Premiers contes du Sud-est
Conte I
En passant par Aix, un homme voulut revoir celle qui fut son amie alors qu'il était étudiant. Ne la trouvant pas il lui laissa ce mot :
Qu'est-ce qui est indissolubleCe qui s'est passéou bien le fait que ce soit du passé ?
Le lendemain il reçut d'elle cette lettre :
Il n'y a pas de passé,hélas !
Conte II
Un homme venait de descendre du car à la Roche de Rame. Avant de se rendre chez des parents, il s'arrêta au café pour déjeuner. En regardant derrière les vitres les cimes des montagnes, il se dit :
Pourquoi mon pouls bat-ilcomme de l'autre côté de ma peaules gouttes d'une pluie ?
Conte III
S'étant retiré quelques temps dans une clinique psychiatrique, un homme écrivit à un ami :
Qu'est-ce que l'espritpour dépendre à ce pointde dosages chimiques ?
Celui-ci lui répondit :
Un dosage chimiquen'est-il pas un travail de l'esprit ?
Cet ami était lettré, et certainement familiarisé avec la pensée allemande.
Conte IV
Un jeune métallo travaillait en déplacement dans l'Isère. Un jour la pluie interrompit le chantier et les hommes allèrent s'abriter dans les baraques. Accroupi sur sa caisse que ses bottes maculaient de boue, il regarda longtemps les photos pornos qui tapissaient les murs en tirant sur sa gauloise. Puis il dit :
Femmespourquoi faut-il que le travailcreuse à ce pointl'obscénité de votre absence ?
Sa voix sonnait un peu comme la pluie serrée sur la tôle du toit.
Conte V
Un voyageur avait pris le train pour Nice, où il passerait le week-end dans le foyer d'un ami. Installé dans le compartiment fumeur d'un wagon corail, il regardait les formes se teinter de rose dans la lumière du jour déclinant, et les ombres se trancher. Il sortit un carnet de sa poche et écrivit :
Quel avenir ont ces grainesqui germent au bord des voies ?Quel avenir ont en moices visions qui passent ?
Quand il écrivit ces mots, il n'était plus possible de savoir si c'était la lampe du plafonnier ou le soleil couchant qui éclairait sa page.
Conte VI
Pendant l'été 1982, un détachement de la sixième flotte étasunienne était venue faire une escale dans le port de Marseille avant de repartir pour Beyrouth. Dans un fourgon qui longeait la grande jetée, des ouvriers regardaient passer les navires de guerre. L'un d'eux avait écrit :
Hommes qu'on sacrifiede l'autre côté de la mervotre sang versé ne finira-t-il paspar nous rendre exsangues ?
Il n'était qu'un jeune électricien à l'esprit mal cultivé, aussi, quoique sa phrase soit bien tournée et que l'idée en soit profonde, on ne peut être sûr de comprendre exactement ce qu'il pensait.
Conte VII
De passage à Gap, un homme rencontra une femme qui l'émut au plus haut point. Le jour même il l'invita à se baigner dans le lac de Serres-Ponçon, distant de quelques kilomètres. C'est ainsi qu'ils s'éprirent l'un de l'autre.
Son séjour terminé, l'homme laissa ces mots :
Dans les profondeurs du lacsous la surface claireoù se reflètent les montsque reste-t-ilde l'ancien village englouti ?
L'homme et la femme se rencontrèrent quelques années plus tard à la cafétéria d'une station-service aux environs de Berre.
Elle avait écrit sur la serviette de papier :
Par-delà les vitres fumées des restauroutespar-delà l'air tremblant au-dessus des capotsest-il une autre profondeur que la surface ?
Conte VIIII
Sur la plage du Prado à Marseille, un homme était allé s'étendre. C'était un chaud après-midi de fin d'été où les jours rétrécissent mais où la température de l'eau reste douce. Il entendait près de lui un air de reggae qui venait de l'autre côté de la digue.
Regardant les lointaines planches à voile il pensa :
Comme les vagues de la mer qui se creusele bruit des hommessemble mouvoir un silence plus vaste.
