Comment j'ai écrit et édité
À Bolgobol avec Nisus

Par Jean-Pierre Depétris

Publié sur Le blog de NisusWriter le 29/09/08


Mon livre, À Bolgobol1, vient d'être édité en septembre 2008 chez La Belle Inutile2, publié par LULU3 (aux USA, editor et de publisher sont traditionnellement distincts), selon le principe de l'impression à la demande. Je le présente comme « un roman-feuilleton philosophique sous la forme d'un journal de voyage en ligne », c'est à dire que, écrit avec Nisus Writer version 6 sous Mac OS 9 en 2003, je l'ai d'abord édité sur le net en temps réel en version HTML, doublée ensuite d'une autre en PDF optimisée pour la recherche et l'impression. Je l'ai revu cette année pour l'édition sur papier.


De la différence entre littérature et bureautique

Je suis très intéressé par ce que le numérique apporte aux lettres. Par « lettres » j'entends la littérature — roman, poésie, théâtre… — mais aussi essai, critique, recherche, bref, tout travail de l'esprit qui met en œuvre l'écriture avec un souci minimum de style. Je crois même que le numérique, l'ordinateur personnel et l'internet renouvellent complètement les lettres, et sans doute plus radicalement encore que ne l'avait fait l'imprimerie. Curieusement, cette révolution se fait dans une totale discrétion. Le monde des lettres et celui du numérique paraissent s'ignorer, en apparence du moins.

Rétrospectivement, je découvre que cet intérêt était déjà bien vivace avant même que je n'utilise pour la première fois un ordinateur, il y a plus de vingt ans. C'est à dire que j'ai moins trouvé dans l'ordinateur les problèmes inhérents à la découverte par étapes d'une nouvelle technique, que les successives réponses aux questions qui étaient déjà là.


Quelles sont ces questions ? Succinctement, elles se concentrent sur des séparations à faire sauter, qui étaient devenues étouffantes — séparations inhérentes à l'imprimerie et au commerce du livre : fracture entre l'auteur, le lecteur et la critique ; entre l'écriture, l'édition et la lecture ; entre la langue orale et la langue écrite ; entre l'édition publique et la correspondance privée ; entre les genres littéraires, d'un côté, et tout ce qui est information, recherche et communications savantes de l'autre ; entre la théorie littéraire, les problèmes techniques de l'informatique (formats, encodage…), et ceux de netiquette et de licences libres, etc.

Il y a dans mes réflexions et mon travail à ce propos suffisamment de cohérence et de continuité pour qu'il soit impossible de découvrir dans mes écrits les moments exacts où j'ai commencé à utiliser un ordinateur, puis l'internet.


Il existe un troisième moment important, celui où j'ai commencé à utiliser Nisus. Il est très tardif. Il a fallu beaucoup de temps pour que d'abord j'en entende parler, et plus encore, en téléchargeant une version gratuite, pour que je découvre qu'il était le logiciel que je cherchais depuis longtemps. (J'en étais désespéré au point que j'envisageais de m'initier au Latex.)

Pourquoi parle-t-on si peu de Nisus, et si mal quand on le fait, au point que je n'en savais toujours rien d'utile après avoir lu plusieurs articles ? Cette question rejoint celle de la si discrète révolution numérique des lettres. La réponse est la même : parce que plutôt que parler de lettres, ou au moins de texte, d'écriture, on parle de bureautique.

Notre époque reste dominée par les paradigmes des années soixante, qui voulaient voir le dépassement du texte dans l'audio-visuel, avant qu'on ne parle de multimédia. Le numérique et l'internet ressemblent plutôt à une revanche du texte, du langage écrit, qu'il soit celui des mathématiques, des codes, ou des langues vivantes. Le terme de bureautique sert à l'ignorer.


Des suites bureautiques, il n'en manque pas, de très bonnes et des gratuites — notamment OpenOffice et son clone pour Mac NeoOffice —, mais elles ne sont pas des outils idéaux pour faire de la littérature, pas plus que leur module de comptabilité pour faire des mathématiques, ou celui de dessin, pour faire de l'art ou de l'architecture. Les lettres et la bureautique ne sont certainement pas la même chose.

La bureautique suppose qu'un texte serait déjà là, peut-être manuscrit, peut-être sous forme de bande sonore, ou d'un plan, d'une trame d'idées toute prête, qu'il ne serait plus question que de saisir, de paginer, de structurer, de corriger. Elle ne suppose pas d'aider à l'écriture.

