Jean-Pierre Depétris
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tanker

AURORE


 

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[UN]

 

 

 

 

Pourquoi faut-il que ces nuages bas fassent lumière si douce ? et claire pourtant où sur l'eau passent les barques, et roches blanches comme os, mer grise, comme silence, et ronronne comme autant de moteurs, et silence — qui le dira ?

la nuit, le jour, où le sens fait sa toile, malgré le phare à l'horizon et tant de choses qui tracent, et marquent,

et ces irisations dans ces nuages bas qui font pourtant lumière si douce,

et jusqu'à l'horizon où la mer est si grise quoique le ciel plus clair, à l'heure du lever, vers l'occident aux îles découpées,

le grand virage que font les voitures, les camions, les cars, mollement, comme geste au réveil, contre la mer, là, blanche, juste là, blanche comme un miroir, avec de lourds pneus qui crissent, mais mollement, sous les yeux d'une femme,

 

et la brume comme lourde fumée, sur la ville, qui glisse sur la mer, entre la ville et les crêtes pelées des collines, grises, mouchetées de pinèdes,

comme la mer tachée par plaques de flaques grises, que traversent des barques, à l'aube, dans le silence qu'aucun bruit ne recouvre,

quoique moteurs ronronnent,

mais ne recouvrent pas le silence, comme la brume au-dessus d'eux,

et courent les voitures aux antennes souples, comme dès jetés sous le ciel faussement couvert, que le soleil traversera bientôt,

et cannisses, figuiers, feuilles de palmier d'un jardin sur le toit, au-delà de l'eau blanche,

contre les roches découpées de l'île,

qui se teintent d'or, et une barque dans le sombre de la mer, là où le ciel est plus profond, plus sombre lui aussi, où se tient droit un homme, tandis que l'or s'étale, au fond, comme se glissant entre la ligne de la mer et du ciel,

camion blanc qui passe impassible, l'homme rouge dans la niche des feux tricolores, qui brille singulièrement devant la barque au loin où l'homme est droit, là où la mer et le ciel sont plus profonds et sombres,

c'est ici, bien avant que l'homme ne naisse, car l'homme doit naître en chaque instant, et c'est avant, cet avant de chaque souffle,

où la vie est à peine ce souffle, ou ne l'est même pas, quand bien moteurs ronronnent et police en passant fait du bruit, mais avant l'homme, où la vie n'est encore que pulsion, plante qui se déploie ou la vague qui bat le rocher,

mais là déjà, avant, dans la vague et l'écume, l'irisation du ciel bas et le bruit du moteur, de l'essence qui brûle,

avant, avant que l'homme ne soit, et qui doit être, en chaque instant,

 

c'est ici, avant l'homme, avant que l'homme ne soit,

si ce n'est sang qui bat,

s'ouvre, comme la feuille,

où les feux tricolores ne sont autre que fleur, avant la chute, dans les côtes qui serrent et se déploient,

ici, ce lieu sauvage, et sauvage à jamais, même si la voiture de police passe encore une fois, mais ne peut rien, comme l'oiseau, dans le profond du ciel, au dessus de la barque où l'homme s'est assis,

et la chute n'est que moment de la marche, la chute qui fait que l'avant est devant,

toujours devant, vers quoi se tend la main, la feuille, la vague ou la bouche

et dévore, dévorera toujours,

devant, où rien ne tient, rien n'existe s'il n'est dévoré, ravi,

feuilles rouges, et vertes et jaunes, voitures colorées qui roulent comme dès jetés du cornet, perdues, lancées, qui roulent et volent, et qu'on ne sait quel vent ainsi charrie, mais ne porte pas loin, tourne, fait tourner pour le plaisir des yeux, sous le ciel irisé dont on ne sait s'il s'éclaircit ou s'assombrit,

mais les barques sont rentrées, ailleurs est la nuit, et d'autres hommes pêchent

 

et ailleurs aussi est la terre parfumée, les feuilles brunes, rongées, l'humidité qui monte de la terre entraînant tige et tronc, les balcons blancs, l'odeur du ciment trempé,

