Jean-Pierre Depétris

 

 

RECHERCHES SUR LA PAROLE,
LE SIGNE ET LA PENSÉE

 

 

 

Carnets de 1997

 

 


 

 

TABLE

 

 

Avertissement

 

Essai de définition d'une posture

 

De quelques notions devenues imprécises

I

II

III

 

Retour sur ces dernières années

Confessions

À propos de règles

 

Sur la théorie de l'inconscient

 

Notes sur des questions déjà abordées par ailleurs

1. L'expérience sensible

2. Le lecteur fictif

3. Le problème des lettres

 

Musique et intention

1. Sur le sens et le corps

2. L'inscription orale

 

 

 


 

 

AVERTISSEMENT

 

 

 

Il semble qu'en général on lise un peu comme on escalade : on prend appui sur quelques points saillants pour se hisser jusqu'aux suivants, et l'on devine bien souvent plus qu'on ne lit (ne lie) ce qui conduit de l'un à l'autre. Il est périlleux, en ce qui concerne ce que j'écris, de trop imaginer ce que l'on n'aura fait qu'enjamber ; précisément parce que ce travail de liaison n'est ni fait ni à faire.

On me prête souvent des idées qui me sont étrangères. Elles ont été « devinées » plutôt quelles n'ont été « lues », entre quelques prises solides. Entre A et B, on ne pouvait imaginer que C. Certes, mais je n'ai moi-même rien articulé de tel et peut-être n'ai-je rien articulé du tout.

On est en général très attentif, trop sans doute, à ce qui fait liaison, dans la pensée, entre ses points d'appui. On appelle cela des « systèmes ». On cherche des systèmes ; on attache plus d'importance au système qu'à ce qu'il « systématise ». Les points d'appui perdent leur importance propre pour ce qui les rattache entre eux. C'est une des principales raisons qui m'ont fait renoncer à articuler ma pensée, et je crains qu'à me lire ainsi on ne s'enferme dans d'inextricables filets, qui ne seraient d'ailleurs que le produit de la propre imagination conceptuelle du lecteur.

 

Je sais bien qu'on ne comprend jamais tout en lisant, et pour de multiples raisons : parce que l'auteur est trop lacunaire, qu'il fait appel à des connaissances ou des expériences que le lecteur ignore, parce qu'il éveille des pensées qu'on préfère enfouir, parce qu'il ne se comprend pas lui-même... Il est alors bien naturel qu'on saisisse quelques prises, choisies au détriment d'autres offertes. C'est bien évidemment comme cela qu'on peut, et doit, me lire aussi. Qu'on s'y appuie, qu'on les éprouve, les triture et les creuse ; mais qu'on ne cherche pas trop à imaginer entre elles autre chose que le seul travail de se hisser de l'une à l'autre ; qu'on ne cherche pas autre chose que leur seule articulation.

 

 

 


 

 

ESSAI DE DEFINITION D'UNE POSTURE

 

 

 

 

1 Perception et conception

La pensée fonctionne à partir des sensations autant que des conceptions. Mieux : il n'est de sensation et de conception, et donc de différence entre les deux, qu'à la suite du fonctionnement de la pensée.

Voilà qui paraît compliqué. Il n'en est rien, et l'on peut en faire quotidiennement de multiples et banales expériences : apercevant un homme en blouse blanche, selon que je sache, ou croie, qu'il est brancardier, cuisinier, peintre en bâtiment, chercheur, médecin chef... je le verrai d'une tout autre façon. Nos sensations, nous les tirons en principe de nos organes de perception, et nos conceptions, nous les tirons de systèmes signifiants. En réalité, rien n'est moins évident qu'une nette distinction entre les deux. Un système signifiant — par système signifiant, j'entends toute langue naturelle, toute forme de langage, de code, tout outil de représentation — un système signifiant ne sert pas seulement à énoncer la pensée, à la signifier, ni même seulement à penser, il intervient jusque dans la perception. La façon dont on s'en sert peut accroître ou diminuer l'acuité des perceptions. Ainsi le même coucher de soleil peut être vu très différemment selon la conception qu'on se fait du cosmos : selon qu'on « voit » la Terre plate ou ronde, mobile ou immobile. L'exacte distinction entre ma perception et ma conception du coucher de soleil est en fait bien problématique.

La manière dont on conçoit suppose un filtrage des perceptions : certaines devenant constitutives de la conception tandis que d'autres sont oblitérées et deviennent proprement imperceptibles. Et la perception elle aussi filtre les conceptions, en rendant quelques-unes littéralement inconcevables, tandis que d'autres en constituent la charpente. Non seulement tout ceci est moins compliqué qu'on pourrait le croire, mais ne constitue même pas des idées neuves ; pourtant on peut constater avec quelque surprise qu'elles gardent un air de nouveauté. Peut-être sont-elles bien connues et mal comprises.

 

De telles idées tendent à jeter quelques soupçons sur le témoignage des sens et sur celui de la raison ; elles tendent du moins à les relativiser. Il serait bien naïf de prêter trop de crédit aux sensations, qui peuvent n'être aussi bien que des illusions, ou de croire la raison infaillible ; mais on veut se convaincre que l'observation sensible et le raisonnement logique puissent mutuellement s'affermir, que le témoignage des sens confirme le raisonnement logique, et réciproquement. La valeur de ce double témoignage repose évidemment sur la croyance en deux sources distinctes : si les perceptions et les conceptions s'articulent au contraire et se mêlent, aucune ne saurait être une preuve pour l'autre.

Accepter de telles prémisses semble faire renoncer à tout espoir dans une quête de la vérité ; c'est la raison pour laquelle, bien qu'elles ne soient en rien des idées neuves et qu'elles soient généralement admises, du moins partiellement, on se refuse manifestement à en tirer toutes les conséquences. Cette attitude de compromis revient à négliger la valeur intrinsèque de l'intelligence et de la sensibilité. En effet : pourquoi aurions-nous besoin d'une preuve que ce que nous percevons et concevons clairement soit vrai ? En quoi avons-nous impérativement besoin d'être rassurés ? Doutons-nous seulement sérieusement ? Nous cherchons avant tout à mieux percevoir, à mieux comprendre. Nous y parvenons ou pas ; mais quand nous percevons ou comprenons distinctement, qu'attendons-nous de plus ? Quelque chose qui pourrait avoir valeur de preuve ? Et qu'est-ce qui pourrait encore tenir lieu de preuve ?

 

2 De la futilité à la fertilité.

L'inextricable treillis des sensations et des conceptions, des impressions et des réflexions dirait Locke, devrait suggérer d'abord des conclusions pratiques. C'est un champ d'expériences très vaste ; en fait, il n'est pas un champ d'activité, pas une expérience particulière qui ne repose d'abord sur ce recouvrement réciproque des percepts et des concepts.

Mon champ d'expérience privilégié est la littérature, plus largement l'esthétique. Qu'est-ce que la littérature ? On pourrait la définir succinctement comme l'art d'éveiller des impressions sensibles à l'aide de mots, à l'aide de systèmes signifiants. Peut-être pourrait-on dire que le but de la littérature est de nous faire oublier les mots, non pas pour les seules significations, qu'elle nous fait oublier aussi, qu'elle nous fait enjamber sans nous y arrêter, mais pour des sensations, des impressions, des perceptions.

C'est ce que je me plais à appeler la dimension futile de la littérature. Cette futilité n'est pas élément négligeable ; elle est l'essence de l'esthétique. Elle en est l'essence, mais elle n'est pas tout. Goûter une œuvre littéraire, palpiter à un récit, à une description, retrouver la richesse et la densité du monde sensible dans un habile et efficace arrangement de phrases, est d'un certain point de vue prodigieux, mais d'un autre, totalement futile puisqu'il n'y a aucun intérêt à passer par le livre pour goûter ce qui nous est immédiatement donné à profusion par nos sens et notre entendement. La possibilité seule, et les procédés pour y parvenir, sont fascinants. Et c'est bien ce qui fascine les passionnés de littérature.

 

Rien ne dépasse là encore la futilité, pour atteindre ce que j'appelle la fertilité. De « futile » à « fertile » il n'est que deux lettres à changer, et il n'y a à vrai dire qu'un pas. Je distingue la fertilité quand on passe du seul arrangement des mots pour éveiller des sensations à l'arrangement des sensations ainsi évoquées pour articuler une pensée. On peut dire alors que la littérature, plus largement l'esthétique, consiste à penser avec des sensations plutôt qu'avec des concepts.

Comme j'ai affirmé que perception et conception étaient indissociables, il est peut-être hasardeux de chercher à tracer une démarcation bien nette entre une littérature pure, « générale », à vocation esthétique, et des « littératures » scientifiques, philosophiques, etc... qui auraient pour vocation d'énoncer des idées. Tout au plus cette démarcation pourrait être un choix volontariste : celui d'un écrivain (comme Flaubert) qui se refuse par principe à énoncer la moindre idée dans ses œuvres, en se donnant pour consigne de seulement les illustrer en les mettant en scène ; ou encore le choix d'un penseur qui se donnerait pour consigne de proscrire toute figure de style ou tout effet de rhétorique. De telles options ont eu une certaine vigueur de la fin du dix-neuvième siècle au début du vingtième. Elles ont été élaborées et poussées à leurs limites en toute conscience et elles ont été fructueuses en ce qui concerne l'exploration de ces limites. De telles distinctions n'ont pas toujours eu beaucoup de signification. Elles ne recouvrent rien, par exemple, dans la littérature latine où ne se distinguent jamais bien la valeur esthétique de la valeur démonstrative, ni même de l'efficace de la persuasion. Qu'on se réfère à Lucrèce, Sénèque, Horace ou Cicéron : les Romains étaient surtout sensibles à la puissance d'un discours, même s'ils étaient peu équipés pour concevoir ses éléments et ses moyens.

Cette puissance repose principalement sur deux pôles. L'un est une certaine force d'évidence : comment avec le moins de mots possible susciter une impression vivace. L'autre est dans le déplacement de la pensée : générer, à partir de ces impressions, des idées nouvelles. Comment, en somme, se servir des mots pour accroître l'intuition, pour affiner la claire perception des choses, et les articuler dans les plus directes et lointaines suites d'inférences ?

 

3 Culture et science.

La science moderne, celle qui est apparue au dix-septième siècle et qui est seule à être proprement appelée « science », a un caractère bien particulier que l'on ne retrouve dans les « sciences » d'aucune autre époque ni d'aucune autre civilisation, du moins poussé à une telle exigence : c'est l'objectivité.

Qu'est-ce exactement que cette objectivité ? La science cherche à énoncer sous forme de lois des connaissances et des méthodes qui n'aient pas à tenir compte des qualités et des aptitudes d'un sujet. C'est en cela qu'elle est objective. Sans doute celui qui apprend, produit, utilise ces connaissances et ces méthodes doit bien posséder quelques aptitudes ; mais ces aptitudes ne sont pas l'objet de la science et elle ne s'en soucie pas. Quand bien même la science moderne s'intéresserait à de telles aptitudes et chercherait comment les accroître, et elle s'y intéresse, ce n'est jamais sous forme de méthodes que le chercheur appliquerait d'abord à lui-même. La « communauté scientifique » se veut sans doute une communauté de « savants », mais pas une communauté d' « initiés ». Aucune formation scientifique n'exigera que l'étudiant « travaille sur lui-même » ; elle « contrôle ses connaissances » mais jamais son « évolution initiatique ».

Cela ne veut pas dire que cette dimension « initiatique » soit absolument absente de la science. Des aptitudes, des sensibilités, des tournures d'esprit particulières se développent et sont même indispensables pour poursuivre certaines recherches ; la science tout simplement les ignore, elle ne s'intéresse qu'à ce qui constitue un « savoir objectif », énonçable et communicable sans exiger une quelconque évolution initiatique. Et c'est bien parce que cette option est constitutive de la science depuis le dix-septième siècle qu'elle a accumulé la plus formidable somme de méthodes et de savoirs « objectifs ».

Il n'empêche que cette dimension proprement « initiatique » n'est qu'évacuée, mise de côté, ignorée, même si cette ignorance n'en est pas moins génératrice de savoirs, et ceci très efficacement.

