Jean-Pierre Depétris
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tanker

AURORE


 

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[DEUX]

 

 

 

[I]

 

 

Un pigeon immobile au sommet du cyprès, l'ancre marine sur le mur tenue pas une chaîne, et la tache de rouille, traînée par l'eau de pluie, rouge, le long du mur taché

de rouille aussi parcouru le cyprès, semé de boules, brillant de l'or du matin, sur le côté éclairé de l'arbre devant la pinède

au branchage doux, qui semble doux sur le bleu du ciel, comme pelage, comme filets de jaune transparent, que le ciel rendrait vert du dessous,

 

derrière les jardins tranquilles sous le soleil bas, mais chaud déjà, petits carrés de terre aux maisons calmes, comme gardées par les cyprès

bien droits, aux boules d'or sous le soleil de l'aube et comme parcourus de rouille,

de la rouille qui tache le mur, coulant des pointes de l'ancre, là, pour évoquer la mer

qu'on voit à peine, mais n'entend pas

entre les arbres et les toits, dans les carrés de terre, le chant des moteurs, sur la route derrière, qui fait tapis aux improvisations des oiseaux invisibles, quoique parfois deux passent, très vite, comme leur chant, fugace,

entre deux arbres,

notes plus lentes de la deux-chevaux poussive,

de vieux cageots dans le carré de terre, des briques et du bois, et la mer que l'on devine à peine, mais n'entend pas, entre les toits

en cherchant par où regarder,

brusquement,

le pigeon immobile dans un froissement d'ailes s'envole de la cime de l'arbre, tombe

et remonte

 

 

 

[II]

 

 

Ces nuages bas, pourtant, la lumière si claire, où sur l'eau passent des barques, quand l'homme se veut homme, mais craignant que ne veuille rien dire,

se voulant homme mais rêvant aux chiens qui courent sous la lune, frappant fort du talon pour s'entendre marcher,

ainsi va-t-il, dans la nature humaine, frappant fort du talon, mais silencieux dans la tombée du jour, quand les nuages montent de la mer, qu'un vent du sud les pousse, glissant, sur la crête des monts, si bas, mais que le ciel se creuse pourtant,

creusé depuis des siècles,

creusé,

devenant plus profond à chaque coup de pioche dans la terre, creusant le ciel, plus haut, profondément, où le sens fait sa toile, creusant le ciel,

tandis que s'accumule la pression dans des compresseurs ronronnant, puissamment endormis, ronflant, à l'image de l'homme,

comme geste au réveil, quand le ciel se vide sur la mer

éclairée, se creuse comme vagues, sur la crête des monts, plus fort, plus vide que la terre qu'on creuse, comme un dessin, une ébauche, une idée,

dans la terre,

les mains qui s'ouvrent et qui se serrent, comme l'araignée sur son fil, attentive et rapide, les côtes qui s'ouvrent et qui se serrent sur le souffle battant, les os, la main, les pattes de l'insecte, sur l'air insaisissable, mais qui fait vie,

la main toujours se fermant sur le vide, d'air battant, puissant, tandis que le compresseur ronfle, souffle sa force dans les manches qui sillonnent, frappant, creusant la terre

et le ciel, creusant le signe dans la chose,

la main, comme l'araignée, aveugle dans sa peau, tournée vers l'intérieur, retournée comme un gant, caressant l'image de l'intérieur, retournée

tandis que passe le bus derrière les branches, blanc et bleu avec son moteur de camion, creusant le ciel si vide sur la mer,

l'un cherchant le visage et scrutant le regard,

l'autre l'enchaînement des causes, remontant de l'arbre au moteur,

mais ignorant chacun la main refermée sur le vide, la cage de l'air, les pattes frêles de l'insecte, l'eau qui sillonne, entraînant feuille et fruit,

ignorant les frêles nervures, visibles jusque dans le blanc de l'œil, creusant le monde comme un gant

retourné, traçant la vision à l'envers, à l'étrave des barques, quand la main se ferme sur le vide,

ou sur la rame, ou la pioche, qui ouvre, toujours, ouvrant, creusant, comme la voix à l'heure du couteau,

de la hache fendant, traçant les heures à l'horizon, quand les trains passent dans les campagnes, les wagons pleins de soldats, bruyants,

