MINÉRAL

Jean-Pierre Depétris











A Francine Laugier




Pénétrer des contrées sauvages
à la croisée des regards
de l’autre côté des yeux


    et au-delà, plus loin, bien plus loin que les dernières visées, là où l’œil se fait homme, et qu’on dit source, et si sourcier s’en va, au loin, là bas, si loin qu’il ne sait, que nul ne sait, si le retour sera terre promise, ou ciel plus ferme que cette source glacée, de pierres, pierreries lumineuses, quoique fermée, cachée, et plus tendue de nuit et de terre, qu’en cette cache sera la nuit gardée


Que te dit le masque du torrent
où tu nages


    et qui fait l’œil plus bleu ou plus vert ou plus sombre, tel diamants font chatons à la bague, et tel l’anneau fait orbe, et entrelacs comme destins croisés et à jamais dira ce que nul ne sait lire, dis-le, avoue que tes mots font mirage, comme croûte de verre à tout regard discret, mais que le sens revêt comme fleurs au printemps ou bien buissons sauvages parmi des murs défaits


Monde de la vague traversée
et qui n’est pas le tien
et te vêt d’épouvante


    quoique parfois, dans le calme du jour, quand vient jouer sans bruit le dé qui roule vite, et pensif le sourire, alors, si te parle à l’oreille, pour ne rien dire, quoique de douce voix, et de sons si ténus que la campagne vide se peuple, à cet instant


Et si tes os étaient aussi glacés
que le fleuve où tu coules
et si tes os eux disaient vrai


    ne dire non, ne dire rien que ces son qui roulent sur ta langue, plus durs que l’os et plus souples que l’air, pierres, pierres vides, qui tiennent la flamme en arrêt, non plus insaisissables que l’eau de la cascade, mais que son irisation sur la pierre, le squelette de la cascade, l’os, la charpente de l’eau, et s’inscrivent, se gravent les paroles, et qui ne volent pas, celles qui ne sont feuilles mortes quoique le vent toujours fait frissonner


Regarde si les morts t’accompagnent toujours
regarde si les morts
sont bien des ombres


    les mots, la mort, et le sens qui les suit comme une ombre, ne dit rien, si le geste en arrêt ne désigne, signe, comme fait signe à l’ami qui s’en va, ou revient, ou signe comme marque, et griffe, et sang qui bat est signe de la vie, immortelle, la mort n’est que feuille volante



Les pierres de tes os
sur la rive
la pierre de ton crâne


    et jamais ne dira dans la mâchoire prise, tel diamant la langue devenue, diamant froid qu’une flamme ravive, mais hésitante, comme à l’heure du soir, et vacille, la nuit, l’aube et le jour, et jeu, le dé qui roule et s’use aux quatre coins, et donne chiffre, et secret, secret public que nul ne garde et nul ne sait, ne sache ou veut savoir


A qui feras-tu croire que tu cherches la paix
avec ce poignard sur ta langue
et ce goût de sang dans les veines


    regarde si les noms t’accompagnent, et toujours, toujours ombres, ou masque, et t’accompagnent, t’accompagnent toujours, comme linge près des lavoirs, et le vent, et murmure de l’eau près des cyprès, et la pierre sur la rive, qui dira, et le sable, et la rive, toujours, accompagnant, comme le claquement du voile


Tu te ramasses comme un chat
tes poils dressés
sont autant de minutes qui tuent


    à qui feras-tu croire que le sable versé, la table desservie, et ce poignard serti, et le vent, et le souffle toujours, fait esprit, et parle par ta bouche, et tes veines, et coule et chante sur la rive, et les pierres, les pierres, sur la rive, le sable, les minutes, l’instant


Le rasoir de l’impatience
impose des gestes précis


    et la table étendue où brûle la chandelle, comme en des temps anciens, mais où pourtant, tel chambre noire, ou chambre à air ou chambre ardente, la table étendue, démultipliée, et vers l’orient, ou le couchant, s’étend, se couche, fait loi, qui désigne et soumet, pourtant, entrecroise les chiffres, table rase ou gardée