Cette dimension rejetée par la science, que je préférerais dire « initiatrice » plutôt qu' « initiatique », n'est pas tout entière évacuée vers d'autres activités, notamment culturelles, bien qu'elle y tienne une part plus visible. En fait le modèle scientifique tend à contaminer toutes les disciplines et les activités. J'entends par là que, de toute part, on suppose que rien d'autre ne doive être en jeu que, d'une part des techniques, des savoirs, des méthodes « objectives », et de l'autre des aptitudes, plus ou moins innées, qu'on ne songe à aucun moment à cultiver, à affiner, autrement que par des méthodes « objectives ».

Une certaine opposition devenue classique entre le rôle du travail et celui de l'inspiration, ou du génie, dans l'art comme dans la science, pourrait bien alors être de nature à cacher l'essentiel.

 

4 Connaissance et ignorance.

On prête trop d'importance à la science et dans le même temps l'on néglige trop le caractère décisif de la révolution scientifique qui a eu lieu au dix-septième siècle, et son influence sur tous les aspects de la vie.

On néglige principalement sa première prémisse, qui pourrait s'énoncer ainsi : « Ramener le savoir à des énoncés intelligibles pour toute personne douée de raison ». C'est là, il me semble, un critère fondateur qui marque la véritable rupture avec toute forme antérieure de science : on part du postulat que la raison est la chose au monde la mieux partagée, et l'on fait de son jugement le critère universel du savoir.

Or, qu'est-ce qui peut bien faire obstacle à cet exercice de la raison ? Qu'est-ce qui empêche un être doué de raison de comprendre ? Il y a peu de réponses acceptables à cette question. Dire « la sottise » revient à nier l'hypothèse de base que la raison est au monde la chose la mieux partagée. La paresse, le manque d'effort, d'attention, laissent intacte la possibilité virtuelle. Ne reste alors que l'ignorance. Elle seule peut empêcher un être doué de raison de comprendre un énoncé raisonnable.

La science moderne serait-elle fondée sur l'ignorance ? C'est manifeste et explicitement formulé. Cette révolution scientifique qui se fonde de la Docte Ignorance de Nicolas de Cusa jusqu'à La Logique de Port Royal, repose sur l'ignorance, et rejette la complexe propédeutique scolastique. On ignore délibérément tout savoir qui ne repose pas sur l'évidence de la raison et les données de l'expérience.

On peut se demander si la science aujourd'hui s'appuie encore sur un tel critère qui lui est pourtant constitutif. On serait tenté de répondre non, tant la science contemporaine n'est plus accessible à l'ignorant, si tant est qu'elle l'ait jamais été, et demande même tant de connaissances qu'aucun homme ne pourrait espérer en assimiler assez pour circuler dans toutes ses dépendances. Mais répondre ainsi ne reviendrait-il pas à affirmer que la science n'est plus scientifique ?

Littéralement, science veut dire « savoir », « connaissance ». La science est toutefois une connaissance bien particulière dont la caractéristique principale est qu'elle refuse de se laisser fonder sur d'autres connaissances. Tant de telles connaissances se sont pourtant accumulées, et surtout se sont étayées les unes sur les autres, qu'une telle exigence n'a peut-être plus aucun sens. Elle ne peut cependant pas être évacuée, et ne l'est pas pour l'essentiel, car même si le savoir scientifique n'est pas accessible dans sa totalité à un seul homme, et que cet homme doit bien faire confiance à ce qu'il n'est pas en mesure de vérifier par lui-même, l'essentiel de l'activité scientifique n'en consiste pas moins à remettre en question ses acquis et à les éprouver par l'expérience et l'inférence.

Si l'on veut bien tirer de tout ceci toutes les conséquences, force est d'admettre que la science proscrit la certitude au profit de l'hypothèse, que la connaissance scientifique est une connaissance hypothétique, et ceci par définition. La connaissance scientifique n'est que l'ensemble des hypothèses scientifiques. Prendre ces hypothèses pour argent comptant revient à renoncer à la posture scientifique (pour, si j'ose dire, l'imposture scientifique).

 

5 La science n'a fait qu'utiliser l'esprit, il est temps de l'affûter.

Il est remarquable qu'une civilisation se soit fondée sur une science qui elle-même repose sur le doute et l'ignorance — l'hypothèse —, et obtienne de si incontestables succès. Du moins l'hypothèse repose-t-elle sur deux solides piliers : inférence et expérience ; c'est à dire la raison et le témoignage des sens.

On craindra donc que l'ébranlement de ces deux piliers ne menace l'édifice. La résistance de chacun, a bien pu être jugée douteuse, son équilibre individuel instable, du moins l'usage concordant des deux semblait garantir la solidité ; mais s'ils ne sont que les branches d'un même tronc, les supports et les moyens de vérification de l'hypothèse sont eux-mêmes plus hypothétiques encore.

Plutôt semblerait-il que l'hypothèse possède déjà une certaine force portante sur laquelle prennent aussi bien appui l'expérience que l'inférence.

Qu'on songe ici aux mathématiques — science par essence hypothético-déductive — et à leur fonction constitutive dans l'activité scientifique, qui en fait l'armature de toutes les autres sciences. Il est évident que tout principe de vérificabilité ou de réfutabilité n'a aucune prise sur les mathématiques. Comment réfuter le théorème d'Euclide ? On peut le remplacer par celui de Riemann, mais on ne peut rien réfuter, ni davantage vérifier, ni par expérience, ni par inférence. Inférence et expérience, au contraire, peuvent germer sur de telles hypothèses.

De ce point de vue, le principe de réfutabilité de Popper est une absurdité. Il prétend réfutable une affirmation telle que : « tous les cygnes sont blancs », si l'on découvre au moins un cygne noir, mais néglige que si l'on caractérise le cygne par la blancheur, on n'appellera certainement pas « cygne » un oiseau noir.

La découverte de l'ornithorynque n'a pas réfuté le principe qu'aucun mammifère n'est un oiseau. De telles constructions, comme la classification des espèces, ne sont ni vérifiables, ni falsifiables, ni même vraies ou fausses, elles sont au contraire des outils efficaces de conception, et même de perception.

Il ne serait alors peut-être pas sot de se demander si tout l'initiatique refoulé ne se réfugie pas dans cette production d'hypothèses, les utilisant à affûter l'esprit, et occupant un point aveugle où travail esthétique et travail scientifique se superposent. L'activité la plus fertile du vingtième siècle me paraît se situer là, dans une sorte d'entre-deux assez peu confortable.

Je pense ici aux travaux de Wittgenstein, à la meilleure part du Mouvement Surréaliste, ou encore aux Carnets de Paul Valéry, aux principales œuvres de Roger Caillois, ou même à l'œuvre de Michaux, aux Séminaires de Jacques Lacan... On peut être surpris de ce curieux catalogue — que je ne prétends pas exhaustif — et avoir quelque peine à trouver le caractère commun des œuvres qui le constituent.

Je peux déjà en proposer un : leur singularité formelle qui les rend assez peu classables, même là où l'on a coutume de les classer. Ces ouvrages qui, mis ensemble, paraissent à première vue si disparates, ont ceci en commun qu'ils le sont en effet, le sont à ce point qu'ils le demeurent où qu'on les place ailleurs. Ils paraissent avant tout n'obéir à aucune règle de genre.

Un autre point commun apparaît en y regardant mieux : ils ne sont pas très éloignés du point de vue que je revendique ici. Ils affichent une même méfiance envers la raison et envers l'expérience objective, tout en rejetant radicalement tout fidéisme, toute transcendance, tout occultisme comme tout passéisme, et ils prennent comme principal objet d'expérience l'usage du langage et des sensations.

Chacune de ces démarches a remporté en même temps une part de succès et une part d'échec : le succès tient à ce que, bon gré mal gré, souvent avec retard et pas mal de malentendus, elles jouissent d'une certaine célébrité ; et leur échec tient justement à cette impression de disparate que ne manque pas de donner leur regroupement.

 

6 Tout ceci ne serait pas sans rapport avec l'autorité. Et qu'est-ce que l'autorité ?

La plupart du temps, lorsqu'on entend un discours, la première sorte d'information qu'on cherche à en tirer consiste à comprendre à quel type d'autorité établie il prête allégeance, et quelle autorité le couvre de son agrément. Dans un second temps seulement, selon les réponses qui s'imposent, on cherche à en comprendre davantage.

Cette attitude est sans doute critiquable, mais elle n'en demeure pas moins très justifiable : ne pas comprendre de quelle autorité se revendique un discours, revient en général à s'interdire de le comprendre.

Il est encore une bonne raison d'être attentif à l'autorité revendiquée et à la caution qui en est reçue : on s'économise ainsi l'effort de chercher à comprendre ce qui n'en vaudrait peut-être pas la peine.

En matière intellectuelle, on peut sérier deux principales formes d'autorité. La première est l'autorité scientifique. Elle est fondée sur celle d'une communauté scientifique qui confirme que le discours de chacun de ses membres a bien une consistance pour l'ensemble de cette communauté. Cette communauté scientifique est fermée, elle est constituée d'un conglomérat de petites communautés de spécialistes, dans lesquelles les conflits d'autorité sont souvent très violents mais ne peuvent être tranchés qu'au sein de ces seules communautés. À l'autre extrême, se trouve l'autorité de la célébrité. Entre les deux est ce qu'on pourrait appeler « l'autorité des avant-gardes », qui est un peu hybride. Elle ne revendique ni l'autorité d'une communauté bien constituée et infaillible, ni celle du grand nombre. Elle tient de la première en ce qu'elle suppose malgré tout une certaine reconnaissance des pairs qui constituent alors moins une communauté qu'un milieu ; elle tient en ceci de la seconde, et s'en distingue en ce qu'elle revendique la reconnaissance avisée plutôt que massive.

Tout cela est parfaitement justifiable : qu'un discours soit autorisé par une communauté compétente, par une large reconnaissance publique ou par tout ce qui pourrait en être l'intermédiaire ou le panachage, n'est ni insignifiant ni exempt de garanties.

Or justement, qu'est-ce que cela garantit ? De quoi est-ce le signe ? L'autorité scientifique, par exemple, celle que garantit une communauté autorisée, n'a de réelle valeur que si elle n'est pas tautologique ; c'est à dire si elle ne s'établit pas sur une présupposée infaillibilité exemptée de fournir des critères et de se justifier, mais si elle garantit au contraire des critères de scientificité. On veut bien alors accorder à cette communauté la meilleure aptitude à reconnaître et éprouver de tels critères, puisqu'elle en a l'usage le plus exigeant. Disons qu'un discours est autorisé par la communauté scientifique parce qu'il répond à des critères de scintificité, et non l'inverse ; sinon cette communauté finirait par ruiner sa propre autorité.

L'autorité du « grand public », elle, garantit l'efficacité et l'évidence d'un propos qui ne demande aucune préparation particulière pour être reçu.

Un discours, une théorie, un ouvrage, un énoncé contiennent donc une autorité intrinsèque qu'une communauté, un milieu, un public... ne peuvent que garantir, cautionner, certifier mais certainement pas remplacer, sous peine de perdre à terme leur crédibilité ; leur propre autorité.

 

7 Autorité suppose auteur (ou : Le Magicien d'Oz)

Ces remarques tendraient à démontrer qu'une autorité peut en cacher une autre ; que l'autorité donnée par un corps constitué quelconque : université, médias, éditions, etc... peut quand même en venir à se substituer à celle qu'elle devait seulement garantir.

Imagine celui qui ne se soucierait plus que du label d'un vin en oubliant même la qualité que ce label est censé spécifier. Ceci ne voudrait d'ailleurs pas dire que le label soit attribué inconsidérément, mais seulement qu'on est prêt à payer la qualité, même si l'on n'est pas capable de la reconnaître ; qu'on la paiera même d'autant plus volontiers qu'on ne sait faire la différence.

Cet usage de l'autorité est ce qui a la plus redoutable efficacité pour émousser l'esprit. Aussi, affûter son esprit peut revenir tout simplement à ruiner une telle autorité. Oh, certainement pas en la contestant, ou en la bousculant d'une quelconque manière, mais tout simplement en entreprenant de guérir cette maladie de l'esprit qui consiste à prêter autorité à la première institution venue, ou encore à tout ce qui fait nombre, à tout ce qui se donne des airs impressionnants, importants.

