Jean-Pierre Depétris
   
   
   

ÉPÎTRE


    © 1988, 2002, Jean-Pierre Depétris

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    (Ce texte a été primitivement écrit dans le but de faire une préface pour De l’Invariable et du mouvant).

jdepetris.free.fr

             Chère,

    Je viens de lire votre lettre si passionnante. Ce que vous y dites de mon livre m'est précieux ; mais vous le dites sous forme de questions, et sans doute attendez-vous de moi des réponses.
    Elles ne sont pas faciles, car les clarifications supposeraient des ombres à chasser. Or ces ombres dans mon livre sont de celles qu'on trace dans un dessin, et si vous les effaciez, loin d’éclaircir quoi que ce soit, vous n’auriez plus rien à y voir.
    Ce qui vous laisse le plus perplexe, je crois, ce sont les abondantes citations et les références, et la disparité de leurs sources qui en font comme un habit d'Arlequin.
   
1

    Pourquoi faut-il, dès qu'il s'agit d'œuvre littéraire, que nous aimions ou que nous n'aimions pas l'auteur ? Pourquoi cette inaptitude à l'indifférence ou au recul, ce besoin d'adhésion ?
    Je crois qu'il est désagréable à l’amour-propre d’adopter une idée tout en reconnaissant sa paternité à un autre. La seule issue est alors de se mettre à aimer cet autre. Nous laissons se développer en nous ce sentiment d'intimité et nous rendons ainsi la question de la « paternité » moins douloureuse. Je crois que l'importance donnée à l'auteur vient de là.
    L'anonymat de certaines littératures anciennes — je pense à l'Égypte ou à l'Inde — a dû être écrasant à leurs contemporains.
    Est-ce que, par cette voie, je veux vous conduire à concevoir que, à travers la citation, je m'en prends à « l'auteur » ? Ce n'est pas seulement cela.
   
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    Avez-vous lu le roman de Ray Bradbury dans lequel il est question d'un futur peu lointain où les livres sont frappés d'interdit ? Les incendies y ayant disparus, les corps de pompiers sont entièrement voués à la tâche de rechercher et de brûler les livres.
   
    À ce très intéressant personnage de « pompier » s'en joint un autre, celui de « l'homme-livre ». Cette chasse n'étant pas au goût de tout le monde, des hommes et des femmes se sont mis à apprendre des ouvrages par cœur, et s'étant rendus capable de répéter intégralement une œuvre, ils sont devenus de véritables livres vivants.
    Le détail du roman et sa morale ne nous intéresseront pas davantage. Nous retiendrons seulement ces deux personnages, du pompier et de l'homme-livre, qui en vérité ne nous sont pas si inconnus.
    Tenez, l'homme-livre, ne le reconnaissez-vous pas dans de multiples épisodes de l'histoire ? Répondez-moi franchement : le voyez-vous vraiment tenir un rôle d'insurgé ? Ne voyez-vous pas plutôt les têtes, fascinées ou contraintes, s'incliner devant le livre et l'homme ? Vous le reconnaissez bien maintenant ; et vous dites : « Mais c'est le capitaine des pompiers ! ».
    Comme vous y allez. Regardez-les donc de plus près, ces pompiers analphabètes. Vérifiez donc leur ordre de mission. Et voyez la consternation de l'homme livre devant la bibliothèque qui brûle ; son inquiétude. Ne va-t-on pas le brûler lui aussi ? Il n'en mène pas large. Il n'a pas encore compris. Mais le voilà vite rassuré : la disparition des livres n'accroît-elle pas sa puissance d'homme livre ?
    En voulant s'affranchir d'un savoir écrit, les pompiers ne se sont-ils pas davantage asservis à un savoir caché ? Regardez maintenant les nouveaux bûchers. Ce sont des hommes que l'on brûle. Ne reconnaissez-vous pas les anciens pompiers pyromanes ?
   