Conte IX
Un homme fortuné insinua un jour à un intellectuel pauvre que sans posséder beaucoup d'esprit il avait acquis beaucoup de biens. L'intellectuel lui répondit :
La lampe n'est riensans l'électricité qui la parcourt.De même les richessessans la valeur qui les traverse.Comment goûter cela ?
L'homme inculte crut comprendre qu'il regrettait sa condition.
Conte X
À la suite d'épreuves diverses et d'excès de toute sorte, un homme tomba malade. Apprenant son hospitalisation, un ami lui écrivit :
La volonté est d'essence métalliquela chair se blesse cependant elles'aiguise
Après avoir lu ces mots, l'homme dormit un peu dans la pénombre des stores baissés. À son réveil il répondit :
La lame affûtée est dangereusec'est elle qui blesse parfois.
Il reçut encore ces mots de son ami :
Seule la lame ennemie blessesinon la maladresse.
Après sa sieste il lui écrivit :
Certainementn'avons-nous d'autre ennemique la maladresse.
De tels dialogues sont fréquents entre celui qui monte au front et celui qui en est évacué. Ils ne sont pas pour autant antagonistes.
Conte XI
Un cadre privé d'emploi, pour justifier une demande de recyclage, s'exprima ainsi lors d'un entretien :
Deux choses découragent un homme :Que la marche de son travail dépende trop de lui.Qu'à l'inverse trop d'éléments la lui rendent facileau point que sa part d'effort lui semble infime.Dans les deux casqu'il ne reconnaisse plus dans son travailun échange.
Le chargé de stage qui l'avait écouté jugea bon d'appuyer sa demande. Il nota :
Il est préférable pour tousque cet homme trouve satisfactionplutôt qu'il ne lui prenned'échanger ses idées.
Conte XII
Un homme était arrivé à Marseille tard dans la nuit. Alors que le train traversait la ville, il écrivit :
Complexe industriel de FosRaffinerie de BerreAéroport de MarignaneZone Industrielle de VitrollesPort Autonome de Marseillequi composera vos hymnes ?
L'ami qui l'attendait lut ces lignes, puis dit en souriant :
Les temples modernesne connaissent pas la lumière matedes cierges qui brûlent lentement.N'appelle-t-on pas leurs lampesdes spots ?
Conte XIII
Une femme éprise d'un jeune homme un jour lui envoya ces lignes :
Je ne sais quel soleila donné ces tons à ta peauni l'éclat d'or de tes poils sombres.
Elles surprirent l'homme par le ton sur lequel elles lui étaient adressées. Il trouvait rare et précieux qu'une femme s'intéressât ainsi à un autre corps que le sien. En l'invitant à le rejoindre à la campagne, il lui écrivit :
Dans ces collines ensoleilléesla marche conduit parfoisvers ces points d'eauces creux de fraîcheur et de verdureque prisaient tant les anciens peintres.
Il avait en tête une toile bien précise depuis qu'il avait lu son mot. (Il aimait beaucoup cette femme, et souhaitait qu'elle le sache, au risque que ce beaucoup fût de trop.)
Conte XIV
Alors qu'il montait dans les Hautes-Alpes, un homme s'était arrêté à Sisteron pour déjeuner. Reprenant sa route dans la chaleur de l'après-midi, il murmura ces mots en sortant de la ville :
Tout change si vite...Ou plutôtsi lentement...On ne voit rien bouger.On ne voit jamaisun mouvement s'accomplir.On le voit accompli.
Il n'aurait pas su dire de quoi il voulait parler.
Conte XV
Promenant dans le vieux village de Cairanne une femme pensait :
Ce qui m'était familierne l'est pluset je découvreque rien ne l'a jamais été.C'est cette impression nouvelleque je reconnais maintenantcomme ayant toujours été mienne.
Conte XVI
Par la fenêtre un jeune auteur regardait les toits mouillés, les jeunes feuilles des platanes. Il n'écoutait plus guère. Il se dit :
Inscrire ?Pour s'éviter de parlerou pour alimenter la conversation ?Plutôt pour borner un espace.
Conte XVII
Dans un petit café des Quartiers Nord, un homme regardait passer les camions sous la pluie. Il pensa :
Le destinl'implacable destinest-ce l'immobilitédu mouvement ?
Puis il chassa ses pensées.
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