Ne plus prêter son autorité, car c'est la sienne en fait dont on se dépouille ; la reconquérir. Retrouver son autorité, celle de ses sens et de son intelligence ; se savoir l'auteur de ce que l'on construit avec.

 

 

 


 

 

PREMIÈRE PARTIE

DE QUELQUES NOTIONS DEVENUES IMPRECISES

I
À propos des notions de pensée et d'idée

 

 

février

Les significations des termes « idée » ou « pensée » ont changé au fil des siècles. Elles changent aussi selon les auteurs. Chez Descartes, Locke, Berkeley, « pensée » (thoutht) peut être synonyme de « sensation ». De plus en plus, l'usage donne au mot « pensée » le sens d'une opération abstraite de l'esprit ; disons le sens d' « inférence ». Entre une sensation et un syllogisme, on admettra que le sens est assez vague. On préfère aussi employer aujourd'hui le terme de « cognition », mais il n'est pas dit que son sens soit beaucoup plus net.

Inventer du vocabulaire pour pallier à l'imprécision de celui qui existe déjà ne m'a jamais paru une très bonne solution. Les sciences les plus exactes ont d'ailleurs très bien su employer le vocabulaire le plus ordinaire (force, travail, énergie...) sans laisser planer la moindre confusion dans leur signification, et l'on peut continuer à employer les mêmes termes quotidiennement dans des acceptions très vagues sans que n'en deviennent confuses les lois de la physique.

Aussi l'imprécision des termes de « pensée » ou d' « idée » ne tient pas à un problème de définition (au sein de jeux de langages), mais plutôt à la difficulté de déterminer bien précisément à quoi ils se rapportent hors du langage (et le jeu de leurs référents). Tant qu'on ne le sait pas mieux, tenter une meilleure définition de termes ne mène à rien.

Chacun peut très bien concevoir, et même faire l'expérience de ce qu'est effectuer une équation, ou ce qu'est éprouver une impression de froid. Et personne ne dira que ce soit la même chose. Par contre chacun sera très embarrassé s'il tente de discerner des limites entre de telles expériences.

 

*

 

Effectuer une équation, ou indiquer une température, des appareils peuvent le faire. Ils peuvent le faire de façons à peu près semblables ; et même l'afficher sur des écrans semblables de cristaux liquides. Ceci nous aide-t-il à mieux comprendre, ou distinguer, ce que nous faisons quand nous éprouvons une sensation de froid et quand nous effectuons une équation ?

Oui et non. Il doit bien se passer en nous des choses comparables à celles qui se passent dans les appareils. Notre chair est sensible au froid, comme une tige de mercure, et nos neurones opèrent des inductions comme un circuit électrique. Mais il n'y a dans tout ça ni « pensée », ni « idée ».

La comparaison avec la machine permet de mieux comprendre, par défaut, ce que signifie « pensée », « idée ». Ou plutôt ce que ces mots ne signifient pas.

 

*

 

Je dois ici étouffer dans l'œuf la première idée qui surgit à l'esprit et qui voudrait trouver la différence dans la conscience : La pensée serait ce que font des machines additionné de la conscience. Non : des pensées, des idées peuvent échapper à la conscience.

 

*

 

Une chose est sûre : la pensée n'est pas un enchaînement causal, et elle n'est pas davantage conscience. Elle est cependant, de toute évidence, propre à l'enchaînement, et elle est toujours susceptible de devenir consciente. Tout ceci est encore de la compréhension par défaut.

 

*

 

Penser serait utiliser des signes.

— Cela ne fait aucun doute que j'utilise des signes quand j'effectue une équation. Mais quand je ressens une impression de froid, dans quel sens puis-je dire que j'utilise des signes ?

Ici je voudrais citer Michaux : L'éducation des frissons n'est pas bien faite dans ce pays. Nous ignorons les vraies règles et quand l'événement apparaît, nous sommes prises au dépourvu.

C'est le temps, bien sûr. (Est-il pareil chez vous ?) Il faudrait arriver plus tôt que lui ; vous voyez, ce que je veux dire, rien qu'un tout petit peu avant...

 

*

 

La question pertinente à se poser serait : que veut dire exactement sentir le froid ?

Ou encore, voir une couleur ?

Que veut dire par exemple « voir la couleur du ciel » ? Et est-ce que je verrais bien la même couleur si je ne savais pas qu'elle est « la couleur du ciel » ?

 

*

 

La grande superstition de notre siècle est de croire qu'il y a ce qu'on pourrait appeler « une mécanique neuronale », et que celle-ci émerge parfois, ou n'émerge pas, dans la conscience.

La notion d'inconscient alimente cette superstition : on placera l'inconscient au sein de cette « mécanique neuronale ».

Ou encore on dira, non sans raison, que cette mécanique n'est pas de la pensée, n'a rien à voir avec elle, fût-elle inconsciente, et l'on rejettera alors abusivement toute notion d'inconscient.

En effet, il n'y a pas plus de pensée dans cette « mécanique » que sur un disque dur d'ordinateur, mais la pensée n'est pas nécessairement consciente : c'est ce que la superstition s'entend à ignorer.

 

***

 

Penser est utiliser des signes. Mais un signe, ce peut être absolument n'importe quoi du moment qu'on l'utilise à penser.

Et si penser était articuler des idées ?

« Une pensée », « une idée », seraient des termes à peu près synonymes, si ce n'est qu' « une pensée » désignerait plutôt une articulation d'idées, et « une idée » l'élément d'une pensée.

Je cherche ici seulement à distinguer deux choses : l'élément et l'articulation.

Cette distinction est évidemment très relative puisque la pensée est indéfiniment fractale : toute articulation peut être saisie synthétiquement, et tout élément peut être décomposé.

C'est dire aussi que la pensée est essentiellement mouvante.

Élément et articulation sont deux traits essentiels.

 

*

 

Quand je pose ma main sur le radiateur, je m'attends bien à éprouver une impression de chaleur. Si je saisis un glaçon, je m'attends de même à éprouver une impression de froid. Quand je trempe ma main dans l'eau, quand je caresse un chat ou quand je touche les rails d'un petit train électrique en marche, je m'attends aussi bien aux impressions correspondantes.

Il se peut que je fasse ces mêmes gestes par inadvertance ; que je ne voie pas ce que je touche, que je sois, par exemple, dans l'obscurité. Chacun peut observer, quand il fait une telle expérience, qu'il lui faut un certain temps pour identifier la sensation, et que ces impressions de froid, d'humidité, de chaleur... peuvent aussi bien se confondre.

 

*

 

Compare ta sensation de froid avec l'indication que donne un thermomètre. Ta sensation de la température n'est pas toujours identique aux indications du thermomètre ; pas plus que tes sensations de la durée ne correspondent toujours à ce qu'indique l'horloge. On dira que tes sensations sont moins précises, moins exactes, mais ce n'est pas proprement cela, plutôt serait-ce le contraire.

Ta sensation de la température tient compte de l'humidité de l'air qui rend la fraîcheur plus pénétrante ou la chaleur plus moite, tient compte aussi du léger courant d'air, de la pression, peut-être encore de la pureté de l'air, des odeurs...

Toi, tu as une impression synthétique de chaleur ou de fraîcheur. Cette impression, tu peux très bien parvenir à la décomposer avec un peu d'expérience, tu peux avoir alors une appréciation exacte de la température, de la pression, de l'humidité, de la force du vent...

La question est : Comment apprends-tu à te construire des impressions synthétiques, ou à les décomposer ?

Ou encore : As-tu toujours eu besoin de savoir ce qu'était la température, ou encore ce que voulait dire « froid », pour ressentir le froid ?

C'est une question très difficile et très sérieuse.

- Tu n'as jamais eu besoin de savoir tout cela pour t'enrhumer.

- Mais ne semble-t-il pas plutôt que, le sachant, je m'enrhume moins ?

D'ailleurs quand je m'enrhume, n'est ce pas que je me suis « laissé surprendre » par le froid ?

 

***

 

— N'est-il pas vrai qu'un ventilateur rafraîchit ?

C'est tout à la fois vrai et faux, et aucun thermomètre ne le confirmera. Le ventilateur laisse la température inchangée, et pourtant il est vrai qu'il rafraîchit.

Le vent aussi rafraîchit. On peut estimer que l'on ressent un degré de température de moins pour dix kilomètres heure de vent. Vingt degrés par un vent de soixante-dix kilomètres heure donnent l'impression d'une température de quatorze degrés.

Le vent bien sûr ne rafraîchit pas l'air, il rafraîchit seulement la peau. Mais sur quoi d'autre puis-je me fier que sur ma peau, pour savoir si j'ai chaud ou froid ?

Ceci aide-t-il à comprendre en quoi le froid peut être une idée ? C'est à dire, en quoi aussi il peut ne pas l'être ? — Je veux parler de la différence entre le froid que je ressens et celui que marque le thermomètre.

 

*

 

Parlons-en du thermomètre : un filet de mercure dans une tige de verre. Le mercure se dilate ou se rétracte, et la tige est étalonnée. Elle est étalonnée de telle sorte que, plongée dans l'eau, le mercure est à zéro quand l'eau commence à geler, et à cent quand elle commence à bouillir.

Cet ingénieux étalonnage permet de mesurer (comparer) la température de ce que l'on veut : il suffit d'y plonger le thermomètre.

Le thermomètre ne me dit pourtant rien sur l'impression de froid ou de chaleur que je vais ressentir. S'il annonce vingt degrés dehors par temps de mistral, je ferai bien quand même de prendre un bon blouson. L'éther, à la température ambiante, me paraîtra froid au toucher, et la menthe rafraîchit ma bouche.

 

*

 

Le thermomètre est un ingénieux dispositif qui opère une comparaison : une comparaison entre les variations quantitatives de volume du filet de mercure, et les réactions qualitatives de l'eau ; rien de plus, rien de moins. La température n'est rien d'autre que cette comparaison, cet étalonnage, cette mesure. L'ébullition ou la glaciation de l'eau, seules, ne me donnent aucune indication de température, pas plus que la seule variation du volume du mercure.

Aucun de ces phénomènes, pris séparément, ne relève de la pensée ; leur comparaison, leur mise en relation, si.

 

Cette observation peut se révéler trompeuse, car une fois qu'est construit le dispositif qui, lui, doit bien avoir été pensé, celui-ci fonctionne sans qu'aucune pensée ne soit plus nécessaire.

 

*

 

Il est vrai que je peux me dire aussi : « Tiens, quand l'eau gèle, j'ai plus froid que quand elle ne gèle pas. » Je fais alors simplement une comparaison entre ma sensation privée et le comportement de l'eau. De là, je peux me faire une certaine idée de la température.

 

Mais ma sensation privée, en quoi est-elle une idée ?

Je dirais qu'elle est une idée dans la mesure où je la « distingue ».

Qu'est-ce que j'entends ici précisément par « distinguer » ? Tout simplement « faire la différence » : je distingue ma sensation de froid d'une quantité d'autres sensations qui l'accompagnent.

 

Je peux être en effet trop excité, trop fatigué, trop effrayé, trop attentif... pour sentir le froid.

Dans ce cas, je peux me poser sérieusement encore cette question : Ai-je ou n'ai-je pas froid ? Est-ce que je ne distingue pas ma sensation, ou bien n'y a-t-il tout simplement pas de sensation ?

Cela dépend : il se peut que je n'aie à aucun moment eu froid. Il se peut que je n'aie pas eu froid mais que je m'enrhume pourtant ; il se peut que mon état m'ait même protégé du rhume, par un apport d'adrénaline par exemple. Il se peut aussi que je découvre à un moment donné que j'avais froid depuis un certain temps sans m'en être rendu compte.

 

*

 

Plutôt est-ce une certaine fonction de tri qui me semble importante. Au fond, « distinguer » c'est d'abord « trier ».

Ce travail de tri, ce sont avant tout nos organes de sensation qui l'opèrent. Nos yeux trient les vibrations lumineuses pendant que nos oreilles trient des vibrations sonores.

Ce tri que nous effectuons avec nos organes est très semblable à celui que nous effectuons avec des appareils, des dispositifs, comme le thermomètre.

 

***

 

« Il ne s'était pas encore rendu compte qu'il avait froid. » Comment puis-je dire qu'il « avait froid » s'il ne s'en était pas encore rendu compte ? « Qui » alors, en réalité, « avait » froid ?