les balcons blancs, les fenêtres alignées d'un grand immeuble, où joue un soleil fugace, les rideaux blancs, avant que l'homme ne soit, devant, dans le regard sombre d'une fille qui passe,

sur sa peau sombre, percée exactement à la place des yeux, le blanc vorace, des yeux,

des dents et des balcons, ouverts sur le jaune des feuillages,

passent les bus crissant dans la lumière déployée,

vêtu de peau, mais sourd, dans le cri qui monte et s'aiguise, modulé dans la gorge, et la langue, les dents, les lèvres,

et découpe le monde, nomme à coups de couteau, mais sourd, revêtu de silence, dessine, par le bruit aiguisé, sans entendre,

comme les poissons qui rodent près des pierres, comme rêvant, mais agités parfois de brusques mouvements, comme nuages, nuées, qu'on ne sait dire si portés, soufflés, ainsi semble celui qui va, sur les trottoirs mouillés, mais plus encore ses mots et sa langue,

ainsi glissant dans le salut matinal du passant rencontré, le sourire restant encore un court instant sur les lèvres, accroché,

comme mouvement lent des poissons, par nuées entre les roches,

indifférents aux églises qui sonnent, en écho aux voitures de police qui glissent bruyamment, mais sourds,

quoique l'eau mieux que tout porte le son, mais le plaque, comme la lettre plaque la voix,

avant que l'homme ne s'endorme à son monde d'image, dans l'heure du couteau, où la langue est comme un train dans la nuit,

 

avant,

au début,

quand la tête se penche et s'avancent les mains, et le regard déjà, si loin devant, qui déroule le temps, comme un chemin, déroule son histoire, comme une marche à travers les herbes, mais tourne en rond, battit l'écume sous ses pas,

ainsi l'homme cherche à s'endormir aux images mais s'étonne de voir que son livre ne se referme pas,

avant que la lumière ne tombe dans la couleur,

devant les yeux, la source, le temps des pierres, avec ses subtiles taches de rouille, la fine mousse rousse sur la pierre polie,

avant que la couleur ne soit, quand le temps est compact dans l'espace,

avant que le regard ne déroule l'espace, avant que ne le suive les pas, quand cercle et soleil ne sont qu'un,

ainsi court après son regard pressé, sur le trottoir humide,

voiture à l'antenne flexible,

suit le regard, s'étonne peut-être que tienne l'image, semble tenir,

ou fuie, en traversant le rêve, mais s'étonne d'être toujours derrière, et que ça tienne, pourtant, que la vision conduise, s'ouvre comme la mer à l'étrave des barques, car partout dans les ports sortent et rentrent les pêcheurs,

à heures régulières,

et c'est bon à savoir, ou à croire plutôt, car rien n'est sûr, rien n'est fondé, si ce n'est sur la vision qui fraye la route,

 

et roulent les voitures, comme des papillons sur les flaques, croyant que toute rencontre est possible sur les routes du matin,

mais le désert est là, juste derrière,

songeant aux montagnes sous le vent, aux lourdes roches, dont en vain on recherche le sens, si ce n'est celui de la glace,

le vent et l'eau qui gravent, inscrivent leur histoire d'eau et de vent sur la pierre,

si longtemps avant l'homme, et ses maisons étendues patiemment au long de la départementale,

et les mélèzes droits au milieu des pierres, les traces rousses de la mousse, les troncs noirs, tachés de vert de gris,

tapis d'aiguilles de mélèzes sur la terre caillouteuse, bien avant le trait de plume si bien fait pour les dessiner,

le froid des cimes, le chant du coq, la pluie toujours possible, qui fait monter de la terre odeur si forte,

et porte mieux le chant du coq, à travers noisetiers, framboisiers, baraques de planches goudronnées sur le bord de la départementale,