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    L'argot entend très bien ce que veut dire « affranchir ». Que je vous affranchisse donc, et vous montre que les bûchers n'obéissent pas moins que toute combustion aux principes de la thermodynamique et des paradoxes de Clausius et Maxwell.
   
    On a donc brûlé des écritures. On n'a pas brûlé que cela. On a brûlé des images, on a brûlé toute sorte d'objets ; on les a détruits de toute sorte de manières. N'allez pas chercher un sens à cela dans de trop lointaines doctrines. « L'homme qui détruit des marchandises prouve sa supériorité humaine sur la marchandise » ; voila une explication tout à fait contemporaine. Et n'allez pas non plus lui chercher une portée trop radicale. Cet acte iconoclaste est à la portée du premier syndicat agricole.
   
    Voyez alors l'étrange mystère qui s'accomplit dans le sacrifice des tomates ou des melons. Leur valeur, en se libérant, va rejoindre et accroître celles des légumes qui restent sur le marché. Est-ce vraiment cela, me demanderez-vous, que visait Savonarole en instaurant les « brûlages de vanités » ? Ou encore, ce que les légionnaires de César avaient en tête en incendiant la bibliothèque d'Alexandrie ? Je vous répondrai : oui. Ils voulaient « libérer » quelque chose.
    Je sens là chez vous des signes d'inquiétude. Qu'y puis-je ? Ce n'est pas moi qui ai eu l'idée, à partir du qualificatif infamant apposé sur la croix — INRI —, de lire les initiales de « Igne Natvra Renovatvr Integra », ni qui ai inventé la contine « Les cahiers au feu et les maîtres au milieu ».
    Comment vous faire comprendre ce que ressent l'homme — ce que vous-mêmes pouvez ressentir — devant la terrifiante accumulation de choses dont il pressent que le sens, l'essence n'a de véritable place qu'en lui-même et dont il est pourtant dépossédé ? Car c'est cela que l'on détruit et que l'on brûle, pas autre chose.
    Sans doute ceux qui ont allumé des bûchers ont failli en ne sachant pas de quel feu sont consumées les vanités. Et pour cela, ils s'y brûlèrent eux-mêmes.
   
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    C'est que, voyez-vous, une autre question se glisse dans le fil de mon propos. Lorsque l'on parle de ce qui met en œuvre tant d'hommes divers, on ne sait plus qui fait quoi.
    Pour ce qui concerne la vie d'un seul homme, les choses semblent plus simples. En vérité elles ne le sont pas. Et l'on dit bien souvent que la main droite ignore ce que fait la main gauche. La main qui écrit ignore-t-elle celle qui frotte l'allumette ? Posons si vous le voulez bien la question autrement : qui parle ? Ou encore : qui est l'auteur ?
   
    L'auteur, qui peut aussi bien ici être celui d'un acte, se définit malgré tout par l'écriture en ce qu'il renvoie à « celui qui signe ». De celui qui signe, il n'est qu'un pas pour reconnaître « celui qui signifie ».
    Le livre ne sait rien, n'est-ce pas ? Est-ce l'auteur qui sait ? Pourquoi écrire alors ? L'auteur, c'est à dire « l'autre », l'autre que le lecteur. Comment savoir ce qu'on signe autrement qu'en le lisant ?
    Vous n'ignorez pas que Muhammad, (loué soit Son nom), n'a pas signé le Coran. Il n'est pourtant pas facile de contester qu'il en soit « l'Auteur ». C'est ainsi que je traduirais rassoulou.
    L'on préfère généralement le terme grec de prophète, mais rassoul renvoie à rissalat, c'est à dire lettre, épître, écrit en général.
    Qui a signé ? Le « Seigneur », évidemment. Surtout ne me contestez pas cette étymologie de seigneur. Que prétendrez-vous comprendre autrement de la Signature des choses, selon les termes de Jacob Bœhme ?
   
