Jean-Pierre Depétris
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le grand virage que font les voitures, les camions, les cars, mollement, comme geste au réveil, avec de lourds pneus qui crissent, mais mollement, à l'aube, dans le silence qu'aucun bruit ne recouvre, quoique moteurs ronronnent, contre les roches découpées et qui se teintent d'or, et une barque au sombre de la mer, où se tient droit un homme, camion blanc impassible, l'homme rouge dans la niche des feux, qui brille singulièrement devant la barque au loin où l'homme est droit, là où la mer et le ciel sont profonds et plus sombres,
c'est ici, bien avant que l'homme ne naisse, où la vie n'est encore que pulsion, plante qui se déploie ou vague qui bat le rocher, avant qu'il ne soit, si ce n'est sang qui bat, s'ouvre, comme la feuille, côtes qui serrent et se déploient, ici, ce lieu sauvage, et sauvage à jamais, même si la voiture de police passe encore une fois, mais ne peut rien, comme l'oiseau au dessus de la barque où l'homme s'est assis, et la chute n'est que moment de la marche, la chute qui fait que l'avant est devant, vers quoi se tend la main, la feuille, la vague ou la bouche où rien ne tient, n'existe s'il n'est dévoré, ravi, feuilles rouges, et vertes et jaunes, voitures colorées, qui roulent et volent, et qu'on ne sait quel vent ainsi charrie, fait tourner pour le plaisir des yeux sous le ciel, mais les barques sont rentrées, ailleurs est la nuit, et d'autres hommes pêchent et ailleurs aussi est la terre parfumée, les feuilles brunes, rongées, l'humidité qui monte de la terre, entraînant tige et tronc, avant que l'homme ne soit, devant, dans le regard sombre d'une fille qui passe, sur sa peau sombre, percée exactement à la place des yeux, le blanc vorace, des yeux, des dents et des balcons, ouverts sur le jaune des feuillages, vêtu de peau, mais sourd, dans le cri qui monte et s'aiguise, et découpe le monde, nomme à coups de couteau, mais comme les poissons qui rodent près des pierres, comme rêvant, mais agités parfois de brusques mouvements, qu'on ne sait dire si portés, soufflés, le sourire glissant dans le salut matinal, restant encore un court instant sur les lèvres, comme mouvement des poissons, entre les roches, mais sourds, quoique l'eau mieux que tout porte le son, mais le plaque, comme la lettre plaque la voix, avant que l'homme ne s'endorme à son monde d'image, à l'heure du couteau, où la langue est comme un train dans la nuit, ainsi l'homme qui cherche à s'endormir aux images mais s'étonne de voir que son livre ne se referme pas, avant que la lumière ne tombe dans la couleur, avant que la couleur ne soit, avant que le regard ne déroule l'espace, avant que ne le suive les pas, quand cercle et soleil ne sont qu'un, et s'étonne peut-être que tienne l'image, semble tenir, ou fuie, en traversant le rêve, mais s'étonne d'être toujours derrière, et que ça tienne, pourtant, que la vision conduise, s'ouvre comme la mer à l'étrave des barques, car partout dans les ports sortent et rentrent les pêcheurs, et c'est bon à savoir, ou à croire plutôt, car rien n'est sûr, n'est fondé, si ce n'est l'ouverture à l'étrave des barques,
et le désert est là, juste derrière, montagnes sous le vent, aux lourdes roches, dont en vain on chercherait le sens, le froid des cimes, la pluie toujours possible, qui fait monter de la terre odeur si forte, et porte mieux le chant du coq, à travers noisetiers, baraques de planches goudronnées sur le bord des départementales,
ici, où les prophètes ont pris les armes, avant l'homme, devant, dans le tracé de la vision, et sont tombés, tombent encore, toujours devant, tressant l'écume sous leurs pas, pierres aux arrêtes plus tranchantes qu'ailleurs, qu'on se blesse si vite en tombant et que si vite le sang peut tacher, où poussent les lavandes, en bouquets que survolent les guêpes, là où la terre est rouge, entre les pierres acérées, où les voitures de police ne viennent pas,