Tu voudrais revenir parfois
retourner au bûcher
où tu n’es plus que cendre


    et les chiffres, comme la pierre des mots, l’os de la lettre, comme on dit la pierre du calcul, table, table des lois, de multiplication, et le corps, dis-tu, et le corps dans tout ça ? le geste, c’est le geste, le geste qui désigne, la main tendue qui fait signe au regard


Le cri que tu recherches
est à la pointe de tes dents


    et la table étendue, qui fait pont, qui fait route, qui au pont fait tablier, et bouclier et maillage, au delà de la route, au delà du sentier, du sens, qui fait morsure, car la faim, toujours, te poursuit et te guide, table rase ou garnie


Si ta peau elle-même parlait
prenait la voix des pierres


    le dé qui roule, et qui s’use en roulant, qui s’use vite, et le dit, le dit qui roule, ou bien dit en roulant, très vite, comme le dé, qui s’use aux quatre coins, et roule vite, trop, pour être dit, et le chiffre, en roulant, dit, dit pour toujours, en chaque instant


Chercher le ciel terrestre
dans les mines de ton sang


    et la rive, et le rêve, qui lève ou qui descend, et au fond, au-delà, qui dit métal, métallique, de rive à l’autre, de verre à rêve, et reflets, et reflète le ciel, le ciel terrestre, au fond des puits, et des mines, au-delà, au-delà du jour ou de la nuit, qui descend, ou se lève, au fond, des yeux, le puits, de galeries et de vaisseaux


Les roches de ton sang
et le sable des heures
où descendent
les constellations de ta peau


    jour, nuit, le temps qui ne dure mais bat, vaisseaux comme branches, et feuilles, et fruits, et racines dans la terre, si ce n’est pont où rames battent, et branches qui éventrent les murs, et racines, qui étranglent la pierre, métal, minerai, qui devient plus dur en coulant, l’eau de la pierre, l’eau qui grave la pierre, forte, les pulsations du gouffre sous la peau


Tu voudrais aiguiser le mensonge
comme une faux
pour la vérité de ses blessures


    au-delà, rien, si ce n’est le voile et le mystère du fond et du reflet, la lame, la profonde lame de l’eau et sur la rive, là, où tu crains de rester, rapide, tu t’en vas, dans le murmure de l’eau, et les branches rapides, et l’ombre fraîche, sans retour, et pourtant toujours là, et si loin, pourtant si loin, à jamais, en chaque instant


Pierre des sages
pierre à aiguiser
le monde comme un fourreau


    et le regret, toujours, de la rive, l’écueil, la rouille qui ronge, le songe qui fait de chaque lieu nulle-part, la promesse de l’écueil à la vague qui n’échoue pas mais s’aiguise, toujours, ronge comme la rouille, quoique se rêve épave, et veut croire à l’abîme, mais ne coule ni vers le ciel ni vers le fond, mais roule, et s’aiguise toujours


Si la réalité te semble dure
deviens plus réel


    et là-bas, plus loin, bien plus loin que les dernières visées, là où l’œil se fait homme, et qu’on dit source, et qui fait l’œil plus bleu, ou plus vert ou plus sombre, quoique parfois, dans le calme du jour, quand vient jouer sans bruit le dé qui roule vite, et s’inscrivent et se gravent les paroles qui ne volent pas, celles qui ne font feuilles mortes, quoique toujours le vent fait frissonner, comme à l’heure du soir, et vacille, la nuit, l'aube et le jour, et jeu, le dé qui roule et s’use aux quatre coins, et donne chiffre, comme la pierre des mots…


L’Afrique de ta voix
taille des masques


    …l’os de la lettre, le dit qui roule, ou bien dit en roulant, très vite, comme le dé qui s’use aux quatre coins, et roule vite, trop, trop pour être dit, au fond des yeux le puits, la source, le gouffre sous la peau, dans le murmure de l’eau et les branches rapides, sans retour, à jamais, à chaque instant, quoique se rêve épave et veut croire à l’abîme, mais ne coule, et roule et s’aiguise toujours, en chaque instant, et déjà, au-delà, là-bas, plus loin, bien plus loin, s’en va, toujours, en chaque instant






Édition originale partielle La Kallista, 1997
Ornée d’un dessin de Francine Laugier
en page 4
© 1997, Jean-Pierre Depétris/ Kallista
Nouvelle version © mars 2004, Jean-Pierre Depétris

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