Écrire est autre chose. Cela suppose qu'on ne sache pas exactement où l'on va en arriver, car dans le cas contraire, on ne se donnerait pas la peine d'écrire. Le logiciel doit donc être extrêmement souple pour laisser toujours ouvertes à chaque instant toutes les possibilités.

Écrire suppose aussi de ne pas couper tous les ponts entre son travail et le reste de sa vie. Tout simplement, cela peut être continuer d'une certaine façon son essai en écrivant une lettre, ou son roman en lisant d'autres textes, en faisant des recherches, souvent en plusieurs langues. Il importe alors de pouvoir importer, exporter, copier, coller, modifier, traduire, et naviguer le plus intuitivement possible. D'accord, toutes les suites bureautiques en sont capables, mais en combien de palettes et de menus à dérouler, où l'on en oublie ce qu'on est en train de faire sous le coup d'une idée subite ?

Enfin écrire, cela ne suppose pas principalement, ni même essentiellement, de rendre lisible au regard, mais à l'oreille. La langue littéraire se distingue de la langue bureautique (disons) en ce qu'elle est intuitive à l'audition. Cela demande une certaine spontanéité dans l'écriture, et tout à la fois correction, réécriture, reconstruction permanentes… et tout aussi spontanées. La langue littéraire est en réalité la langue orale optimisée pour son efficacité. 


Écrire et éditer

Mon ouvrage est un patchwork d'impressions, de réflexions, de descriptions, de récits, de dialogues, entrecoupés de courriels, où les interventions de plusieurs correspondants souvent s'intercalent, de citations de pages web, dont les liens actifs de l'édition en ligne donnent toute la mesure. Je suis attentif aussi à la possibilité de faire prononcer le texte.

Un traitement de texte doit aider à produire un écrit, mais surtout lui permettre de s'en affranchir. Tôt ou tard, l'ouvrage devra se retrouver en ligne, en HTML, ou être envoyer à un imprimeur, en PDF.

Bien sûr, on pourra l'importer sur un éditeur de site ou un logiciel de PAO. Mais est-ce vraiment la solution la plus pratique ? Doit-on séparer ces moments de l'écriture et de l'édition si l'on peut ne pas le faire ? Ne vaut-il pas mieux travailler jusqu'au bout avec le même fichier sur le même logiciel ?


J'ai édité mon journal de voyage en ligne et en temps réel. Pour cela, il valait mieux réduire au minimum les manipulations.

J'ai coutume de préparer mes pages à partir d'un modèle dans lequel je colle en code source le passage que j'ai exporté à partir de Nisus. Je peux éventuellement corriger quelques balises ou quelques caractères spéciaux par rechercher-remplacer. Pour cela, j'ai besoin d'un code compact sans multiplication de balises inutiles. Nisus le fait très bien.

Cette édition en temps réel est très intéressante, même réservée par mot de passe à quelques lecteurs. Elle permet que d'autres participent à la relecture et la correction, et surtout interviennent dans la cours de la rédaction. J'ai pu même intégrer des retours dans la suite de l'ouvrage. Un livre ainsi écrit en même temps qu'édité, lu, corrigé et critiqué, devrait aboutir à un fichier fin prêt pour l'impression dès qu'exporté en PDF, sans se donner davantage de peine.

C'est parfaitement faisable avec Nisus. À Bolgobol a été imprimé en 6x9 pouces. Il suffit de changer le système métrique dans les préférences du système pour pouvoir entrer les chiffres exacts — le gestionnaire d'impression n'accepte pas les décimales —, de corriger éventuellement la pagination et la taille des caractères, de refaire la table des matières et d'exporter en PDF. Si notre fichier a été bien composé depuis le début, ces opérations ne devraient pas prendre beaucoup de temps, même si l'on a des illustrations.


C'est aussi simple que cela aujourd'hui, mais ça ne l'était pas il y a encore quelques mois. J'ai rencontré deux épineux problèmes : Le premier était de laisser à mon fichier ce qu'on appelle des fonds perdus, c'est à dire une marge destinée à être coupée. Impossible avec le gestionnaire d'impression. Ce premier problème a maintenant été réglé par Lulu.com, qui ne demande plus d'ajouter soi-même les fonds perdus.

Le second était une profusion de jeux partiels de polices incorporées au fichier par Mac OS lui-même. Rien que pour afficher tous ces jeux partiels dans la fenêtre des propriétés d'Acrobat Reader, le ventilateur de mon MacBook se mettait à ronfler. L'impression à la demande est très exigeante sur la qualité du PDF, car il est destiné à être imprimé dans plusieurs points du monde. Ces profusions de polices peuvent dérouter les machines d'imprimerie.

