Jean-Pierre Depétris
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Contes du Sud-Est


 

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Premiers contes du Sud-est

 

 

 

 

 

Conte I

 

 

En passant par Aix, un homme voulut revoir celle qui fut son amie alors qu'il était étudiant.

Ne la trouvant pas il lui laissa ce mot :

 

Qu'est-ce qui est indissoluble
Ce qui s'est passé
ou bien le fait que ce soit du passé ?

 

Le lendemain il reçut d'elle cette lettre :

 

Il n'y a pas de passé,
hélas !

 

 

 

Conte II

 

 

Un homme venait de descendre du car à la Roche de Rame.

Avant de se rendre chez des parents, il s'arrêta au café pour déjeuner.

En regardant derrière les vitres les cimes des montagnes, il se dit :

 

Pourquoi mon pouls bat-il
comme de l'autre côté de ma peau
les gouttes d'une pluie ?

 

 

 

Conte III

 

 

S'étant retiré quelques temps dans une clinique psychiatrique, un homme écrivit à un ami :

 

Qu'est-ce que l'esprit
pour dépendre à ce point
de dosages chimiques ?

 

Celui-ci lui répondit :

 

Un dosage chimique
n'est-il pas un travail de l'esprit ?

 

Cet ami était lettré, et certainement familiarisé avec la pensée allemande.

 

 

 

Conte IV

 

 

Un jeune métallo travaillait en déplacement dans l'Isère. Un jour la pluie interrompit le chantier et les hommes allèrent s'abriter dans les baraques.

Accroupi sur sa caisse que ses bottes maculaient de boue, il regarda longtemps les photos pornos qui tapissaient les murs en tirant sur sa gauloise. Puis il dit :

 

Femmes
pourquoi faut-il que le travail
creuse à ce point
l'obscénité de votre absence ?

 

Sa voix sonnait un peu comme la pluie serrée sur la tôle du toit.

 

 

 

Conte V

 

 

Un voyageur avait pris le train pour Nice, où il passerait le week-end dans le foyer d'un ami.

Installé dans le compartiment fumeur d'un wagon corail, il regardait les formes se teinter de rose dans la lumière du jour déclinant, et les ombres se trancher.

Il sortit un carnet de sa poche et écrivit :

 

Quel avenir ont ces graines
qui germent au bord des voies ?
Quel avenir ont en moi
ces visions qui passent ?

 

Quand il écrivit ces mots, il n'était plus possible de savoir si c'était la lampe du plafonnier ou le soleil couchant qui éclairait sa page.

 

 

 

Conte VI

 

 

Pendant l'été 1982, un détachement de la sixième flotte étasunienne était venue faire une escale dans le port de Marseille avant de repartir pour Beyrouth.

Dans un fourgon qui longeait la grande jetée, des ouvriers regardaient passer les navires de guerre.

L'un d'eux avait écrit :

 

Hommes qu'on sacrifie
de l'autre côté de la mer
votre sang versé ne finira-t-il pas
par nous rendre exsangues ?

 

Il n'était qu'un jeune électricien à l'esprit mal cultivé, aussi, quoique sa phrase soit bien tournée et que l'idée en soit profonde, on ne peut être sûr de comprendre exactement ce qu'il pensait.

 

 

 

Conte VII

 

 

De passage à Gap, un homme rencontra une femme qui l'émut au plus haut point.

Le jour même il l'invita à se baigner dans le lac de Serres-Ponçon, distant de quelques kilomètres. C'est ainsi qu'ils s'éprirent l'un de l'autre.

 

Son séjour terminé, l'homme laissa ces mots :

 

Dans les profondeurs du lac
sous la surface claire
où se reflètent les monts
que reste-t-il
de l'ancien village englouti ?

 

 

L'homme et la femme se rencontrèrent quelques années plus tard à la cafétéria d'une station-service aux environs de Berre.

 

Elle avait écrit sur la serviette de papier :

 

Par-delà les vitres fumées des restauroutes
par-delà l'air tremblant au-dessus des capots
est-il une autre profondeur que la surface ?

 

 

 

Conte VIIII

 

 

Sur la plage du Prado à Marseille, un homme était allé s'étendre.

C'était un chaud après-midi de fin d'été où les jours rétrécissent mais où la température de l'eau reste douce.

Il entendait près de lui un air de reggae qui venait de l'autre côté de la digue.

 

Regardant les lointaines planches à voile il pensa :

 

Comme les vagues de la mer qui se creuse
le bruit des hommes
semble mouvoir un silence plus vaste.

 

 

 

Conte IX

 

 

Un homme fortuné insinua un jour à un intellectuel pauvre que sans posséder beaucoup d'esprit il avait acquis beaucoup de biens.