ici, ailleurs, et plus bas, vers le port, sur l'eau grise, les mats serrés et leur bruit métallique, claquant comme les champs dans l'été, les sauterelles rouges et jaunes dans le foin, sur le port, où étaient les galères, quand les prophètes prirent les armes, pour que la bête meure, et tomber en avant, l'un cherchant dans le monde des choses son double et sa raison, l'autre, dans le regard, sans voir l'eau qui sillonne partout sous ses pas et surgit dans la brume entraînant feuille et fruit, d'où brume monte comme image à ses yeux et parole à sa voix, ainsi dans le calme du soir, quand les phares sur la route ne servent pas encore à éclairer mais seulement à se faire voir, longs et dansant comme l'épée d'un archange, le bruit doux des moteurs que recouvre celui des roues dans les flaques, les traînées rouges des feux de position, où les voitures pressées paraissent ralenties, comme en rêve, dans le geste de celui qui dort, où les panneaux routiers se détachent sur le ciel jaune, où l'on pourrait oublier que le temps se déroule, que la lumière en tombant dans la couleur ne soit perdue,
et nul ne sait ce que fait la rivière dans la nuit, son bruit montant à travers les branches de mélèzes, la nuit humide, les insectes qui ne dorment pas, et les traces des escargots qui brillent sous la lune, où toujours est un bleu, dans l'espace qui s'ouvre, sans savoir qui est le plus profond et du bleu et du noir, et les grandes stations service se sont allumées sous la nuit, et le poivre et le sel sur la nappe à carreaux, quand dehors s'agitent les peupliers, une hâte au fond du cœur, quand siffle un train dans la campagne au fond d'une vallée, quand mettant la radio, à l'heure fraîche, des paroles dans une langue que nul ne comprend voulant couvrir le silence, l'odeur du café sur le gaz, comme parfois les branches cassent, sans savoir, si ce n'est remonter dans le temps, mais ne sachant pas remonter si ce n'est dans le rêve, si ce n'est à compter les maillons d'une chaîne, comme le châtaignier qui craque sous le poids de ses branches, se fend dans un grand bruit, tapis dans le silence, matin et soir, quand le rouge vient marquer sa ligne au ras du ciel, dans la chute de la lumière, le basculement dont on ne sait de quel côté est le sommeil, s'il tombe ou se lève, quand l'homme se veut homme, et regarde autour de lui pour comprendre ce que ça signifie, et ne voit que peupliers qui se plient, fils sur la voie ferrée, et rêvant aux grands camions sur l'autoroute, aux grandes bâches tremblantes dans le vent, de peur que le silence ne reprenne sa place, de peur de retrouver la paix, et craignant qu'elle ne veuille rien dire,
frappant fort du talon pour s'entendre marcher, mais silencieux dans la tombée du jour, quand les nuages montent de la mer, glissant, si bas, mais que le ciel se creuse pourtant, se creuse comme vagues, comme la main qui s'ouvre et qui se serre, comme l'araignée sur son fil, attentive et rapide, côtes qui s'ouvrent et qui se serrent sur le souffle battant, les os, la main, les pattes de l'insecte, sur l'air insaisissable, toujours se refermant, battant, puissant, tandis que le compresseur ronfle, creusant la terre, et le ciel, le signe dans la chose, comme l'araignée, aveugle dans sa peau, tournée vers l'intérieur, comme un gant, caressant l'image retournée tandis que le bus blanc et bleu au moteur de camion passe derrière les branches, creusant le ciel si vide, les trains dans les campagnes, les wagons de soldats bruyants, serrés, bêtes comme on peut l'être à leur âge, mais prêts à tout, l'esprit vide et craintif, si loin, qu'on ne saurait dire de quoi, quand l'air siffle contre les vitres, si loin de toute question que la question est là, les soldats excités dans le train qui les berce, le cheveu court et le regard stupide, soudés, comme les organes d'un corps s'ignorent et ne font qu'un, craignant toujours la mort mais moins que l'arrêt de la transe, craignant mais soupçonnant peut-être un