 

ici, où les prophètes ont pris les armes, avant l'homme, au devant de la vision, dans la prophétie qui trace le chemin, le pain chaud sous les toits d'ardoise, le canon froid du fusil qui si vite devient brûlant, ici, toujours désert, ici, quand le ciel tonne, rappelant la cime alors grise, tachée de blanc, soulève le regard,

fait attendre,

attendre on ne sait quoi, sur la pente des toits trempés, contre les cimes,

c'est ici que des prophètes ont pris les armes et sont tombés, tombent,

tombent encore, toujours, toujours devant, dans le tracé de la vision,

bâtissant l'écume sous leurs pas,

 

la baraque du cantonnier

aux planches goudronnées, pierres

aux arrêtes tranchantes, tellement plus tranchantes qu'ailleurs, plus bas, qu'on se blesse si vite en tombant, que si vite le sang peut tacher,

où poussent les lavandes, en bouquets que survolent les guêpes, là où la terre est rouge, entre les pierres acérées, et creusée de rigoles profondes,

quand tonne sur la tête,

ciel de cendre bleue sur la terre rouge,

vient rappeler les fusils, pour que la bête meure,

les bergeries que l'on sent bien avant de les voir, le vert sombre des mélèzes, où les voitures de police ne viennent pas,

 

partout courant des chiens sauvages, les poils trempés de pluie et le regard étrange, comme attendant réponse à question qu'on ne sait concevoir,

sur le bord des départementales,

entre les blocs des grandes cités aux rideaux blancs qui couvrent des lumières jaunes,

passent des groupes de filles en se tenant le bras,

comme au premier jour,

derrière les vitres, sous la tonnelle du petit bistrot, où s'accrochent des gouttes blanches au bout de chaque rameau de la vigne qui grimpe, et font comme autant de taches blanches,

de trous dans les ramures des platanes, dans la cour du jeu de boules, devant la tonnelle, aux feuilles déjà rousses, comme la mousse sur les pierres aux pieds des mélèzes, comme autant d'étoiles qui trouent le ciel, ici trouent l'image du feuillage serré, roux, et vert et jaune, avec les taches rouges des feuilles de la vigne,

ici, ailleurs, se déploie et palpite dans l'espace et le temps, et plus bas, vers le port, sur l'eau grise, les mats serrés et leur bruit métallique, claquant comme les champs dans l'été, les sauterelles rouges

et jaunes dans le foin,

sur le port, où étaient les galères, les hommes entassés, sous les chaînes, les grilles, les barreaux, les grosses poutres qui sont encore là, quand les prophètes prirent les armes, pour que la bête meure, et tomber en avant,

l'un cherchant dans le monde des choses son double et sa raison,

dans l'enchaînement des choses comme galériens à leur chiourme, remontant la chaîne jusqu'au premier maillon mais ne le trouvant pas,

l'autre, dans le regard,

interrogeant les regards, cherchant dans les visages la source de sa vision,

sans voir l'eau qui sillonne partout sous ses pas et surgit dans la brume qui monte de la terre entraînant feuille et fruit, et ses pas, toujours glissant, devant, avant qu'il ne soit, comme trace sur la terre mouillée

d'où brume monte, comme image à ses yeux et parole à sa voix,

 

ainsi dans le calme du soir, quand les phares sur la route ne servent pas encore à éclairer mais seulement à se faire voir,

se reflétant sur la chaussée humide, en traits de lumière, profonds, qui paraissent plonger vers le bas,

et c'est comme si le son des moteurs aussi se calmait, devenait plus profond sur le rose du soir,

les gouttes glacées sur les flaques qui déforment le trait des phares sur le goudron trempé, longs et dansant comme l'épée d'un archange, le bruit doux des moteurs que recouvre celui des roues dans les flaques, l'écume soulevée, le sillage sur la chaussée luisante, les traînées rouges des feux de position,

dans le calme du soir, le rose de l'horizon sur lequel traînent des nuages bleu de Chine, comme fumée, se confondant aux monts, à travers les branches qui perdent leurs feuilles,

comme un bleu qui descend, trous dans le ciel, plus clairs, à l'heure calme du soir,

où les voitures pressées paraissent ralenties, comme en rêve, comme le geste de celui qui dort,

où les panneaux routiers se détachent sur le ciel jaune, où l'on pourrait oublier que le temps se déroule, que la lumière en tombant dans la couleur ne soit perdue,

 

 