« Je ne m'apercevais pas que j'avais froid. » Voilà une curieuse proposition. Elle correspond pourtant bien à une expérience possible. — J'ai senti soudain que j'avais froid depuis un bon moment. J'éprouve en fait une impression actuelle mais rétroactive.

(Soit dit en passant c'est toute la critique wittgensteinienne du freudisme.)

Où était donc mon impression avant que je ne la ressente ?

 

*

 

Ceci ressemble à ces rêves qui paraissent tout bâtis autour de l'événement instantané qui va provoquer l'éveil. Freud cite le cas d'un homme qui rêve d'être un aristocrate condamné à la guillotine pendant la Révolution Française, et qui est réveillé, au moment où le couperet s'abat, par le baldaquin qui s'effondre sur sa nuque.

 

*

 

Il y avait bien une sensation, elle était bien là, quoique pas ressentie.

 

*

 

Ceci ressemble encore à ces bonheurs, ou encore à ces malheurs, ou à ces peurs, ou ces haines... que l'on ne doute pas d'avoir ressentis, mais dont on n'aurait jamais pu dire qu'on les ressentait au moment où on les ressentait.

Je me souviens des rues d'Aix, avec celle que j'aimais tant. Aurais-je pu dire que j'étais follement heureux si l'on me l'avait demandé ? Qu'est-ce que cela signifie que j'en sois sûr avec une telle évidence aujourd'hui ?

Et si l'on me demandait en ce moment même si je suis heureux ? Si je regretterai plus tard ce moment, ou serais content de l'avoir dépassé ? Est-ce que j'en sais quelque chose ?

C'est bien après coup, généralement, que l'on sait ces choses. Et la question encore peut se poser sérieusement : sont-elles avant qu'on ne les sache ?

 

*

 

(Ceci n'est pas un doute sur la réalité des sensations ; peut-être, sur celle du temps.)

 

 

 

 


 

 

II

Penser et énoncer

 

 

février

La question ne reposerait-elle pas essentiellement sur la distinction entre « penser » et « énoncer » ?

Et d'abord, cette distinction est-elle possible ?

 

C'est une question que je me pose sérieusement quand je fais des ateliers d'écriture avec des enfants. Voici mon impression telle qu'elle m'apparaît toute brute : les enfants me semblent avoir une intelligence tout à fait comparable à celle des adultes. Ils me semblent avoir une intelligence égale, mais une aptitude moindre à énoncer.

C'est bien ainsi que je le perçois, quoique ces deux propositions ne cessent de me paraître contradictoires.

En fait ils ne me paraissent dotés d'une intelligence adulte que lorsqu'ils écrivent selon mes consignes. Mes consignes leur donnent donc des moyens d'articuler des énoncés comparables à ceux des adultes.

Mais alors, à qui attribuer la maturité ? à certains tours de langage, ou à ceux qui les emploient ?

C'est une question embarrassante dont il est délicat de cerner tous les aspects.

 

*

 

Devant la phrase d'un enfant, qui paraît trop mûre, trop profonde, trop spirituelle pour son âge, on peut se demander s'il comprend bien ce qu'il a écrit, surtout s'il l'a construite à partir des consignes formelles que je lui avais données.

On se doute bien que je me suis souvent posé de telles questions. Mais comment la poser efficacement ? À quoi pourraient ressembler des réponses qui lui satisfassent ?

Je peux toujours interroger l'enfant, lui demander d'expliquer « ce qu'il a voulu dire » : mais à supposer qu'il n'y arrive pas, qu'est-ce que ça prouverait ?

Suis-je toujours, moi-même, en mesure d'expliquer ? Suis-je toujours seulement bien certain de ce que je veux dire ? Et qu'est-ce que ça justifie au fond que je le sois ou non ?

Je peux par ailleurs être parfaitement capable d'expliquer ce que j'ai dit ou écrit si l'on m'interroge, alors que je n'aurais rien pensé si l'on ne m'avait rien demandé.

 

*

 

Il est une façon de se servir d'un système symbolique qui est la principale fonction à laquelle répondent de tels systèmes : elle consiste à l'employer sans avoir la moindre idée de ce que son usage va produire.

Et qu'est-ce que cela veut dire justement, comprendre ce qu'il a produit ?

 

*

 

Je suis parfaitement convaincu que ce que je propose dans mes ateliers d'écriture affine et charpente l'intelligence. Je suis convaincu que c'est leur principal effet, et non pas seulement la maîtrise du Français, la connaissance de la littérature, la formation du goût... qui ne viennent qu'en sus, ou ne sont que des conséquences, des effets secondaires.

 

*

 

Ne s'agirait-il pas seulement de savoir si l'emploi de certains jeux de langage demande déjà une certaine intelligence ? Ou si, au contraire, l'intelligence n'est rien d'autre que l'emploi de ces jeux ?

En réalité, je perçois très mal comment je pourrais faire la distinction.

 

*

 

Quand je fais des ateliers d'écriture avec des enfants, je m'aperçois qu'il y a en réalité très peu de jeux de langage qu'ils ne soient en état d'employer. Cette appréciation n'est pourtant pas l'avis de tous le monde.

Dans les publications que j'ai faites de mes ateliers d'écriture, on a souvent mis en doute que les enfants aient écrit seuls les textes que je présentais. Il est vrai qu'il n'est pas très facile ici de préciser ce qu'on doit entendre par « écrire seul ». Bien sûr qu'ils n'avaient pas écrit seuls, puisqu'ils n'avaient fait qu'appliquer mes consignes.

J'ai observé que ces remarques étaient faites principalement sur des textes où l'enfant avait appliqué mes contraintes avec une singulière personnalité, et où d'ailleurs je n'avais pas eu particulièrement à intervenir.

Je ne me suis jamais ôté le droit d'intervenir sur les textes qu'écrivent les enfants. Je ne vois pas pour quelle raison je devrais m'en abstenir, et je n'en vois pas davantage de cacher qu'il est quelques textes dont l'élève est à peine l'auteur. Je pense qu'il est préférable d'agir ainsi que de laisser échouer un enfant. Or c'est généralement à propos des textes sur lesquels je ne suis pas intervenu, respectant le vocabulaire, les tournures et jusqu'à la mise en page, que toujours quelqu'un trouve à mettre en doute qu'un enfant les ait écrits seul.

 

C'est qu'employer un jeu de langage, c'est peut-être, plus littéralement, « le jouer », ou, plus exactement l'exécuter, « l'accomplir ».

Mais que peut-on conclure en ce qui concerne la compréhension ?

 

*

 

La pédagogie attache sans doute trop d'importance à l'explication, à la capacité d'expliquer. J'ai très souvent observé que la capacité d'expliquer n'implique pas celle de faire, et réciproquement. Et faire me semble plus proche de comprendre qu'expliquer.

La pédagogie du Français, particulièrement, se fixe sur l'explication, sur l'impasse de l'explication.

 

***

 

Georges Mounin affirme (dans Sept poètes contemporains et le langage) que des enfants sont incapables de comprendre une phrase telle que ce vers de Mallarmé « La chair est triste, hélas ! et j'ai lu tous les livres ». Je me suis empressé de vérifier en utilisant un autre alexandrin tout semblable, construit à cet effet : « Laissons les vents gémir et les rois murmurer ».

Quand on demande à des enfants d'expliquer une telle proposition, on est bien obligé de constater qu'ils en sont incapables.

On peut leur demander plutôt de l'imiter. On ne va pas s'embarrasser à expliquer ce vers, mais plutôt attirer leur attention sur les différentes sortes d'acceptions que chaque mot acquiert dans ses diverses occurrences. On leur donne des exemples de phrases où un mot très général à une acception précise (par exemple, le mot « arme » désignant une arme bien particulière), et d'autres où un mot précis a une acception générale (« Celui qui tue par l'épée... » Évangile). On leur demande d'en trouver eux-mêmes, et d'écrire en employant des mots dans cette forme d'acceptions très larges.

On a du mal à s'assurer qu'ils comprennent bien : ils sont incapables de reprendre à leur compte les explications, et parmi les exemples qu'ils trouvent, nombreux sont fautifs.

Quand on leur demande d'écrire, bon nombre de phrases dénotent encore une complète incompréhension. On leur montre celles qui vont et celles qui ne vont pas. Au bout d'un moment, ils arrivent presque à coup sûr à appliquer la consigne.

Ils y arrivent presque aussi bien que des adultes qui se montrent immédiatement capables d'expliquer le vers modèle. J'ai, bien sûr, fait le même travail avec des adultes.

Eux n'ont aucune peine à comprendre les vers, mais leur capacité d'expliquer et de comprendre les explications les aident curieusement peu pour l'application. L'emploi de la langue repose à ce point sur des automatismes, que la construction d'une proposition semble parfois s'accomplir en toute indépendance de l'intelligence de son auteur. On est parfois surpris de lire sous la plume d'un adulte intelligent, un énoncé qui paraît contredire absolument la compréhension de tout qui avait été commenté et analysé précédemment.

 

 

 

 


 

 

III

Signification et référence

 

 

février

Si penser est employer des signes, encore faudrait-il préciser que c'est, en règle générale, employer des signes sans y penser.

(Je vais trop vite. Je devrai revenir sur ce point.)

 

*

 

Voir plutôt cette histoire d'acceptions plus ou moins générales des termes. Cela rappelle certains caractères de la logique. Je cite Russell :

« La logique consiste en deux parties. La première étudie ce que sont les propositions et quelles formes elles peuvent avoir [...] La seconde consiste en certaines propositions suprêmement générales qui affirment la vérité de toute proposition dotée de certaines formes [...] La première partie [...] est la plus difficile, et la plus importante aussi philosophiquement ; et ce sont les récents progrès dans cette partie, plus que toute autre chose, qui ont permis la discussion scientifique de nombreux problèmes. »

(Bertrand Russell : Our Knowledge of the External World)

 

Voyons d'abord cette seconde partie, moins difficile et moins importante, où certaines formes générales affirment la vérité de toute proposition dotée de telle forme.

« Celui qui tue par l'épée mourra par l'épée » est une proposition qui affirme une certaine forme générale : le terme « épée » englobe ici toute forme d'armes.

— Mais comment le sait-on ?

— On le sait parce que c'est la seule interprétation satisfaisante.

Cette proposition ressemble à « A + B = B + A ». Ou plutôt ressemble-t-elle à quelque chose comme « 4 + 3 = 3 + 4 », si l'on avait donné cette dernière pour signifier « A + B = B + A ».

En effet, à partir de « 4 + 3 = 3 + 4 », on n'a aucun mal à passer à la généralisation : « A + B = B + A ».

 

Piochons encore dans les Écritures Saintes une proposition semblable : « &œlig;il pour œil, dent pour dent ». On a ici deux occurrences à partir desquelles on n'aura aucun mal à prolonger la liste des équivalences possibles : « nez pour nez, gifle pour gifle, etc... » Là encore, on le sait car c'est la seule interprétation satisfaisante.

 

— Est-ce vrai ? Ou plutôt : En quoi ces propositions ont-elles l'air de nous dire qu'elles sont vraies ? »

Plutôt ressemblent-elles à des exhortations. La première semble m'exhorter à ne pas tuer, la seconde à me venger.

— Mais comment en suis-je sûr ? Pourquoi la première ne m'exhorterait-elle pas à tuer par les armes celui qui a déjà tué par les armes ; et la seconde à renoncer à me venger car la vengeance entraîne son cortège de vengeance ? Ce sont là deux interprétations tout à fait recevables.

En fait, ce n'est pas la vérité ici qui nous importe — que les propositions constituent des représentations des images, conformes aux faits —, mais plutôt qu'elles aient signification. Font-elles ou non sens, et quel sens ?

 

*

 

— Avant de décider si une proposition est vraie ou fausse, on doit bien lui trouver un sens.

— Oui, mais ce sens, ne dépend-il pas, au moins en partie, de ce que je puisse juger si la proposition est vraie ou fausse ? C'est à dire, si elle s'accorde avec les faits ou non, et comment ? (Ici la fonction de vérité s'identifie à celle de référence.)

 

Par exemple, si je lis « celui qui tue pas l'épée mourra par l'épée », ne dois-je pas d'abord me demander si c'est vrai ? C'est à dire m'interroger sur son rapport avec les faits que je connais ?