Ce problème était finalement moins grave, car l'exportation de Nisus par le menu « Fichier » était déjà suffisamment correcte. J'ai aussi trouvé des jeux de scripts sur le site abracadabraPDF.net qui permettent de mieux paramétrer l'exportation, notamment des images. (On les trouve sur ce blog de Nisus Writer en français, si l'on n'a pas Acrobat Reader pour les extraire.)

J'ai coutume d'écrire chaque chapitre sur un fichier séparé que j'importe ensuite. Il m'arrive encore de coller un seul passage que je veux retravailler sur un nouveau fichier. Je colle aussi parfois des courriels, des citations prises en ligne. Je suppose que chaque nouveau collage génère son jeu partiel de police. Quoi qu'il en soit, ce problème a miraculeusement disparu maintenant, de quelque façon et de quelque logiciel que j'exporte mon PDF, sans que je sache pourquoi.


Nisus et son interopérabilité

En attendant, ces problèmes n'étaient pas encore résolus pour moi au printemps, et j'ai dû chercher d'autres solutions, que j'ai trouvées en faisant appel à OpenOffice et à son clone NeoOffice. Ça m'a permis de découvrir les avantages qu'offrent leur bonne interopérabilité avec Nisus. J'ai vu d'abord que même en RTF, ils ouvrent correctement les fichiers Nisus. On y retrouve les sauts de page et les styles. On y retrouve surtout les sections, et là où l'on ne les aurait pas cherchées : dans les « Styles de Page ». En sélectionnant dans le menu déroulant de la palette des style de n'afficher que les « Styles utilisés », on peut sans trop de peine continuer un travail réalisé avec Nisus.

Il est alors possible de définir son format de page au dixième de millimètre, et de paramétrer plus finement le PDF, l'exportation des images, la génération ou non des signets de navigation, etc. J'ai découvert aussi qu'OpenOffice et NeoOffice permettent de définir le charset en exportant en HTML, ce qui m'a été utile pour changer les passage modifiés de mes pages web sans tout reprendre, car tous les logiciels natifs Mac OS ne connaissent plus que l'Unicode.


Il semble que les développeurs de Nisus, comme moi, voient moins en Open Office un dangereux concurrent qu'un appréciable complément, puisque la dernière version permet d'exporter en ODT sous Leopard.

Nisus ne rivalisera de toute façon jamais avec OpenOffice en tant que suite bureautique, mais inversement, OpenOffice ne rivalisera jamais avec Nisus pour écrire avec un ordinateur. La littérature et la bureautique ne sont définitivement pas la même chose.

Naturellement, tout le monde n'a pas le même usage intensif d'un traitement de texte pour devoir l'acheter. Mais à ce compte, Bean4 de James Hoover, est un très agréable et très beau petit traitement de texte, et qui ressemble à Nisus comme une version gratuite allégée. Il est bien plus pratique et plus complet que TextEdit, et parfait pour s'initier à écrire avec un ordinateur, plutôt que « faire de la bureautique ». On pourra toujours passer ensuite si besoin est à NisusExpress et à NisusPro.

Je crois que personne ne sait plus aujourd'hui écrire un livre entier avec une plume et du papier — c'est un travail de fou dans lequel je ne me lancerais plus — mais je crois que bien peu ont déjà appris à utiliser les ressources du numérique. Je me demande si la production littéraire actuelle, plutôt que de se fustiger elle-même stérilement sur sa prétendue médiocrité — moi je dirais tout au plus son manque d'imagination —, ne ferait pas mieux de s'interroger sur son usage de l'informatique. Microsoft Office et les logiciels de PAO ont évidemment une incidence sur la façon dont on écrit et dont on produit les livres.

Mon ouvrage, À Bolgobol, contient des quantités de remarques à ce propos sur les lettres, l'édition, leur histoire et le numérique.



1 http://jdepetris.free.fr/Livres/bolgobol/

2 La Belle Inutile est le nom d'un regroupement amical de personnalité autonomes réparties entre l'Europe et les deux Amériques, qui partagent une orientation surréaliste et un goût pour battre les cartes entre les arts, les techniques et les idées. http://jdepetris.free.fr/pages/belle_inutile.html

3 Lulu.com, fondée en 2002 par Bob Young, ancien CEO de l'entreprise Red Hat, est la première place de marché pour les contenus numériques sur l'internet. Lulu change le monde de l’édition en donnant aux créateurs de livres, vidéos, périodiques, œuvres multimédia et autres, la possibilité de publier leur travail eux-mêmes avec un contrôle complet de l’édition et du Copyright. http://stores.lulu.com/depetris

4 http://www.bean-osx.com/Bean.html