    Non, je ne soulève pas ici de question théologique. Tombent plutôt sous mon propos ces sujets hypothétiques qui prétendent pallier au doute sur ce que fait la main gauche.
    Qui abolit la monarchie ? « La Révolution » nous dit-on. Ou bien encore, « la bourgeoisie », ou « l'industrie naissante », ou, pourquoi pas, « la Réforme ».
    Voyez donc cette liste infinie de sujets de l'histoire : Les-progrès-de-la-navigation, L'idée-nationale-qui-fait-son-chemin, Le-commerce-et-les-banques, La chimie-moléculaire, L'idée-démocratique, Le-gouvernail, La-guerre,... voyez cet infini panthéon. Tous ces daimôns seraient les agents du destin, les facteurs de la nécessité.
   
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    Souvenez-vous de Néron qui imputa aux Chrétiens le grand incendie de Rome, avant qu'on ne l'en accuse lui-même — à tort, sans aucun doute.
    Personne ne croit plus aujourd'hui que les Chrétiens aient embrasé Rome. Personne sans doute ne l'a jamais vraiment cru. Pourtant nul ne peut douter qu'ils aient été, à leur manière, des pyromanes. On les accusa d'un feu qu'ils n'avaient pas allumé pour les punir d'un autre dont ils étaient bien responsables. Leurs accusateurs étaient-ils sans doute en même temps de bonne et de mauvaise foi. Qui s'étonnera d'une accusation d'incendiaire envers des hommes et des femmes qui se représentaient eux-mêmes avec des flammèches s'élevant de leurs têtes.
    Les Chrétiens d'alors avaient pourtant d'autres soucis que celui d'embraser Rome. Rome n'était déjà pour eux que cendre. À quoi bon détruire ce qui ne saurait se conserver de soi-même, comme dit en substance La Boétie dans son Traité de la Servitude volontaire ?
    Il suffit parfois d'un livre de plus, de quelques mots, pour que la lecture de tous ceux qui les avaient précédés en soit intégralement renouvelée.
   
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    Voyez-vous de quel feu je veux parler ? Et qui est le seul qui puisse consumer les images ? De quel feu : peut-être de quelle lumière ?
    Combien de fois avez-vous entendu dire que tout avait été écrit ? — Et quand cela serait, Demandez-vous plutôt si tout a été lu ; a été entendu. Vous hésitez peut-être à me comprendre. J'entends par là qu'on ne renouvelle rien sans renouveler la langue. Et l'on ne renouvelle pas celle-ci en disant seulement des choses neuves, mais en renouvelant aussi la lecture de tout ce qui fut dit.
   
    Pensez un peu à la forme que cela prit dans l'histoire. Tenez, ne pensez précisément qu'à la vôtre, d'histoire. Les livres que vous avez lus dans votre adolescence, penseriez-vous pouvoir les lire aujourd'hui de la même façon ? Je ne dis pas seulement les relire. Je dis que si vous ne les aviez pas lus alors, vous seriez incapable de les lire maintenant comme vous l'aviez fait en ce temps.
    En cela nous sommes tous un peu des « hommes livres » ; en ce que chacun est porteur de cet exemplaire unique et inimitable qu’est « un livre tel que nous l’avons lu ». Ce qui veut dire que l'auteur n'est rien, et le lecteur est tout.
   
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    « Il n'est de signifiant que pour un autre signifiant ». Mais aussi : « Il n'est pas d'autre de l'Autre ». J'ai lu ces deux phrases quelque part dans Le Séminaire du Docteur Lacan, je ne saurais vous dire plus précisément où.
    Vous les liriez cependant très différemment si je vous disais plutôt qu'elles sont extraites des Entretiens de Lin Tsi.
    Mais je pourrais vous dire aussi qu'elles sont de Abd Ak'Karim Al Jîlî, tirées de son monumental traité Al Insam Ak'Karim (De l'Homme universel).
   
Oui, toute parole prend son sens, comme on dirait prend sa place, dans l'ensemble d'un jeu dont se soutient le langage. Ceci me semble acquis, et ce n'est pas là seulement ce que je veux dire.
   