— L'abeille qui tue avec son dard meurt en le perdant. Est-ce ainsi, par exemple, que la phrase de l'Évangile serait vraie ? Non, bien sûr. Je sais bien qu'il arrive à des meurtriers de mourir dans leur lit. Je pourrais l'ignorer. Je pourrais venir d'une autre galaxie et croire que celui qui tue par l'épée meurt aussi sûrement que l'abeille qui se sert de son dard. La phrase aurait alors pour moi une tout autre signification. Sachant cette interprétation erronée, je dois en chercher une autre.

C'est dire que cette phrase a d'autant plus de sens qu'elle a moins de vérité — ou plutôt, que son rapport avec les faits est plus lointain.

 

*

 

Cela ne finirait-il pas par conduire à la conclusion que tout énoncé a un sens, pour peu qu'on soit décidé à lui en trouver un, comme l'affirmait Protagoras ?

Et là, on rencontre encore la question : « Où est le sens avant qu'on ne le trouve ? »

 

*

 

Toutes ces réflexions sont très désordonnées. Elles ressemblent aux pièces d'un puzzle qu'on déplacerait un peu au hasard, en commençant à peine à prendre la mesure de ce que chaque déplacement d'une pièce impose de déplacements des autres.

On voit bien alors qu'on ne peut faire ce qu'on veut. Se sentant comme soutenu par des impossibilités, on pressent que la solution est possible.

 

***

 

Revenir à cette idée que ce travail d'abstraction-généralisation commence avec celui de nos organes sensoriels.

Le travail de l'esprit n'est que le prolongement de celui de nos organes. Ce qui veut dire que le travail de nos organes est déjà un travail de l'esprit.

Nos organes trient dans le monde qui nous environne. Nos yeux sont faits pour sélectionner et analyser les seules variations lumineuses. Nos sensations visuelles sont cependant infiniment plus riches que ces seules informations lumineuses.

 

*

 

Je sais comment fonctionne l'optique et la dioptrique. Mes sensations visuelles, tout ce que je vois réellement, sont riches cependant de quantité d'impressions qui ne sont pas proprement optiques. Ce sont des sensations tactiles : je « vois » la substance froide et humide de la mer, la fraîcheur matinale dans l'orangé du ciel. Je « vois » l'odeur même de la pinède ; je « vois » surtout la distance, la profondeur de champ ; je « vois » même le temps : le temps du déplacement de la voiture, du vol de l'oiseau, celui qui me serait nécessaire à marcher jusque là-bas...

 

J'opère en réalité avec mes sense data d'une façon peu différente de celle avec laquelle je me sers des mots.

C'est très paradoxal si l'on y réfléchit. Si une suite de mots peut me révéler des « idées » (au sens ancien : des conceptions, des sensations) si riches, c'est que j'en connais déjà la signification. Bien sûr, mais que veut dire « connaître la signification » ici, si ce n'est connaître déjà la réalité qu'ils désignent ? Les mots me désignent au fond ce que je connais déjà : ils agissent comme des stimuli ; disons : ils « désignent », dans le sens où « désigner » peut signifier « montrer du doigt », par exemple.

 

Ce qui est très compréhensible pour des mots devient très paradoxal quand il s'agit de sense data. Si les sense data ne font que me « désigner » la réalité qui m'entoure, comment pouvais-je cependant la connaître autrement que par eux ?

Ou bien dois-je vraiment admettre que je la connais autrement ?

 

*

 

La philosophie de Berkeley est toute faite pour apaiser un tel doute. Car doute il y a bien. Berkeley réactualise la profession de foi islamique, dont le christianisme, trop romain, n'a jamais fait que rejeter la radicalité : « Dieu est la seule réalité, et je la connais en Le connaissant ».

Autant cette identification de Dieu au Réel peut être légitime pour énoncer une expérience, autant elle paraît inapte — si ce n'est inepte — à étayer une inférence. Quand la méditation rencontre Dieu, elle rencontre en réalité sa limite ; ou encore rencontre-t-elle l'expérience. Le recours à « Dieu » est presque toujours moins contestable en fait qu'il n'est dépourvu de sens. C'est encore le paradoxe des Méditations de Descartes : il dit « Dieu » quand sa méditation rencontre son expérience de la méditation ; et ceci vient oblitérer cela.

 

***

 

Connaîtrais-je donc la réalité autrement que par mes sens ?

Connaîtrais-je par un autre moyen ce que mes sense data, comme le feraient des mots, ne font que me désigner ?

Je suis pourtant bien réel, la réalité est bien là, et j'y suis.

Je peux reprendre ici l'image du puzzle que j'employais plus haut. Pour déplacer une pièce, je dois en déplacer d'autres.

Cette expérience du puzzle est des plus intéressantes, car elle est la plus simple qu'on puisse imaginer de ce que je veux dire ici. Je veux parler du petit puzzle carré dans lequel l'image est découpée en seize cases que l'on ne peut déplacer qu'à l'horizontale. On voit tout de suite l'image que doivent composer les seize carrés, mais il est très difficile de la reconstituer car on ne peut en déplacer un sans en déplacer d'autres.

À supposer que je n'aie jamais vu de puzzle, ou que je n'en aie plus touché depuis si longtemps que j'en aie oublié l'usage, je vais commencer par déplacer les pièces un peu au hasard, sans méthode, et je me rendrai vite compte que je n'arrive à rien ainsi. Je me mets alors à anticiper les conséquences des divers déplacements et à faire des inférences. Je peux ainsi observer qu'il est plus facile et plus rapide de déplacer les pièces en imagination, mais qu'on perd assez rapidement le fil, et qu'il est absolument impossible d'envisager un trop grand nombre de déplacements en même temps. Alors, tout en raisonnant, je déplace avant que les raisonnements ne s'évanouissent.

En fait, il est impossible de jouer à ce jeu sans sentir se dissiper une démarcation trop nette entre la pensée et le geste.

Avec un peu d'entraînement on peut parvenir à reconstituer le puzzle sans coup férir ; mais ce n'est pas cela qui m'importe : j'essaie de ne pas laisser dépasser mes inférences par le déplacement effectif des pièces. Je perds toujours à cette course. Toujours je parviens à reconstituer le puzzle avant d'avoir pu penser par avance les derniers déplacements.

S'il en est ainsi pour un dispositif aussi sommaire (un carré coupé en quatre horizontalement et verticalement), on imagine, pour des dispositifs autrement compliqués, quelles peuvent être les limites de la seule inférence.

— Mais justement, où et quand y aurait-il seule inférence ?

 

Observe en tout cas comment tu parviens à reconstituer le puzzle : la part de l'inférence, la part de nécessité déterminée, la part de possibilités aléatoires.

Tente d'observer, plutôt, car ton observation est toujours prise de vitesse.

 

Ne pourrait-on pas dire que la nécessité ici est comme un cadre de l'aléatoire ; une limite qui contient tous les déplacements possibles ? Ce cadre se prête à devenir l'outil de nos inférences pour soumettre l'aléatoire à notre volonté.

 

*

 

Le puzzle me montre que je suis incapable de penser (de (conce)voir) comment je reconstitue l'image, alors que je suis pourtant capable de le faire.

Je suis incapable de le penser aussi vite que je suis capable d'y parvenir.

 

*

 

Le « aussi vite » ici est de trop. Si je ne suis pas capable « aussi vite », c'est que « je » ne suis pas capable du tout.

Je vois peut-être comment « j'ai fait », mais pas comment « je fais ».

 

*

 

À remarquer ici la même rétroaction que je relevais plus haut. (Et que Michaux relevait aussi à sa manière : « arriver un peu avant ».)

— Où est le sujet de ce savoir, percevoir, concevoir... avant qu'il n'ait su, perçu, conçu... ?

Ce sujet est définitivement un sujet au passé. Et c'est très peu clair ce que signifie en ce cas « sujet au passé ». Je peux très bien concevoir le sujet d'une opération cognitive dans un temps t1, puis concevoir ce même sujet dans un temps t2 ; mais là, il n'y a jamais eu de temps t1. Il n'y a qu'un temps t2 où apparaît le sujet.

D'où sort-il ?

 

*

 

Je suis capable d'accomplir la reconstitution du puzzle avant de pouvoir me faire une représentation de cette reconstitution.

— Mais où est le problème ? Le vois-tu ? Se réduit-il au problème grammatical de la conjugaison de la première personne du singulier ?

— Il y a bien en tout cas un problème de conjugaison ; un problème du temps grammatical et du sujet.

 

***

 

Il y a aussi un autre problème : celui de la représentation. (Ou peut-être celui d'une médiation ; d'une représentation médiate.)

— En quoi, pour penser quelque chose, devrais-je me figurer quoi que ce soit ?

 

*

 

Ici j'interroge aussi bien ce que peut signifier « connaître », ou « comprendre » : en quoi aurais-je besoin d'une représentation intermédiaire ?

Et cette représentation, d'ailleurs, serait l'intermédiaire entre ce qu'elle représente, et quoi d'autre ?

Si c'est « moi », que voudrait dire alors « moi », et même « je », dans une telle topique ?

 

*

 

Tout ceci est extrêmement compliqué car c'est le vocabulaire d'abord qui se dérobe.

Notre langue n'a pas été faite pour soulever de telles questions. Peut-être même a-t-elle été faite pour ne pas les soulever.

Il peut y avoir un intérêt certain pour une langue à évacuer cette question. Comme il peut y avoir un intérêt certain à ce qu'un appareil photo règle automatiquement son objectif pour que l'image soit toujours nette. Quand on veut faire, par exemple, un flou artistique, bien sûr on est embarrassé. C'est le problème, avec les appareils automatiques, et la langue en est un.

 

***

 

Je connais bien un tel, et je suis capable de le reconnaître, même de très loin. Par quel intermédiaire aurais-je besoin de passer pour le reconnaître ?

 

*

 

Ceci serait-il comparable, par exemple, avec la reconnaissance d'une identité remarquable ?

À partir de la formule : a (a + b) + ab + b2, je reconnais (a + b)2.

Je peux passer ou ne pas passer par une formule intermédiaire : a (a + b) + ab + b2 = a2 + 2ab +b2 = (a + b)2

Quand bien même je passerais par une forme intermédiaire, pourquoi celle-ci serait-elle suffisante, et pourquoi ne devrais-je pas passer par (disons) cette figure (1) :


           a          b
       o   o   -   -   - 
b     o   o   -   -   - 
       o   o   -   -   - 
       -   -   o   o   o 
a     -   -   o   o   o 

 

Ne puis-je pas apprendre aussi bien « (a + b)2 = a2 + b2 + 2ab » sans comprendre, et l'appliquer sans comprendre davantage ?

 

*

 

Si je reconnais la figure (1) dans « a (a + b) + ab +b2 », n'ai-je pas épuisé tout ce qu'il y aurait à comprendre ?

— Mais en quoi se représenter cette figure, ou encore la dessiner, ou la construire avec de petits cailloux, ou des haricots... signifierait-il comprendre quelque chose ? Et si comprendre était plutôt représenter une telle figure par une formule comme (a + b)2 ?

— Justement, s'il est quelque chose à comprendre, ce ne saurait être que le passage de l'un à l'autre. Et où y aurait-il une forme intermédiaire ?

Ou plutôt : Si l'on peut toujours s'amuser à trouver des formes intermédiaires, comprendre reviendrait toujours à comprendre le rapport entre une telle forme et une autre.

 

*

 

Quand je reconnais de loin une personne que je connais bien, entre quoi et quoi ferais-je encore un rapport ?

Sans doute je vois d'abord une lointaine silhouette que je n'identifie pas, puis, tout à coup, je me dis « c'est un tel ».

— Puis-je dire cependant que j'ai rapporté cette silhouette, d'abord inconnue, à quelque chose d'autre que j'avais déjà dans la mémoire, et que je les ai identifiées ?

— Je peux peut-être le dire, mais à mon avis, ce n'est qu'une façon de parler.

 

***

 

Il semble que savoir devrait d'abord passer par pouvoir.

J'entends par là qu'il doit y avoir une nécessaire continuité entre travail mécanique et travail de l'esprit.

L'organisme occupe entre les deux un point aveugle où le travail musculaire est indissociable de l'activité sensorielle. Cependant on sait très bien analyser le travail musculaire en le ramenant à du travail mécanique.

