Comme un roman

Jean-Pierre Depetris,
le 26 mars 2012

« Ça se lit comme un roman » : ces six mots sont devenue une formule toute faite. Elle désigne cependant quelque-chose d'assez intéressant dans le fond : une forme d'énoncé qui rendrait la lecture facile, attractive, peut-être addictive.

À vrai dire, on connaît depuis longtemps des procédés pour y parvenir. Ils sont aisés à mettre en œuvre, du moins si le principal but recherché est bien là.

On peut se demander toutefois s'il est bien salubre de ne viser qu'un tel objectif.


Peut-être devrait-on considérer la chose autrement et plus en amont. Ces procédés seraient certainement plus précieux si, avant la lecture, ils facilitaient l'écriture, et même la pensée. Il ne serait peut-être pas très difficile de relire les traités de rhétoriques et de poétique de ce point de vue, comme des traités d'un art de penser.

Je ne suis pas sûr qu'il ait été bien avisé de tenir séparés depuis l'antiquité un art de penser – la logique – d'un art de convaincre – la rhétorique – et, disons, d'un art de créer – la poétique.

Naturellement, si l'on considérait qu'ils constituent un seul et même art, celui-ci se ferait aussi une critique de la raison et de l'esthétique, comme le furent, chacun à se manière, le Surréalisme et l'Empirisme logique.


La proposition « ça se lit comme un roman » fait toutefois allusion à une forme narrative bien particulière. On peut se demander si le succès de la forme romanesque à l'époque contemporaine ne tient pas à ce seul fait que, justement, les romans se lisent comme des romans.

Est-ce si vrai au fond ? Ne les lit-on pas ainsi parce qu'on est culturellement conditionné à les lire sans effort ? N'est-ce pas plutôt que l'homme contemporain apprend d'abord à lire des romans ? On pourrait aisément imaginer quelqu'un qui sache lire, et même très bien, qui soit un lettré, mais qui n'ait pas appris à lire des romans ; ne sache pas bien les lire.

Il aurait du mal à suivre des narrations, se perdrait dans la diversité des personnages et dissiperait son attention dans l'attente du moment où ça deviendrait intéressant. D'ailleurs rien ne dit que le lecteur contemporain sache bien lire un roman : il le lit sans peine, c'est tout.

Des lecteurs ont été choqués, ai-je appris, de découvrir qu'un roman racontant la vie sous l'occupation, d'une enfant juive élevée par des loups n'était pas une authentique autobiographie. Peut-être un jour devra-t-on préciser que Cyrano de Bergerac n'est jamais allé sur la lune.

Après tous, il n'est peut-être pas si facile de lire un roman, et l'on a peut-être seulement appris à les lire sans peine, et à en écrire pour qu'ils soient lus sans peine.


Je pense qu'une des sources du roman est le conte philosophique. La narration romanesque, comme le dialogue, sont d'excellents procédés pour développer des pensées, les plus efficaces peut-être. C'est une façon d'énoncer des idées tout en les mettant à l'épreuve, ou pour le moins en situation.

Une autre source du roman est plus orientale encore. Elle tient à un retournement de ce que l'on pourrait appeler par facilité « la forme » et « le contenu ». Elle pourrait se résumer par la formule d'Austin : « l'important n'a aucune importance ». J'en situerais la source dans la poésie des Tangs, mais sans rien affirmer, n'étant pas assez érudit.

La pensée, ce que pour dire vite nous appellerions « contenu », devient matériau littéraire. Je vois une filiation nette sur ce point, de Li Thaï Po à Marcel Proust, passant bien entendu par le monogatari japonais et le roman chinois.


Cette distinction entre forme et contenu est, bien sûr, fallacieuse. S'il s'agissait bien de forme et de contenu, leur retournement ne serait pas bien concevable. Une telle distinction est cependant pratique : nous convenons de nommer « contenu » ce qui pourrait être dit autrement.

On pourrait imaginer, comme un exercice d'école, de réécrire Candide le roman de Voltaire, sous la forme d'un essai. Ce ne serait pas très difficile. Sans m'y être essayé, il me semble pourtant qu'un tel essai n'aurait certainement pas laissé la trace inoubliable du roman. D'un point de vue philosophique, Candide n'est pas un ouvrage bien remarquable. D'un point de vue littéraire, ce n'est pas non plus un chef-d'œuvre. Voltaire le savait bien, qui ne tenait pas ses romans et ses contes pour des ouvrages majeurs et les voyait comme des amusements. Or c'est précisément quand on les prend pour tels qu'ils deviennent admirables. Ils dégagent une impression de liberté et de vivacité de la pensée. J'insiste : ce que font voir ces contes et ces romans est bien plus qu'une pensée qui aurait pu être développée autrement ; et bien plus aussi que l'ironie percutante de l'humoriste. C'est encore autre-chose : un libre mouvement de la pensée dont est donnée la méthode en même temps que le produit.