lever les yeux il dit :
Pourquoi ne se passe-t-il rien ?Pourquoi le fracas de l'éclairrésonne-t-il en vain ?
Conte XXVII
Ils avaient inventé un jeu : sur des cartes postales l'un écrivait une question et l'autre une réponse ; mais aucun ne connaissait le message de l'autre tandis qu'il rédigeait le sien. L'un écrivit un jour :
De quel côté de mes yeux est la nuit ?
L'autre avait répondu :
Du côté qui anime ta main.
(Quelquefois les adultes répondent sans malice aux pourquoi des enfants : « pour te faire parler ». C'est ainsi qu'ils l'avaient appelé.)
Conte XXVIII
Cela se passait aux environs de la Fontaine de Vaucluse, dans un petit restaurant routier, avec des nappes à carreaux rouges sur les tables. Le repas avait été gai ; il y avait une joie, et les paroles se comprenaient très vite.
Le sens coule frais.
Avait dit la femme.
Le sens ruisselle d'autant mieux que rien ne l'arrête. En fait il ne se passait rien. Tout ça n'a aucun sens.
Conte XXIX
Des professionnels de la communication dînaient ensemble. Bien sûr ils parlaient boulot. Le sujet donnait à leur conversation une vivacité à la fois rigoureuse et fluide ; et celle-ci l'érodait, dévoilait ses soutènements.
Les fortes pluies de printempsainsi ravinent la terreplus qu'elles ne l'abreuvent.
Avait dit l'un d'eux. Mais à qui cela fera-t-il condamner le printemps ?
Conte XXX
Deux frères étaient allés danser toute la nuit à Puget-Théniers. Au petit matin, alors qu'ils longeaient le Var en direction de Grasse, le cadet dit :
L'homme je croisne se nourrit que de rêves.
La voiture semblait rouler sans bruit tant la sono avait empli leurs oreilles. Les premières lueurs, l'air frais et l'odeur forte du jour accentuaient dans leur bouche le goût du tabac trop fumé, et, sur leur peau, cette moiteur fiévreuse du manque de sommeil.
Et le rêve se nourrit de réalité.
Lui répondit son frère.
Conte XXXI
Un jeune couple s'entretenait à la terrasse d'un bar. Sans doute oubliaient-ils le monde. Ce jour-là le monde lui-même d'ailleurs se faisait oublier. Le ciel couvert éteignait toute couleur sur la place déserte. Leurs paroles étaient comme des mains puissantes qui s'agrippaient maladroitement.
Le jeune homme avait dit :
Tout sacrifier pour toi !
Alors la jeune fille lui demanda :
Sacrifier est une chose.Mais donner :À moi, que donnerais-tu ?
Le jeune homme ne dit rien.
Conte XXXII
Dans le Parc Borély, à Marseille, un homme promenait. C'était un chaud après-midi de septembre, et il cherchait le calme et la fraîcheur dans la proximité du lac.
La femme qui le regardait détourna les yeux précipitamment. Son regard lui aussi se détourna sans qu'il n'y fût pour rien. Ce réflexe le fit sourire, et cette impression profonde et vive qu'il éveillait en lui.
Plus tard il dit :
Cet être fruste et farouchequi vit en nouscomme un faune dans ses collinesmieux vaut se résoudre à le servirqu'à l'apprivoiser.
Conte XXXIII
Un homme attendait un ami dans un bar du Roucas. La proximité d'un lycée lui fournissait une abondante clientèle. Partout traînaient des cartables et des casques de cyclo. Une fille s'était assise à l'autre bout de la table. Elle semblait soucieuse. L'homme se dit :
Elle est si jeuneoserai-je lui parler ?
Conte XXXIV
De passage à Cannes, un homme y avait rencontré une fille assez belle. Le soir son esprit s'excitait dans l'attente du lendemain. Cependant, alors qu'il déjeunait au restaurant de l'hôtel, une ombre planait sur son désir. Il songea :
Que les corps sont beauxà l'aube de l'adolescence.Pourquoi faut-il que les sentimentsen ternissent l'éclat ?
Conte XXXV
À l'âge du collège et des flirts, une jeune fille d'Annot avait trouvé ces vers dans la lettre qu'elle avait reçue d'un garçon :
Comme le lierreS'attache aux pierresMon cœur s'attache à toi.