On retombe toujours ici sur une irrémédiable fracture entre ce qu'on appellera « corps » et « âme », « corps » et « esprit », « matière » et « esprit », « physique » et « psychique »...

De quoi provient cette fracture ? De la distance entre deux sortes d'expériences : l'une consiste à agir sur un objet et observer ce qui se passe, l'autre à observer en soi-même ; l'expérience objective et l'introspection.

C'est ici que mon expérience du petit puzzle se révèle intéressante quant aux limites de ces deux sortes d'observations.

Il n'y a quasiment rien à observer d'un côté comme de l'autre.

 

***

 

mars

En fait, dans mes perceptions, ce que je ressens à l'intérieur de mon corps et ce que je ressens à l'extérieur de lui entrent à parts à peu près égales, et rien ne permet de dire que l'esprit serait plutôt du côté de l'intérieur.

C'est du moins ce qu'il me semble à première vue, mais est-ce qu'une impression d'intériorité n'apparaîtrait pas avec le geste ? Il est bien évident que mon geste est celui de mon corps, qu'il prend sa source, et s'effectue même peut-être entièrement, à l'intérieur de mon corps.

Quand je dis « moi », quand je pense « je », j'identifie nécessairement un geste.

Qu'est-ce que j'appelle cependant un geste ? — Je veux parler d'un mouvement que j'identifie comme mien. Or il n'est pas très facile de définir comment je l'identifie tel.

Le mouvement de mon cœur par exemple, jusqu'à quel point je peux le dire mien, dans quel sens et en quelles circonstances ? La plupart du temps, mon cœur bat sans que je m'en préoccupe, sans que je le sente battre, en un mot : sans moi. Parfois je le sens au contraire parfaitement : après un effort ou sous le coup d'une émotion.

Est-ce que je sais comment je fais battre ainsi mon cœur ? En un sens, non. D'un autre côté je le sais très bien : en faisant des efforts excessifs, en éprouvant des émotions fortes... je le sais si bien que je peux le provoquer ou l'éviter : je peux mesurer davantage mes efforts contrôler ma respiration, diriger autrement mes pensées...

 

*

 

La notion d'intériorité est terriblement trompeuse. Elle est implicitement corporelle. Et elle est d'autant plus trompeuse qu'elle n'est qu'implicitement corporelle.

La notion d'intériorité empêche de penser qu'elle n'est corporelle que parce qu'elle est, si l'on peut dire, gestuelle.

(Me vient ici en tête cette curieuse appellation de « chanson de geste » pour désigner l'art des troubadours.)

Les « représentations mentales », les « images intérieures », la « vie intérieure », etc... tout cela n'a d'intériorité que ce qui se traduit en gestes et impressions corporelles.

 

*

 

L'important n'est pas qu'il se passe quelque chose dans le corps, mais que ce soit senti. Ou plus exactement, qu'à la sensation corporelle soit associé quelque chose qui n'est pas précisément et actuellement corporel.

Par exemple, en ouvrant les volets, la lumière m'éblouit et je cligne des yeux, ou encore, les paroles que j'entends m'étreignent la poitrine, le souvenir m'arrache un soupir...

La seule « intériorité » réelle du souvenir alors est le soupir.

 

*

 

Suppose que quelque chose se soit gravé dans tes neurones et qu'un sense data à un moment donné réactive, provoquant alors quelques réactions neuro-endocriniennes.

Nous sommes capables de produire des machines qui fonctionnent à peu près ainsi. Sans doute y a-t-il là un mécanisme nécessaire à la pensée, mais où y aurait-il dans un tel mécanisme une place pour la pensée ?

 

 

 


 

 

Retour sur ces dernières années

 

 

 

 

mars

1. Quelques années plus tard, je me retrouve devant les mêmes questions qui avaient fini par me conduire à écrire, en 1994, Du Juste et du lointain.

 

1.1. Il aurait été dommage que ce que j'ai écrit depuis m'ait fait oublier ce qui en avait été le point de départ. Il est peut-être essentiel, plutôt que prétendre aller plus loin, de revenir à ce point de départ, et cela même, peut-être, pour avancer.

Le fond du problème devant lequel je me retrouve repose sur l'affirmation : il est impossible de penser autrement sans énoncer sa pensée autrement. Ou encore : On ne peut (vouloir) dire autre chose sans dire autrement.

Du fait que l'on est toujours plus ou moins contraint de se plier à certaines formes d'énonciation, pour faire accepter un discours là où ces formes ont cours, et que tout propos serait disqualifié automatiquement s'il refusait de se plier à ces formes, il n'y a aucune possibilité de penser autrement.

 

1.2. On peut certes énoncer ses idées plus ou moins bien, c'est à dire appliquer plus ou moins bien des « règles du genre », c'est à dire encore, des « contraintes formelles » ; mais on ne peut penser autre chose, ni autrement.

 

On peut avec raison se demander si c'est encore penser que se couler ainsi dans des contraintes formelles (les règles du genre), ou si penser n'est pas plutôt en produire.

Cette simple question nous place en face du plus inextricable sac de nœuds qui se puisse imaginer ; nommément : celui du sophisme.

 

1.3. Ce que j'ai affirmé depuis 1994 suppose de bousculer quelques partitions trop admises entre la quête du « vrai » et celle du « beau », c'est à dire entre poétique(s) (ou rhétorique(s)) et logique(s).

 

Une fois qu'on l'a fait, qu'attend-on ? On attend peut-être de nouvelles idées, ou de nouvelles formes d'énonciation, enfin les deux, les deux à la fois.

Peut-être éprouve-t-on d'abord l'enchantement d'une liberté de l'esprit illimitée, mais elle jouxte le désenchantement du « tout se vaut ».

 

1.4. Toute pensée nouvelle génère du scepticisme et du nihilisme dans la simple mesure où elle sème le doute sur des idées qu'on ne questionnait plus, et où elle nie un certain nombre de paradigmes qu'elle ne prend plus pour appui.

D'ailleurs si mes thèses malmènent en effet les notions de vrai et de beau, ou encore la raison scientifique et l'expérience esthétique, elle les sauve aussi, d'un autre côté, d'une impasse. Si je vis dans une époque où l'une et l'autre sont parvenues à une crise, je n'en suis pas le principal responsable : ce n'est pas moi qui fait de la science un label qualifiant ce qui doit être cru et ce qui ne doit pas l'être, ni de l'esthétique une pratique entièrement stérile, à côté de la vie et n'engageant à rien.

 

Remettre en cause un strict cloisonnement entre rhétorique(s) et logique(s) est sans doute, sur les aspects les plus importants de la pensée contemporaine, « casser la baraque ». Bon, cassons-la. Éprouvons la solidité de nos prémisses et rejetons impitoyablement ce qui ne tient pas le choc. Celui qui adopte cette résolution voit vite qu'il ne manque pas au fond de bases solides. On a souvent du mal à se douter combien le rejet de quelques croyances mal assurées dégage de certitudes.

Lorsque Newton avança un concept d'espace indépendant de matérialité, de toutes substance, l'essentiel de la mécanique resta inchangé. Et quand Einstein associa indissolublement le temps à cet espace, l'essentiel de la mécanique newtonienne ne s'effondra pas. En un sens, bien sûr, Newton prouvait que Descartes « avait tout faux » ; et Einstein, que Newton aussi « avait tout faux ». À ce compte, j'affirme qu'il n'y a aucune raison pour ne pas penser qu'Einstein ait lui aussi « tout faux ».

Aussi bien peut-on dire que chacun a révélé une forme plus cohérente des conceptions antérieures. Newton a sauvé l'ancienne mécanique et Einstein celle de Newton.

Pourtant Newton et Einstein ont successivement touché au noyau des théories antérieures, ont remis en cause leurs paradigmes fondamentaux. Cela pose un problème essentiel que l'on puisse ainsi toucher au cœur du système sans que cela n'en change profondément les résultats les plus concrets. Dans les formes antérieures, certains problèmes n'étaient même pas concevables, ils le deviennent dans les formes postérieures mais les problèmes qui l'étaient déjà ne voient pas leurs résultats notablement modifiés.

Ce que je dis là de la mécanique, je pourrais le dire de la poésie ou de la sculpture ancienne, que les nouvelles œuvres n'ont pas rendues laides ; ou encore de la morale, de la vertu, si ce n'était énoncer une banalité.

 

*

 

2. Indépendamment de sa propre consistance, le système de règles formel s'appuie sur une autre : celle du référent — si l'on préfère : celle du réel.

 

2.1. On peut se surprendre de cette harmonie de consistance. Et Descartes ne manqua pas de se surprendre que les lois de la géométrie et celles de la nature soient les mêmes. À la même époque, Galilée s'en surprit moins, car il était plus proche de la genèse du problème : en effet, ses modèles géométriques, il allait les chercher dans le comportement des matériaux.

 

Cette remarque sur deux des principaux penseurs de l'Occident n'est pas anecdotique. Leurs deux méthodes se croisent ; elles ont des orientations opposées. Descartes va de la géométrie aux mouvements des corps et aux comportements des matériaux, Galilée va du comportement des matériaux à la géométrie, et ne s'étonne pas.

À vrai dire, aucune des deux méthodes n'est satisfaisante. L'étonnement cartésien reste sans autre réponse que le recours à la foi religieuse, et la limpidité galiléenne ne permet pas de comprendre comment on découvre ce qu'on ignore encore, si ce n'est par le répétitif labeur au cours duquel les mains trouvent les réponses avant que l'esprit n'ait compris le problème. Je ne sache pas qu'on soit allé depuis beaucoup plus loin.

 

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2.1.1. Je pourrais reprendre cela plus massivement, en disant par exemple qu'en utilisant, pour compter mes doigts, un système binaire ou décimal, leur nombre ne change pas. Le système de référence ne change en rien le référant. En revanche, il peut changer beaucoup quant à la façon de le concevoir et même de le percevoir. Et une différence dans la façon de concevoir et de percevoir peut finir par changer beaucoup de choses réellement.

 

2.1.2. Il est des choses que l'on découvre — et qui deviennent même si intimement familières une fois qu'on les a découvertes ou apprises qu'on ne saurait même plus ce qu'aurait été les ignorer — mais qu'on n'aurait pas pu deviner. C'est le cas du levier, ou de la poulie. Quand on connaît la poulie, il est toujours facile de l'expliquer, mais comment deviner quelque chose comme la poulie ? ou le vis ? ou le plan incliné ?

Rien n'est plus bête qu'enfoncer une vis ; mais comment peut-on inventer la vis ? À vrai dire, je ne crois pas que de telles choses soient imaginables. Et surtout pas en appliquant de la géométrie. Par contre, la géométrie se révèle apte à donner des « explications » pour de tels objets, des explications recevables. Elle permet de comprendre en quoi une vis est encore un plan incliné, et un coin aussi, et comment il agit.

La géométrie n'est au fond peut-être rien d'autre que comprendre de telles choses : comprendre par exemple en quoi un levier ressemble à un autre levier, un plan incliné à un autre plan incliné ; en quoi telle balance n'est rien d'autre qu'un levier ; telle vis, un plan incliné. (C'est pourquoi il n'y a pas chez Galilée le mystère d'une concordance entre mouvement des corps et lois géométriques.)

 

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2.2. Le risque de scepticisme, de nihilisme ou de relativisme stérile où l'on redouterait que des thèses nouvelles n'entraînent, n'existe pas. Qu'on prenne Ptolémée, Copernic, Newton ou Einstein, le jour se lève à son heure, les saisons se suivent, et même les marées ne varient pas.

Mais varie notre conception, notre perception de cette même réalité — au point qu'elle puisse même en devenir méconnaissable. Et varient aussi nos possibilités, notre pouvoir sur cette réalité.

Or c'est bien là qu'est la question : celle du pouvoir, de la puissance — du pouvoir que donne un système signifiant sur le réel.

La notion même de « beau » semble servir à dénier une telle puissance à l'expérience esthétique ; et celle de « vrai » n'est pas loin d'avoir le même usage envers la raison scientifique : le savoir, le savoir de la vérité.

 

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2.3. Une idée reçue voudrait que la science soit un ensemble de connaissances, de connaissances vraies, qui iraient avec le temps en s'élargissant. C'est cette idée qu'on transmet en enseignant la science. Chaque loi a le nom de son découvreur, et il semble que chaque découvreur, au fil du temps, ait apporté sa brique à l'édifice. C'est la première idée qu'on est appelé à se faire de la science.