 

et nul ne sait ce que fait la rivière dans la nuit, son bruit montant à travers les branches de noisetiers, de mélèzes, de framboisiers, la nuit qui bouge, humide, les insectes qui ne dorment pas, et les traces des escargots qui brillent sous la lune, tombant de l'orient, au dessus de la tête, en haut,

où toujours est un bleu, dans l'espace qui s'ouvre, sans savoir qui est le plus profond et du bleu et du noir, qu'on croirait que ce sont les étoiles qui s'agitent, quand les insectes ne dorment pas, et les grandes stations service se sont allumées sous la nuit,

le poivre et le sel au bord de la table sur la nappe à carreaux quand dehors s'agitent les peupliers,

et des chiens toujours qui courent dans la nuit, les frênes contre les rochers que recouvre le lierre, la trace des escargots qui brille sur les feuilles, une hâte au fond du cœur, quand siffle un train dans la campagne au fond d'une vallée,

et on ne sait ce que fait la rivière, son bruit continu, les fines branches au bord des lames, où restent accrochées des mues de libellules au printemps,

quand des soldats dorment dans le hall d'une gare, des paroles que nul ne comprend, sur une musique qui essaie de dompter le silence, tandis que se plient les peupliers, les feuilles rouges comme des fleurs dans l'automne tiède et humide, l'odeur du café avant l'aube, quand ailleurs les pins craquent déjà sous le vent, les châtaigniers près des toits d'ardoise, peu avant l'heure fraîche et que déjà la brume est claire sans qu'on ne sache où elle prend la lumière,

quand mettant la radio, à l'heure fraîche,

des paroles dans une langue que nul ne comprend,

voulant couvrir le silence,

quand l'homme veut se faire homme, se vêtir de ses rêves, à l'heure fraîche, ne sachant pas ce qu'il fait là, comme le vagabond

se réveillant entre les branches, mais qui ne peut sortir, sortir davantage,

l'odeur du café sur le gaz, comme parfois les branches cassent sur les châtaigniers trop chargés, ainsi est l'homme qui voudrait naître encore,

qui pense à ses enfants, et se dit que peut-être là est la solution du problème, mais n'y croit pas, abandonne seulement, se demande ce qu'il fait là à l'aube, sans être prévenu,

sans savoir, si ce n'est remonter dans le temps, mais ne sachant pas remonter si ce n'est dans le rêve,

si ce n'est à compter les maillons d'une chaîne, comme le châtaignier qui craque sous le poids de ses branches, se fend dans un grand bruit,

sans savoir, dans un grand craquement qui semble rester dans le silence,

comme tapis dans le silence, matin et soir, quand le rouge vient marquer sa ligne au ras du ciel, que cercle et soleil ne sont qu'un,

dans la chute de la lumière, le basculement dont on ne sait de quel côté est le sommeil, s'il tombe ou se lève,

quand l'homme se veut homme, et regarde autour de lui pour comprendre ce que ça signifie, et ne voit que peupliers qui se plient, fils sur la voie ferrée, les grands immeubles roses,

quand il cherche à se voir les voyant, cherche à fixer l'image, photo sur la cheminée, croyant qu'elle suffirait à le faire homme,

sur l'écran de la télé, regardant comme en double pour se préparer au sommeil,

 

 

 

et rêvant aux grands camions sur l'autoroute, aux grandes bâches qui tremblent dans le vent,

et les rires enregistrés pour éviter de rire, ou éviter de savoir que l'on ne rirait pas, car rêvant aux grands camions et aux bâches tremblantes,

à la terre retournée, au métal qui se fond, à l'odeur de l'essence et des graisses, et du métal brûlé,

quand les fumées montent des jardins dans la plaine, que le car va passer, écrivant quelques lignes au dos d'une carte postale,

mais avec un livre dans la poche, car on ne sait jamais, si se taisait la voix dans une langue que nul ne comprend,

ainsi en d'autres temps passait l'homme en chantant des Ave, de peur que le silence ne reprenne sa place, de peur de retrouver la paix, et craignant qu'elle ne veuille rien dire,

 

 

 

 

 

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