autre éveil, une aube solitaire, et craignant que ne veuille rien dire, quoique forçant le rire, toujours seul par milliers, comme le marin prend la mer tandis qu'ailleurs les autres rentrent, feraient de bons guerriers, toujours, comme leurs pères, guerrier que l'officier fait demeurer soldat, craignant que ne s'éveille à l'aube solitaire, et peut-être toujours tueur, mais sans peur, craignant que ne s'éveille, sur la main qui se ferme, tel ses pères, craignant que ne soit plus organe, mais corps entier chassant, quand la main se referme, sur le vide, ou la pioche, creusant le signe dans la chose craignant toujours que tout se taise s'il se tait,
quand la voile remonte le vent, quand le nom trop fragile se fait chiffre, plus pur que le métal et plus dur que l'acier, quand les drisses se tendent et que le ciel devient terrestre, que la vallée se noie de brume, que les peupliers se penchent sur le ciel rouge, quand les lampes s'allument sur les chantiers, cherchant à retenir le rêve, comme nuée, comme essaims de becs aiguës sur les toits des usines et des gares, sur les larges voies, à l'heure du laitier, quand le bus bleu et blanc passe vite, semblables aux poissons près des pierres, quoique plus vifs, avec des becs criards, comme les poissons lents et muets contre les pierres, aux écailles brillantes, comme fumée qui s'éveillerait folle, que les pieuvres guettent entre les pierres, des nuages d'oiseaux fous, fuyant le froid, ou la pieuvre tapie, ou les glaces, comme fous de terreur parmi les fumées qui montent des jardins, et s'éveilleraient folles de connaître le froid à l'aube du brasier quand le froid est comme une pieuvre, les ventouses du froid, sillonné de silence, comme le bec blanc de la glace, quand frappe le marteau,
quand le rose trace sa ligne à l'horizon, mais pâle encore, sur les voiles qui passent, qu'on ne sait dire si le tonnerre vient des oiseaux ou de l'avion dans le ciel encore bleu, à l'heure où la langue voudrait se parler seule, à l'heure où la lumière tombe dans les couleurs, à l'heure où les couleurs se joignent, tandis que devient moins brillant l'homme rouge, et l'on ne sait de quel vert viennent se teinter les fenêtres, et les nuages semblent aussi lointains qu'ils le sont, lorsqu'on entend l'avion mais ne voit que l'oiseau, au-dessus d'un vélo appuyé sur la rampe, quand le rouge trace sa ligne au ras de l'eau,
quand les hommes marchent dans la ville, s'attroupant sous les arrêts de bus et regardant vers le coin de la rue, d'un seul regard, comme les nuées de poissons près des pierres, sous les arrêts de bus, près des platanes où piaillent les corneilles, quand passent les voitures de police en hurlant, qu'on ne sait quel regard guette encore entre les pierres, là, où l'on s'éveille au bruit de la fontaine, étonné de sa force, du bruit qui jamais ne s'arrête, quoiqu'il baisse en été, et qu'on lève les yeux jusqu'aux roches, où volent des corneilles,
quelque chose de lourd et léger à la fois, comme la pieuvre, ou l'ours blanc, comme la neige, la dent, et le bec de la pieuvre, et qui porte regard, voracité sous le regard, comme le sourire du requin, la mer qui se fait banquise au regard quand le bruit du moteur ne suffit plus et qu'on doit allumer la radio, la langue qu'on ne comprend pas, mais qui rassure mieux, comme avant récitant des Ave, mais ne fait oublier la pieuvre sous la roche, ni l'ours si lourd quoique flottant dans la glace et la brume, sous les premiers rayons, si bas, quand la terre s'incline sur son axe, qu'on ne sait si elle remontera, mais ne pouvant douter, emporté, disant que le pôle est en haut, quand imagine l'ours blanc, sa marche souple, la tête près du sol, de la glace dans la brume, le blanc de la mer et du ciel et des îles de pierres comme des dents de glace, quand monte l'idée de l'ours blanc, que le bruit du moteur ne suffit plus à peupler le silence, ni la langue, et qu'on pense au torrent entre les pierres, aux cascades qui tombent