À y regarder mieux, on voit bien que l'ensemble de ces connaissances a toujours été bien loin d'être « vrai ». Au contraire, la plupart des découvertes se sont présentées avec un système neuf qui révoquait en doute les systèmes antérieurs. Vue ainsi, au contraire, la science fut toujours de la fiction : systèmes du monde tel qu'il pourrait être, si l'on pousse à ses ultimes conséquences ce qu'on sait de lui.

Au cours de l'histoire, chaque savant a fait montre d'une conscience très inégale du caractère fictionnel de son activité.

 

2.3.1. Chacun de ces deux regards contradictoires sur les sciences n'est pas cependant totalement dépourvu de justesse. La science est faite d'observations : d'observations que l'on aurait certainement pu ne pas faire, mais qu'on ne peut plus mettre en doute une fois faites.

On mit très longtemps à observer qu'un poids lâché du haut d'un mat d'un navire en mouvement tombait à la verticale sur le pont. Voilà quelque chose qu'on n'aurait pas pu inventer, mais dont on aurait pu s'apercevoir bien avant, en constatant que tout ce qui pendait du plafond dans une cabine d'un navire en mouvement, pendait verticalement pour peu que ce mouvement soit uniforme. Il fallut pourtant presque vingt siècles pour qu'on ose en remettre en doute les principes d'Aristote. Cependant une fois l'observation faite, on n'eut plus à y revenir, et tous les nouveaux systèmes devaient bien en tenir compte, et ne pouvaient contredire une telle observation.

Par cet exemple, je veux mettre en évidence cette sorte de dualité de la science, qui est faite d'un côté d'observations irréfutables, et donc définitives, et d'un autre, de systèmes explicatifs qui sont, eux, non seulement réfutables mais systématiquement et perpétuellement réfutés — c'est à dire d'observations certaines et de systèmes hypothétiques.

 

2.3.2. De là on serait tenté de ne vouloir garder que les observations certaines et de rejeter les systèmes hypothétiques. C'est sans doute ce que tente de faire tout savant sérieux, mais voilà qu'en se sériant, ces observations se systématisent.

Il est évident qu'une masse tombant du mat d'un bateau fait inévitablement tirer des inférences sur la masse, le mouvement, l'espace, le temps, etc... Rien n'est plus fugace que cette frontière entre l'observation et la fiction.

À vrai dire la seule observation est bien pauvre. Mon verre tombe à la verticale dans le wagon en marche. Bon, et après ? Non seulement la seule observation est bien pauvre, mais est-elle encore seulement observable ?

Dans les environs de la frontière entre observation et fiction est l'efficacité : l'efficacité qui permet de voir des liens, voir le lien entre la vis et le plan incliné, par exemple, et même de produire la vis à partir du plan incliné. Le système, fût-il fictionnel, est nécessaire à l'observation ; il la façonne.

 

2.3.3. Le système relève bien ainsi en un sens de la « vérité », même s'il n'est pas proprement « vrai ». Pourquoi alors ne pas dire plutôt qu'il relève de la « réalité » ?

En général on s'obnubile beaucoup trop sur « la vérité » du système. Rares sont les savants qui ne croient pas à leurs systèmes. Et les systèmes sont généralement enseignés comme s'ils étaient vrais ; comme s'ils devaient l'être. En fait, ils n'ont pas à l'être, et l'on n'a certainement rien à faire de représentations « vraies ».

 

Cette quête de la vérité qui se voudrait l'idéal désintéressé de la science fait pendant à l'intérêt très vénal des techniques industrielles : intérêt dans le fond tout aussi discutable si l'on attend de ces progrès industriels une amélioration notable de la vie.

Ici encore on peut mesurer comment mon point de vue pourrait rester nihiliste, et même cynique et désabusé, s'il ne s'agissait que de réfuter la capacité de la science à expliquer ou à décrire le monde, ou celle de générer un progrès technique capable d'améliorer la vie. Cela bien sûr je le nie, mais qui peut le défendre sérieusement ? Laissons de côté ces foutaises, et voyons un peu s'il ne reste rien !

 

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2.4. Ce n'est pas parce que chaque chose se prêterait à une infinité de conceptions ou de perceptions possibles, qu'il y aurait une infinité de réalités ; ni davantage qu'une réalité unique serait inaccessible sous son infinité de masques.

Il y a à Marseille une impressionnante quantité de peintures, et autant de photographies, de cartes postales, qui représentent la Montée des Accoules. Cette Montée des Accoules a été peinte et photographiée sous tous les angles, dans tous les styles et avec tous les procédés depuis des siècles, et personne ne doute que ce soit toujours la même Montée des Accoules. De même que les balances n'ont pas cessé de peser de la même façon après la théorie de la gravitation universelle, ou après celle de la relativité.

 

Je juge bon d'énoncer cette criante banalité car, en adoptant mes prémisses, la tentation pourrait se faire forte, si ce n'est d'oublier le réel, du moins d'en dénigrer ses infinies présentations possibles. L'infinité des appréhensions possibles du réel ne les rend ni stériles, ni égales, ni moins encore insignifiantes ; et cela justement parce qu'elles sont des appréhensions possibles de la même réalité.

 

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3. Ici devient visible comment ma critique de la science se prolonge naturellement d'une critique de l'esthétique.

 

3.1. Il n'y a aucune raison pour que la fiction esthétique ne fonctionne pas comme le système scientifique, qui rend sensible à l'observation et n'est au fond que systématisation d'observations. La fiction scientifique crée des fictions qui nous intéressent moins pour elles-mêmes — à moins que ce ne soit pour y croire naïvement — que parce qu'elles nous permettent de distinguer dans la réalité des éléments qui nous seraient restés inaperçus, et même d'agir sur eux et par eux. Pourquoi alors la création esthétique nous intéresserait-elle davantage pour elle-même — à moins que ce ne soit cette fois pour la contempler tout aussi naïvement qu'on pourrait croire la science ?

 

3.1.1. Qu'y a-t-il finalement à contempler dans l'œuvre esthétique ? Il fut un temps où l'on disait « la ressemblance », la fidélité dans l'imitation du modèle. Ces critères ne pouvaient s'appliquer qu'à un art bien précis de ce temps, mais même alors ils prêtent à sourire, quoiqu'ils fussent énoncés sérieusement. En définitive, tous les critères de beauté qu'on peut trouver dans une œuvre d'art ne sont pas moins risibles. Tous les critères qu'on fournit pour dire qu'une œuvre est belle, pourraient tout aussi bien servir à dire qu'elle ne l'est pas. Et puis, à ce compte, il n'est pas que des œuvres esthétiques qui soient belles et dignes d'être contemplées ; la beauté est partout. Elle est partout mais on ne sait dire ce qu'elle est.

Ceci est en réalité la mauvaise façon de poser la question, et cette question n'a sans doute pas besoin de réponse et, de ce fait, n'est pas une question. Il n'y a beauté que parce qu'il y a contemplation esthétique. « C'est quand on regarde et qu'on dit c'est beau », pourrait expliquer un enfant.

 

3.1.2. Qu'est-ce qu'on contemple alors ? Voilà la vraie question. Contemple-t-on proprement l'œuvre, ou ce que l'œuvre nous fait voir, nous fait découvrir, nous révèle, mais ne nous révèle pas proprement dans l'œuvre ?

Toute critique d'une œuvre en elle-même m'a toujours fait penser au commentaire de quelque exploit sportif ou technique, et ne peut pas en vérité être autre chose. La virtuosité de l'artiste est bien sûr admirable, et son métier, et même son intelligence, et, pourquoi pas, sa sensibilité, le raffinement de son âme, la pénétration de son esprit. Qu'est-ce que cela nous dit de ce qu'il nous donne à contempler et de ce qu'il nous révèle ?

 

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3.2. On peut considérer que l'œuvre esthétique nous permet certaines observations dans la réalité, d'une manière au fond pas si différente de celle du système scientifique.

Cette perspective est quelque peu masquée par les formes stéréotypées qu'on croit nécessaire d'adopter selon qu'on fait de la littérature ou de la science. Elle devient bien plus manifeste si l'on se reporte à l'époque où Galilée pouvait présenter ses deux sciences nouvelles sous la forme d'un dialogue, et Montaigne faire œuvre littéraire sous forme d'essais dépourvus de toute fiction ; où Montaigne faisait de la littérature sans recourir à l'invention de personnage et de situations comme le faisait Galilée pour énoncer des lois physiques.

 

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3.3. Toute pensée suppose son langage — j'entends : son invention formelle. Dire ainsi suppose toutefois une certaine distinction de la forme et du fond, qui se révèle vite piégée. Cette distinction n'est pas aisément faisable du fait justement que penser suppose une invention formelle.

S'enfermer donc dans des règles du genre — genre romanesque, genre de la communication scientifique, médiatique... et plus encore le genre d'une école particulière de ces rubriques — ne peut que stériliser la pensée, l'invention. Voilà qui semble évident mais qui n'est peut-être pas si sûr dans le fond. Les brides formelles ne stérilisent pas toujours, il semblerait au contraire qu'elles parviennent parfois à donner cadre à un espace d'invention inconcevable sans elles.

D'ailleurs la langue même est déjà un jeu de contraintes formelles.

 

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3.4. Il y a sans doute là encore une mauvaise façon d'aborder le problème, et donc encore un faux problème.

Nous cherchons à travers l'énoncé à faire saillir certains aspects du réel. Entendons-nous bien : nous ne cherchons pas à les faire saillir dans l'énoncé, mais dans la réalité même, dans l'appréhension du réel. Dans l'énoncé ils ne font, au sens littéral, que « transparaître ».

Ce sont là des points que je crois avoir beaucoup mieux mis à jour dans des textes de création littéraire plutôt que proprement théoriques, et il n'est pas insignifiant à mon avis qu'il en soit ainsi.

(Je pense aux passages de mes Carnets de croquis de 1993, titrés Feuilles d'automne et au dernier chapitre de Quelques temps ici intitulé Choses qu'on ne perçoit qu'après les avoir conçues.)

 

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3.4.1. Précisément, cette partition entre œuvre littéraire (esthétique) et essai théorique ne me satisfait pas. Je la sens tout aussi fallacieuse qu'elle me demeure en définitive incontournable. Je crois pourtant avoir plutôt bien réussi à n'être jamais totalement d'un côté ni de l'autre.

— Pourquoi cette partition me chagrine-t-elle ? — Je voudrais conserver à la fois les vertus qu'on attend d'un énoncé théorique sans ne rien perdre de celles d'un énoncé poétique.

— Et que sont ces vertus spécifiques ?

La vertu essentielle de l'énoncé littéraire, de l'œuvre de création, est son caractère aventureux et, justement, créatif : écrire donc sans savoir précisément où l'on va, et laisser survenir l'inattendu dans l'énonciation. Celle de l'énoncé théorique est de ne pas laisser nos connaissances et nos certitudes dans l'état où elles sont.

 

3.4.2. Il y a évidemment toujours une part d'inattendu dans n'importe quel énoncé. Quel que soit le contenu déjà donné de ce que l'on se propose d'écrire, par exemple dans une lettre administrative, survient une part de formulation spontanée, qui donne un ton particulier. C'est ce que l'on appelle sans trop savoir « le style ». C'est cela, ce « style », qui devient l'élément déterminant de l'œuvre littéraire.

 

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3.4.2.1. Le style, il tend à ramener à l'auteur, au personnage de l'auteur, comme un signe particulier, un ton, un ton de voix, des attitudes, une gestuelle, une démarche... Tout cela n'est au fond qu'accessoire. L'important est bien plutôt l'inattendu, disons le non prémédité, qui survient du seul emploi de la langue. On ne savait pas bien où allait nous mener ce qu'on entreprenait d'écrire, on s'y est aventuré et l'on découvre ce qu'on n'aurait pas pu imaginer autrement.

Cultiver cet aspect est toujours intéressant — intéressant du moins pour celui qui écrit.

 

3.4.2.2. J'ai souvent fait sur ce point le rapprochement avec les mathématiques. Quand on effectue une opération mathématique, c'est parce qu'on en ignore par avance le résultat. Dans le cas contraire, on saute l'opération.