 

serrés, bêtes comme on peut l'être à leur âge, mais prêts à tout, l'esprit vide et craintif, prêt à tout, comme la bête égarée, quand les trains sifflent, si loin,

si loin, qu'on ne saurait dire de quoi, quand l'air siffle contre les vitres, accompagnant les mots d'une langue que nul ne comprend,

l'esprit si loin de toute question que la question est là,

prêts à tout, l'esprit vidé, cherchant le rire, le forçant, comme la main se ferme sur le vide, ou les côtes sur l'air, le chassant en voulant le garder, recommençant toujours, à chaque instant,

les soldats excités dans le train qui les berce, luttant contre la torpeur, le cheveu court et le regard stupide,

soudés dans la solitude, comme les organes d'un corps s'ignorent et ne font qu'un,

feraient de bons guerriers, toujours, comme leurs pères,

mais les officiers veillent à ce qu'ils restent soldats, comme leurs pères dans les tranchées, tenant sous les bombes, le gaz, sous la pluie et la neige, forçant le rire, toujours,

 

ignorant tout de la force qui les tient soudés comme organes d'un corps qui s'ignorent l'un l'autre, ensemble ne faisant qu'un mais ne sachant lequel,

et tenant leurs tranchées, comme le chien son os, mais tenant pour les autres, chacun, comme on tient un drapeau, l'os se faisant relique, et la brute un guerrier

craignant toujours la mort mais moins que l'arrêt de la transe, craignant mais soupçonnant peut-être un autre éveil, pire que la mort, peut-être, et demeurant craintifs,

une aube solitaire, et craignant que ne veuille rien dire, soit silence, à jamais

toujours en chaque instant, et pourtant se veut homme, toujours, à en mourir, quoique forçant le rire, toujours seul par milliers, comme le marin prend la mer tandis qu'ailleurs les autres rentrent,

et peut-être est-ce la vision qui fend la mer à l'étrave des barques,

guerrier que l'officier fait demeurer soldat, de peur que ne s'éveille à l'aube solitaire, et peut-être toujours tueur, mais sans peur,

comme l'ouvrier que l'employeur emploie, de peur que ne s'éveille ouvrier, sur la main qui se ferme, comme ses pères, quand l'acier du fusil si vite devient brûlant,

de peur que ne soit plus organe, mais corps entier chassant, quand la main se referme, sur le vide, ou la pioche qui creuse, ou la rame qui fait s'ouvrir la mer,

creuse

le signe dans la chose

toujours craignant que ne veuille rien dire, quand les mots sont à la pensée ce qu'est la voile qui remonte le vent, quand les mots sont à l'homme ce qu'est sa main, qui malgré son habileté ne suffit pas, et qu'il la fait outil, craignant toujours que ne veuille rien dire, que tout se taise s'il se tait,

quand la voile remonte le vent, quand le nom trop fragile se fait chiffre, plus pur que le métal et plus dur que l'acier, quand la voile remonte le vent et que le ciel se creuse sous le pic

quand les drisses se tendent et que le ciel devient terrestre, quand le pic découvre de vieux murs, des os devenus pierre, que le nom devient chiffre, plus dur que l'acier froid qui si vite devient brûlant, quand ne nomme plus mais dénombre, quand cercle et soleil ne font qu'un,

que la vallée se noie de brume, et que la rouille vient sur les rails désaffectés de l'usine que l'on détruit,

la casse près de la voie ferrée, les flaques du chemin, la rouille qui travaille, les arbres aussi comme de rouille tachés,

traversés de rouille, et les flaques du chemin, entre la voie ferrée et la rivière, l'eau verte où trempent des brindilles, les mues de libellules qui s'y accrochent au printemps, près de la casse où la rouille travaille, l'usine désaffectée

comme une mue de libellule, près de la rivière où les herbes folles ont poussé, les chemins qui serpentent, avec leurs flaques de boue près de la casse, et les branches sur le passage du vent,

qui restent pliées même quand il ne souffle pas, le bruit de la rivière et des feuilles agitées, l'eau verte du torrent près du barrage, le bruit des branches,

le canal où s'engouffre l'eau verte, qui tourne dans un grand tourbillon, là où la terre est rouge et les cailloux coupants, et que le chant du coq semble descendre des cimes,

et qu'ailleurs sortent et rentrent les pêcheurs, que les îles de pierre ressemblent à des icebergs, qu'on sait que des baleines nagent quelque part entre Corse et continent,

ou qu'on le croit, car rien n'est sûr si ce n'est l'ouverture à l'étrave des barques,

que la mer en devient plus grande,

quand le rouge trace sa ligne à l'horizon, qu'on ne sait de quel côté est le rêve ou l'éveil,

que le papier devient mystère, et que le vent entraîne

papiers, formulaires, articles de presse, publicités, que le vent sauve et fait danser, qui deviennent mystère