L'intellectuel lui répondit :

 

La lampe n'est rien
sans l'électricité qui la parcourt.
De même les richesses
sans la valeur qui les traverse.
Comment goûter cela ?

 

L'homme inculte crut comprendre qu'il regrettait sa condition.

 

 

 

Conte X

 

 

À la suite d'épreuves diverses et d'excès de toute sorte, un homme tomba malade. Apprenant son hospitalisation, un ami lui écrivit :

 

La volonté est d'essence métallique
la chair se blesse cependant elle
s'aiguise

 

Après avoir lu ces mots, l'homme dormit un peu dans la pénombre des stores baissés.

À son réveil il répondit :

 

La lame affûtée est dangereuse
c'est elle qui blesse parfois.

 

Il reçut encore ces mots de son ami :

 

Seule la lame ennemie blesse
sinon la maladresse.

 

Après sa sieste il lui écrivit :

 

Certainement
n'avons-nous d'autre ennemi
que la maladresse.

 

De tels dialogues sont fréquents entre celui qui monte au front et celui qui en est évacué. Ils ne sont pas pour autant antagonistes.

 

 

 

Conte XI

 

 

Un cadre privé d'emploi, pour justifier une demande de recyclage, s'exprima ainsi lors d'un entretien :

 

Deux choses découragent un homme :
Que la marche de son travail dépende trop de lui.
Qu'à l'inverse trop d'éléments la lui rendent facile
au point que sa part d'effort lui semble infime.
 
Dans les deux cas
qu'il ne reconnaisse plus dans son travail
un échange.

 

Le chargé de stage qui l'avait écouté jugea bon d'appuyer sa demande.

Il nota :

 

Il est préférable pour tous
que cet homme trouve satisfaction
plutôt qu'il ne lui prenne
d'échanger ses idées.

 

 

 

Conte XII

 

 

Un homme était arrivé à Marseille tard dans la nuit.

Alors que le train traversait la ville, il écrivit :

 

Complexe industriel de Fos
Raffinerie de Berre
Aéroport de Marignane
Zone Industrielle de Vitrolles
Port Autonome de Marseille
qui composera vos hymnes ?

 

L'ami qui l'attendait lut ces lignes, puis dit en souriant :

 

Les temples modernes
ne connaissent pas la lumière mate
des cierges qui brûlent lentement.
N'appelle-t-on pas leurs lampes
des spots ?

 

 

 

Conte XIII

 

 

 

Une femme éprise d'un jeune homme un jour lui envoya ces lignes :

 

Je ne sais quel soleil
a donné ces tons à ta peau
ni l'éclat d'or de tes poils sombres.

 

Elles surprirent l'homme par le ton sur lequel elles lui étaient adressées. Il trouvait rare et précieux qu'une femme s'intéressât ainsi à un autre corps que le sien.

En l'invitant à le rejoindre à la campagne, il lui écrivit :

 

Dans ces collines ensoleillées
la marche conduit parfois
vers ces points d'eau
ces creux de fraîcheur et de verdure
que prisaient tant les anciens peintres.

 

Il avait en tête une toile bien précise depuis qu'il avait lu son mot.

(Il aimait beaucoup cette femme, et souhaitait qu'elle le sache, au risque que ce beaucoup fût de trop.)

 

 

 

Conte XIV

 

 

Alors qu'il montait dans les Hautes-Alpes, un homme s'était arrêté à Sisteron pour déjeuner.

Reprenant sa route dans la chaleur de l'après-midi, il murmura ces mots en sortant de la ville :

 

Tout change si vite...
Ou plutôt
si lentement...
On ne voit rien bouger.
On ne voit jamais
un mouvement s'accomplir.
On le voit accompli.

 

Il n'aurait pas su dire de quoi il voulait parler.

 

 

 

Conte XV

 

 

Promenant dans le vieux village de Cairanne une femme pensait :

 

Ce qui m'était familier
ne l'est plus
et je découvre
que rien ne l'a jamais été.
C'est cette impression nouvelle
que je reconnais maintenant
comme ayant toujours été mienne.

 

 

 

Conte XVI

 

 

Par la fenêtre un jeune auteur regardait les toits mouillés, les jeunes feuilles des platanes.

Il n'écoutait plus guère.

Il se dit :

 

Inscrire ?
Pour s'éviter de parler
ou pour alimenter la conversation ?
Plutôt pour borner un espace.

 

 

 

Conte XVII

 

 

Dans un petit café des Quartiers Nord, un homme regardait passer les camions sous la pluie.

Il pensa :

 

Le destin
l'implacable destin
est-ce l'immobilité
du mouvement ?

 

Puis il chassa ses pensées.

 

 

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