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    Ces deux phrases, qui jouent en principe dans le champ du discours analytique, je les ai isolées pour les faire résonner dans celui plus vaste du pur monisme. Ce n'est pas davantage pour rien, ou par préciosité que je les ai attribuées à Jîlî. Je les lui attribue d'ailleurs très légitimement : il les a dites — très manifestement pour la seconde, et la première n'est qu'affaire de traduction.
    Chez Jîlî, Unicité et Altérité atteignent ce point absolu d'affirmation et de négation réciproques. Ce « point éclair », où ni la négation ni l'affirmation ne demeurent dans leur repos au sein du langage.
   
    « Nul autre que Lui ! ». Percevez-vous l'éclatement qui se produit ici ? Qui peut prononcer « Nul autre que Lui » si ce n'est « un autre » ? Et s'il n'en est nul autre, alors pourquoi n'est-ce pas « Nul autre que Moi » ?
    Vous comprenez qu'ici la question ne touche pas à la foi ; la croyance, mais à l'intelligence : l'intellection — dans son sens le plus proche de celui de lecture.
    La foi c'est une autre histoire, une histoire de charbonnier. La foi est à la charbonnerie ce que l'intelligence est à la thermodynamique. Vous voyez que ce n'est quand même pas sans rapport. En tous cas, sachez-le, la foi du charbonnier est la seule qui puisse mener quelque part ; la seule qui puisse vous être d’une quelconque utilité — surtout si vous allez au charbon.
   
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    On utilise bien souvent le langage sans le penser. Sans doute est-ce là quelque chose de tout à fait naturel, comme on marche sans y penser, comme on respire sans savoir qu'on respire. Quelquefois pourtant ce naturel ne suffit plus, et il nous faut alors travailler notre équilibre, travailler notre souffle. On n'imaginerait pas devenir chanteur ou guide de montagne autrement.
   
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    Il y a bien longtemps, Protagoras enseignait qu'il serait impossible de prononcer une parole qui fût fausse. Plus tard, un autre sophiste, crétois celui-là, énonça ce paradoxe : « tous les Crétois sont des menteurs ».
    Or si tous les Crétois étaient des menteurs, il disait bien la vérité. Mais s'il ne mentait pas, c'est donc que tous les Crétois n’étaient pas des menteurs, donc qu’il mentait.
   
    L'Athénien et le Crétois enseignaient la même chose : « toute parole est vraie », « toute parole est fausse », ne sont pas deux propositions différentes.
    Si ce n'est que, sous sa deuxième forme : « toute parole est fausse », le paradoxe est manifeste ; car si toute parole est fausse, la proposition « toute parole est fausse » est fausse à fortiori.
    Ce n'est pas pour rien que je vous parle de Sophismes après avoir évoqué le Soufisme. La quasi-homonymie des deux termes devrait nous éclairer ; et au moins ne pas nous égarer la profondeur qu'on prête aux uns et la superficialité qu’on attribue aux autres. Disons que « nul autre que Lui » et « toute parole est fausse » appellent une commune lecture.
   
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    L'on n'a rien compris à l'esprit tant qu'on lui reconnaît deux définitions distinctes : l’une qui renvoie à l'humour, et l'autre au sacré.
    Ou si vous préférez, tant que l'on utilise le mot « transcendance » sans le prendre littéralement et au pied de la lettre : « couper au travers ».
    Était-ce de la transcendance que de couper le nœud Gordien ? Soit, appelons « transcendance » résoudre ainsi les questions de langage.
    Les oiseaux ont de grandes ailes et de petites têtes. Certains disent que la religion est le propre de l'homme, d'autres disent que c'est le rire. Voyez combien l'idée ici est mal traduite jusqu'au faux-sens.
   
    N'ai-je pas oublié de vous dire qu'il fait ici un été torride ? Les ombres en sont toutes bleuies, et nous tenons jusqu'au soir les volets croisés.
    Sans revenir à notre propos, je ne vous dis pas le prix que nous leur attachons.
   
   
    Votre,
    Jean-Pierre H. Depétris