écrits par une main hagarde, en rêvant

d'un rêve qui s'ouvre à l'aube froide, aux portes des imprimeries,

l'odeur de l'encre et du papier, le bruit des rotatives,

le murmure de l'eau dans la nuit, des feuilles agitées, le grand tourbillon du barrage, les papiers qui volent dans le vent, le bruit des rotatives, la luminosité de l'écran quand ronfle l'ordinateur, la brasse lente du rêveur, et le vent du matin qui sauve les papiers du blasphème,

comme le geste du dormeur au matin, quand l'homme se veut homme et découvre que sa langue n'est pas maternelle,

ni celle qu'il ne comprend pas,

quand le vent du matin passe sur les peupliers déjà penchés, près de la casse où rouille la ferraille, quand le vent du matin

dissipe les rêves,

le geste lent du rêveur sur les draps, les grilles de l'usine fermée,

comme les mues de libellules, le peuplier qui se plie, préférant nombrer que nommer, plus dur que l'os mais plus vif que la pluie, les nervures des feuilles, qui pourraient servir de matrice à la pensée, quand la voile remonte le vent, quand branche casse, car trop chargée de fruits, à la porte de l'usine

qui n'ouvre pas

car seuls les nuages ne changent pas, quoiqu'ils passent

toujours

mais ignorés, sans bruit

même quand le rouge fend l'horizon, à l'orée du sommeil

les grands nuages qui passent, silencieux

impassibles, qu'on ne travaille pas, sur les branches qui plient

ou qui cassent, car trop chargées de fruits, et qui non plus ne changent pas, quoique pliant,

cassant

devenant roche sous la terre,

l'homme dans la niche des feux tricolores quand papier et oiseau volent d'une même façon

sur le ciel rouge, quand les lampes s'allument sur les chantiers,

ne sachant si gagner sa vie est une honte ou une gloire, ignorant qu'il la doit à ses côtes qui se serrent, se ferment sur le vide, toujours, en chaque instant,

quand le ciel se tache de gris sale, sur le rose, quand le rouge fend l'horizon, que la mer est sans barque, quand les montagnes deviennent bleues vers le levant, qu'un avion sur le nuage est plus brillant que la première étoile, et qu'on attend contre l'arrêt du bus

ne sachant si gagner sa vie est peine ou privilège, le bus blanc et bleu au moteur de camion,

vif, sur la route au milieu des pins, sous les branches nerveuses, vif, l'air aussi, tirant sur son moteur en côte, si puissant que l'homme ne peut plus douter, se fait égal au vent dans les branches nerveuses, ne sachant plus si peine ou récompense,

quand l'homme rouge, comme un esprit gardien, dans la niche du feu, plus brillant que la première étoile, veille, matin et soir,

la vision retournée comme un gant,

au matin, quand sous l'eau, en nuées, mouvant mais semblant immobiles, comme geste au réveil, bien plus lents que les nuages d'oiseaux migrateurs, en nuées, mais vifs, comme portés ensemble par une force qu'on ne soupçonnait pas, plus rapides que les poissons, mais se mouvant pareil, comme geste sous les draps, dans la brasse lente du rêveur vers le vent du matin, comme les pierres luisantes sous l'eau qui deviennent ternes en séchant, cherchant à arracher au rêve ses couleurs, mais qui deviennent ternes à la lumière de l'éveil, et ne comprenant pas,

cherchant à retenir le rêve, la lente brasse du dormeur, tandis que les oiseaux migrateurs, comme nuées, comme essaims de becs aiguës, sur les toits des usines et des gares, sur les larges voies, sur les gares de triage au matin, à l'heure du laitier, quand le bus bleu et blanc passe vite, sur ses pneus crissant, en nuées, semblables aux poissons près des pierres, quoique plus vifs, avec des becs criards, mais comme geste du rêveur au matin, comme les poissons lents, et muets contre les pierres, aux écailles brillantes, comme fumées, qui s'éveilleraient folles, dans la brasse du dormeur, que les pieuvres guettent entre les pierres, des nuages d'oiseaux fous, fuyant le froid, en tous sens avec des cris stridents, comme si le froid n'était pas ce qu'on pense, ou comme la pieuvre tapie dans les pierres, ou les glaces, comme fous de terreur, parmi les fumées qui montent des jardins,

entre les toits tranquilles, les cyprès droits, qui bordent les carrés de terre, comme des fumées qui s'éveilleraient folles,

comme si le froid n'était pas ce qu'on pense, quand le compresseur souffle son air dans des manches éparses, que piaillent les nuages d'oiseaux migrateurs, comme des fumées qui se seraient réveillées folles de connaître le froid à l'aube du brasier

quand tonne le marteau, que le froid est comme une pieuvre,

que sillonnent les manches à air, et que les becs criards des oiseaux migrateurs, comme fous, les becs noirs agités, quand tonne le marteau, le regard sous la pierre, le bec tapis, les manches qui sillonnent, les ventouses du froid, comme s'il n'était pas ce qu'on croit, sillonné de silence, comme le bec blanc de la glace, quand frappe le marteau,

 

 

 

 

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