des falaises, leur brume pâle contre la paroi où volent des corneilles, quand au loin nagent les requins, les longs requins blancs solitaires, au sourire glissant, sous les yeux, qui s'approchent souvent près des côtes, quoique peu dangereux, mais tournant comme l'ours, quand la terre s'incline, tournant, entre le jour et la nuit, mais jamais ne sortant d'une aurore, comme sous l'eau quand on ouvre les yeux, à l'heure où le rêve s'arrête, criant ensemble et en tous sens, comme fumée devenue folle à l'aube de la glace, à l'heure où rentrent et sortent les dormeurs, croyant que le soleil se lève et se couche à heures régulières, mais ne pouvant douter, quoique se voulant hommes, quand la terre s'incline sur son axe, et ne sachant pourquoi le rouge vient à l'horizon, quand sur les toits passent des nuages d'oiseaux fous, comme on crie en dormant, à l'heure où le toit devient noir sur l'orange du ciel, et qu'un oiseau peut-être aimerait s'y poser, mais ne le peut car traîné par la bande,
quand les criquets remplacent les crapauds, peuplant l'espace et le traçant d'appels, comme l'homme de routes, et les chiffres chargés de vertige, la date, le prix, l'instant et la valeur ainsi nommés dans la quantité pure, les têtards en surnombre, nourrissant les jeunes poissons, qui parfois, par hasard font crapaud, idée qu'on peut se faire du hasard, de la nature, des lettres en surnombre, comme graines éparses, que jettent branche et fleurs sous les nuages dressés, et l'appel des criquets qui succède au crapaud, en toutes directions, sous les nuages gonflés d'ombres bleues, les hauts pilonnes entrecroisant leurs fils en toutes directions, avalant l'horizon, les roues, les yeux, les pneus noirs, le souffle de la vitre baissée, la carte Michelin, ainsi parfois lèvent les sens, font point de mire, tracent images, mouvants, comme poissons sous l'eau, ciel strié, qu'un courant d'altitude déchire, étire, filament si près de l'inscription, lire le ciel,
L'hélicoptère dans le vent, avançant comme un crabe, son bruit fort, qui étire le ciel, pales rapides, glissant et immobile, pourtant banal mais fait lever les yeux, l'hélico, mouvant dans sa musique le crapaud, le criquet , fait point où s'enroule les pales, où les branches davantage se tendent, quand lève le regard, fait corps au bleu du ciel, son bruit fort, l'auréole invisible des pâles, fait cime de l'essieu,
les feuilles du platane qui imitent les nuages, va et vient de la voile qui remonte la vague, dans le mouvement de la marche, la force du grimpeur, immobile à l'axe du soleil quand la terre se penche, les étoiles noyées, la roue, les yeux, l'odeur des pneus lourds, la station au sol gras, le rond du soleil pâle, entre les taches d'or rapides, et que la terre penche sous le vol de l'oiseaux, battant l'air pour garder au soleil le même axe, immobile sur la terre mouvante et glissant sous l'oiseau entraîné par la horde, et l'homme ainsi, forçant son pas, quand un pluriel vient cacher le soleil, fait la loi pour se perdre, oublie le glissement, le nacre des coquilles, croit que la règle est là comme rampe à sa vie, garde-fou, va-t-il jusqu'à la dire,
quand descendu du car rien ne reste, les genêts secs, coquelicots, toits rouges dans la plaine, la voie ferrée étroite sous le pont, filant au loin, fuyant, sous les nuages dressés, le beffroi, les platanes, au loin, sans pensées, que ne reste plus rien, si ce n'est les visions, les senteurs, le vent chaud, les images levées, filantes sous le ciel, sans pensées
ni sans rêve, la trame pour l'oubli, le monde si précieux, mais passant, précieux parce que passant, où la pensée s'accroche, se tisse sur l'image, se trame dans l'oubli, précieux comme le monde qui se perd dans l'image, quoique jamais perdu, car se perdant toujours, filant, et se tissant ainsi que se file l'aiguille, sur le trame des sens, filant, traçant sa route, comme le vent à la toile fait cORps,
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