Elle garda longtemps la lettre sur elle.
Conte XXXVI
Un dimanche après-midi à Marseille, dans un bar du Vieux-Port, un homme et une jeune femme bavardaient. Elle venait de lui lire la lettre qu'elle avait écrite à l'un de leurs amis. Il lui avoua ne pas comprendre pourquoi elle livrait de telles réflexions à cet ami, ni pourquoi elle les lui lisait. À vrai dire il était gêné. Elle lui répondit :
J'écris pour faire mes crocs.Il ne faut pas chercher un sensaux chosesqui attendent encore que ce sens soit donné.
Il répéta mentalement sa première phrase dont la consonance lui plaisait. (Sa lettre était étrange. Il s'y déployait une intelligence baroque, plus esthétique que logique.)
Conte XXXVII
Une jeune femme avait fait une réflexion blessante à un ami. Elle la regrettait : elle pouvait jeter une ombre durable sur leurs rapports ; d'autre part elle n'était pas sûre de l'avoir vraiment pensée. Cela lui arrivait trop souvent. Elle disait :
C'est comme un diablequi me pousse.
Conte XXXVIII
Une femme lisait le poème inédit qu'une amie lui montrait. Après sa lecture elle fit cette réflexion :
Ce n'est pas en mettant le motChien à la ligne suivanteQu'il mordra davantage.
(Elle faisait allusion à la phrase d'un linguiste qu'avait rendue célèbre un roman de science fiction.) Elle avait dit cela sans aigreur, et son amie n'en prit pas ombrage.
Conte XXXIX
Dix ans plus tôt ils avaient assisté à un concert à Château-Vallon. Le soir venu, ils avaient dormi à la belle étoile. Ils étaient adolescents alors, et peu fortunés. L' homme se souvenait d'elle, à l'aube ; son visage un peu pâle, son corps, dont la fraîcheur du matin éveillait les sens sous le tissu afghan et les foulards de soie. Il songea :
Comment diresi l'on se sentait dans un autre mondeou profondément chez sois'éveillant au milieu des pins ?
Conte XL
Un jeune travesti de Cannes disait :
Quand je me sens, moi femmehabiter ce corps d'homme.Quand je me vêts, moi hommede ma féminité.Qui a rêvé embrassement plus intimecopulation plus intense ?
Un homme avait écrit de lui :
L'amour de soi est la flamme la plus pure.De quoi se nourrit-elle ?je ne puis le comprendremais tout ce qui la touche est consumé.
Conte XLI
Un homme travaillait dans une usine près d'Istres. Il se levait le matin de bonne heure. Dès qu'il s'arrachait de ses draps, le froid et la nuit noire le poussaient vers le travail comme vers un autre havre douillet. En fin d'après-midi, quand le soleil décline, il sentait commencer sa journée.
Un jour il avait songé écrire sur les murs de l'usine :
Dormir, dormirrêver peut-être...
Mais finalement il ne l'avait pas fait.
Conte XLII
Un travailleur de la réparation navale, licencié depuis plusieurs mois, rencontra un ami dans un bar du Cannet. Ce dernier, s'émouvant de sa situation, lui demanda si l'inaction ne lui était pas insupportable. L'homme sourit et lui dit :
Ce qui m'est le plus durc'est de m'être cru actif tant d'annéeset pourtant de partir sans ne rien emporterni rien laisser non plus.
(La limite de leur sérieux était insituable.)
Conte XLIII
Il avait neigé plusieurs jours de suite sur Marseille. C'était un événement plutôt rare. (D'ailleurs la neige ne tenait pas. Elle se contentait de verglacer les rues et de fondre salement au bord des trottoirs. De blanc, il n'était que des plaques de sel séchées.) Quelqu'un avait dit :
On sent que la ville n'aime pas çaOn dirait un chat qui est tombé à l'eau.
Les gens de la région ont l'art de ces formules.
Conte XLIV
Un agent de transit attendait l'ouverture des quais dans un café de Port-Saint-Louis. Il faisait encore nuit, et son attention cherchait à se fixer sur le manifeste des marchandises qu'il devait faire enlever.
Si loin...
Ces deux mots tournaient dans sa tête. Ils tournaient et retournaient dans son esprit avec la même insistance que le capuchon du stylo entre ses dents.
Conte XLV
Un homme regardait machinalement la vieille femme qui marchait dans sa direction. Il voyait bien qu'elle avançait, et pourtant il avait l'impression qu'elle reculait.
Elle avançait sans hâte un pied devant l'autre. Sans hâte mais non sans peine ; son corps entier participait à son effort. Elle était plutôt grosse ; boulotte, comme on dit, et l'âge avait visiblement raidi ses articulations. Pourtant son effort était calme, calculé, comme un coureur de fond. Il la voyait bien avancer, et pourtant il avait l'impression qu'elle devenait à chaque pas plus lointaine.
Un lent effet de zoom arrière...
Pensa-t-il. Puis son esprit passa à autre chose.
Conte XLVI
Un homme était entré dans un bar car il faisait froid dehors. Il ne désirait qu'une chaise, une table, une chaleur et une lumière suffisante. Le reste lui importait peu. Il avait entrepris de lire, ne s'occupant de rien d'autre.
Les yeux dans son livre, il entendait régner dans le bar un vacarme invraisemblable : des voix hurlantes, des rires, des bruits de machines, une chanson dans le juke-box dont les graves semblaient davantage pénétrer par la peau que par les tympans.
Ça fait beaucoup de bruit.
Se dit-il. Il finit par regarder autour de lui. Les clients semblaient étrangement calmes pour le bruit obsédant qu'ils produisaient. Une photographie aurait donné une impression de torpeur.
Conte XLVII
Dans un texte qu'il venait d'écrire, l'auteur avait barré cette phrase :
Boîte vide,où sont tes sardines d'argent ?
Plus tard elle lui revint. Il avait alors complètement oublié où il l'avait écrite.
Conte XLVIII
Une femme avait savouré ces lignes dans une lettre qu'elle avait reçue d'un ami :
Ils étaient oubliéscomme des gouttes d'eaule matin sur des feuilles.
C'était un peu comme si ces mots ne s'appliquaient plus qu'à eux-mêmes. La lettre aussi était oubliée, et sans doute perdue maintenant. Ils étaient oubliés par l'oubli.
Conte XLIX
La clé sur la portière, sous l'amandier, il prononça mentalement :
VillageJe vis là.
Conte L
Un couple de vieux retraités était venus passer les fêtes à Marseille chez leurs petits-enfants. (L'homme, il y a bien longtemps, y avait fait son service militaire. Mais sa femme n'y était jamais venue.) Sur le Chemin des Aygalades, ils marchaient lentement en se donnant le bras. La vieille femme dit :
Que la ville est grande !Si l'on s'y perdaiton pourrait passer notre vieà se rechercher.
Le grand-père répondit :
Oui, on ne se retrouveraitcertainement plus.
Conte LI
Ils étaient arrivés à Brignoles tard dans la nuit. Après le dîner il avait écrit :
La lune sur la campagneComme un cercle blanc.
Ses compagnons n'arrivaient pas à comprendre pourquoi il avait écrit « comme ».
Conte LII
Ils tournèrent un peu dans le village, et se retrouvèrent sur la place. L'un d'entre eux dit :
Vieille égliseComme un souvenirDans un rêve.
Conte LIII
Un groupe d'amis s'était arrêté au fond de la vallée de Saint-Pons. Ils allèrent en bavardant jusqu'à l'abbaye cistercienne mais les attirèrent plus encore les ruines d'une ancienne fabrique, peut-être une immense minoterie, que la végétation avait depuis longtemps envahies.
L'un disait :
Les arbres qui poussent parmi les ruinesne se soucient pas des murs qu'ils éventrent.
(Bien sûr ce qu'il voulait dire précisément seuls ses compagnons le surent. C'est ce qui trouble dans les mots, que leur sens soit toujours si fugace.)
Conte LIV
Il regardait la femme descendre vers la plage. Dans son esprit trottaient des images de roman d'espionnage. (A d'autres moments il y en avait eu d'autres : terres lointaines et mystérieuses, galères barbaresques, débarquement allié, arrivée des trois Maries, guerriers antiques dans leurs trirèmes, pêcheurs provençaux...)
L'image ne vautQu'en ce qu'elle n'est pas la bonne.
Pensa-t-il. Il savait que l'esprit se consume dans la réalité pure, comme les corps dans l'oxygène.
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