Ce dont je parle à propos de l'écriture créatrice se rapproche beaucoup plus de cet usage des mathématiques que d'une quelconque expression de la personnalité — à plus forte raison d'une expression de l'inconscient. Résoudre une équation est bien faire surgir une expression inattendue — du moins ignorée par avance : c'est bien ce que j'entends par inattendu — mais certainement pas la faire surgir de l'inconscient.

Cette dimension créatrice de l'emploi de la langue, ce surgissement aventureux est en réalité très loin de ce qui ramènerait à une personnalité d'un auteur ; plutôt relève-t-il de ce qui est de plus impersonnel dans l'usage de la langue. (Idée qui hérisse tant de lecteurs de Paul Valéry justement.)

La seule place pour la personnalité ici, est qu'elle doit bien être engagée, se risquer à ce surgissement imprévisible, et prolonger ce risque, peut-être.

 

Cela est autre chose que l'énoncé qui prétend n'énoncer que ce que l'on sait déjà, même si aucun énoncé, de fait, ne peut se placer tout entier d'un seul côté de ce découpage.

 

3.5. Ce qui fait que les dialogues de Galilée ne sont pas de la littérature mais bien de la science, quoiqu'ils mettent en scène une fiction, des personnages fictifs dans une situation fictive, qu'ils témoignent d'un certain style, et même d'un talent de plume certain, c'est que personne ne pourrait croire que Galilée ait conçu les idées qu'il énonce en écrivant ces dialogues. De cela, au contraire, on ne doute pas en lisant Montaigne : on ne doute pas que tout ce qu'il évoque dans ses essais ne lui soit venu à l'esprit pour l'essentiel en passant par la plume.

 

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4. Cette partition que je viens de dessiner ne me préoccupe tant que par l'intention délibérée que j'ai de la dépasser.

 

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Pourquoi Discours concernant deux sciences nouvelles de Galilée, est-il un dialogue ?

À y regarder de plus près, on voit d'ailleurs que ce n'est pas un véritable dialogue. Il débute comme un dialogue, mais prend assez vite la forme d'un traité accompagné de figures, où le dialogue réapparaît par endroits.

Certains passages, ceux en particulier qui analysent les figures, sont totalement « inaudibles ». Ils exigent la plus attentive lecture visuelle. Puis l'oralité réapparaît.

Le procédé est très efficace : le lecteur en éprouve l'impression d'être intégré à un trio d'hommes qui étudient ensemble un écrit, ou même l'écrivent ensemble, et tantôt le commentent, critiquent, ébauchent oralement d'autres questions.

On joue dans ce discours des ressources écrites et orales de la langue, sans que le passage des unes aux autres ne heurte la lecture, ni ne soit précisément décelable.

 

Ce Discours n'est pas une œuvre de vulgarisation. Il est l'exposé de première main d'un pan essentiel de la mécanique galiléenne.

Pourquoi Galilée n'a-t-il pas opté pour l'exposé sec de théorèmes et de propositions, tel Du mouvement des projectiles d'Euclide, dont ses trois personnages entreprennent la lecture commentée au début de la Quatrième journée ? (Le Discours concernant deux sciences nouvelles est en effet divisé en quatre « journées ».)

 

Je serais très curieux de savoir comment ce discours s'est rédigé. À quoi ressemblait le (ou les) Urtext ? Qu'y avait-il déjà de rédigé quand Galilée a entrepris cet ouvrage ? Et en quoi la rédaction de celui-ci a contribué à clarifier, à produire même, la théorie ?

Le problème que je soulève ignore toute frontière entre littérature et épistémologie ; il enveloppe en fait la partition que j'avais d'abord établie.

 

 

 


 

 

Confessions

 

 

 

 

Le 21 mars

On a connu au vingtième siècle une fascination de la formule. Et de toutes les formules, celle qui suscita la plus forte fascination fut : E = MC2.

Cette formule est devenue le symbole de la science, l'archétype de l'expression scientifique. Sa concision, sa simplicité, se conjugue avec la puissance qu'on lui prête.

De telles formules, dans la mythologie populaire de ce siècle (romans et films d'espionnage et d'anticipation), ont tenu la place qu'avaient les « formules magiques » dans les contes anciens.

L'idée que sous-tend cette fascination est celle de la parfaite, de l'absolument parfaite, expression synthétique, recelant à la fois toute la signification abstraite et l'efficace concret. Les tomes de commentaires savants d'une part et, de l'autre, les applications techniques, ne sont que des développements accessoires de sa virtualité, des possibles accidents de sa puissance.

Je fus évidemment nourri à ce mythe ; comme d'autres à des paroles saintes, des rites magiques, ou à quelque autre forme délirante de croyance aux pouvoirs du langage.

 

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Soir

Je crois entretenir en moi depuis longtemps une haine sourde pour cette sorte de pouvoir attribué au langage ; une haine trouble aussi, car mêlée de fascination. En pleine guerre froide, ces formules secrètes de la puissance avaient fait naître en moi un intérêt immodéré pour les sciences — je dis bien pour ces formules secrètes, réductibles à un microfilm, à quelques notes sur un feuillet, voire susceptibles d'être très vite mémorisées, soufflées à l'oreille... pas même pour la puissance qu'elles contenaient mais pour cette possibilité seule de la contenir, d'en être l'extrait : la puissance de la puissance.

Ce mythe s'effondra complètement en moi à l'âge où j'aurais pu définitivement opter pour des études scientifiques.

 

Je ne saurais même pas dire aujourd'hui ni comment, ni pourquoi : Ai-je alors cessé de croire à cette puissance, ou m'est-elle paru dérisoire à côté de la beauté ? En tout cas, entre ma quinzième et seizième année, l'art supplanta complètement pour moi la science.

Ce ne fut pas seulement un changement d'objet, de centre d'intérêt, mais un changement de posture, car mon intérêt pour la science disparut moins qu'il ne devint lui aussi esthétique. Les peintures que je me mis à réaliser alors, les poèmes et les récits que j'écrivais, étaient largement inspirés par mes cours de physique et de biologie, par les singulières appréhensions qu'ils offraient de la réalité environnante.

 

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Le 22 mars

La découverte de l'art fut pour moi celle de l'appréhension la plus profane du réel. Disons : celle de la transparence des significations.

Jusque là, disons, ma connaissance m'avait parue plus réelle que l'expérience. Je ne me rendais pas compte que, par exemple, ce que j'apprenais de la géologie, ou de la botanique, ou de l'astronomie... charpentait ma contemplation d'un paysage. Il est vrai que j'étais suffisamment jeune pour n'avoir pas besoin de m'en rendre compte. Expliquez à un enfant la rotation de la Terre, et il ira irrésistiblement à la fenêtre pour la voir. C'est que l'enfant joue. Tout ce qu'il découvre et apprend, il l'intègre à ses jeux. Apprenez-lui la vie des insectes, il joue avec des insectes, les conquêtes napoléoniennes, il joue à la guerre. L'enfant joue : c'est à la fois sa force et sa faiblesse. Son jeu est une expérience réelle, et en même temps il n'est pas réel.

À travers son jeu, l'enfant perçoit la réalité avec une force extraordinaire. Son imagination ne la lui masque pas, tout au contraire il la révèle. En traçant dans la terre des routes pour ses petites voitures, il voit la terre, les cailloux, les brindilles, les racines, comme il ne les verra peut-être plus jamais.

Le moindre détail du réel et son imagination s'épousent et se fertilisent. Oui, mais en grandissant, l'imagination et le jeu emportent avec eux l'intuition du réel, et cèdent toute la place aux significations, aux représentations.

En abandonnant l'enfance et ses jeux, demeurait en moi l'appréhension immédiate du réel — l'art, l'esthétique.

Le monde tel qu'il m'apparaissait dans mes jeux d'enfants, je le voyais maintenant dépouillé de l'imaginaire de ces jeux. Je n'avais plus besoin d'imaginer un champ de bataille pour regarder les foins, ni une fusée pour voir la lune.

Ou plutôt, je découvrais qu'il m'était impossible de ne rien imaginer, que la réalité pure se dérobait irrésistiblement, se faisait insaisissable sans imagination, mais que l'imagination n'avait d'autre usage que de la saisir, la révéler, au sens photographique du terme, et ne valait que par elle.

 

*

 

Voilà ce que fut pour moi l'expérience esthétique : la volonté de ne pas sortir du réel en sortant du jeu et de l'enfance ; y entrer, au contraire, plus radicalement et plus intensément.

C'est ainsi que me mis à détester les formules, les croyances, les dogmes. Je renvoyais dos à dos sciences, religions et toutes superstitions. Et ma haine était trouble, car je n'avais jamais renoncé à la puissance que j'y avais pressentie.

 

*

 

À vrai dire, me parut vite vaine l'occupation de peindre et d'écrire.

Au début, l'engagement des avant-gardes dans le combat politique, des futuristes aux situationnistes, m'avait paru incompréhensible ; j'en fus pourtant bientôt comme saisi par la nécessité.

Le monde réel que j'avais découvert au sortir de l'enfance était un désert, il était inhabité, inhumain, il était à conquérir. Mes semblables, tels que j'avais appris à les voir, ne l'habitaient pas : ils habitaient des idées, des valeurs, des systèmes, des systèmes de valeurs. Le monde les jouait, mais ils ne jouaient pas le monde. Cette possible conquête me semblait se prêter à l'aventure collective.

Aujourd'hui je ne suis pas sûr d'avoir déjà digéré cette option dont je suis revenu. Je n'exclus pas que cette conquête se prête à une aventure collective, mais je crois que l'erreur apparaît quand, de là, on déduit qu'elle dépendrait de l'aventure collective.

Si la réalité apparaît d'abord comme un désert, c'est qu'on doit s'y engager seul, au risque d'y rencontrer ou non quiconque. A vrai dire, elle se révèle vite le seul lieu possible de toute rencontre. Les choses, le temps, l'espace y sont bien plus des médiations que des séparations.

 

*

 

Le 23 mars

La puissance, il me semblait la percevoir de plus en plus dans le travail, le travail industriel et agricole. Ce travail se mit à me passionner, sous toutes ses formes. Ou plutôt, dans tout ce que je rencontrais, observais ou pratiquais, c'est le travail, la dimension disons « ergonomique », qui retenait mon attention — même le travail le plus bête, la simple manutention.

Autour de mes vingt ans j'avais été surpris de voir des hommes moins grands, moins forts, moins jeunes que moi, travailler cependant plus vite, mieux et sans fatigue.

Je fis l'étonnante découverte d'une discipline ignorée, consistant à charger des sacs, déplacer des balles de coton, manier une pioche, une faux... une discipline qui mobilisait à mon grand étonnement plus l'esprit que le muscle.

Cette discipline consistait à faire passer sa propre force dans des matériaux, de manière à l'accroître indéfiniment. Ne jamais contrer la force une première fois donnée, toujours la guider, conserver, accroître son élan.

La gravitation n'était plus seulement qu'un concept, mais une entité palpable, plus concrète même que l'objet particulier où je la touchais.

 

*

 

Le 24 mars

M'intéressait aussi dans le travail ce qui fait la coordination des différents efforts individuels.

Les formules, certainement, contenaient une puissance, comme les partitions contiennent la musique ; encore l'orchestre doit-il jouer.

Archimède parvint en son temps à mettre seul un navire à l'eau à l'aide de la poulie. Il se faisait alors à lui tout seul compositeur, orchestre et chef d'orchestre. Cette histoire, mon père m'en avait parlé depuis que j'étais tout petit.

Max de Ceccatty a écrit que si des abeilles parvenaient à envoyer une fusée sur la lune, contrairement à l'homme, elles ne sauraient pas comment elles font. Une telle certitude me paraît de plus en plus contestable. Personne ne me semble savoir comment nous faisons quoi que ce soit. Dans toutes les activités où j'ai pu jeter un œil, j'ai été surpris de l'immense part d'ignorance en comparaison des connaissances nécessaire à l'accomplissement de chaque tâche, qu'elle soit subalterne ou au contraire « dirigeante ».

Pourtant ce monde industriel n'a jamais cessé de me paraître plus réel que ce qui, de l'autre côté du décor, n'est qu'un spectacle dépourvu de prise à quelque initiative que ce soit. Or, justement, toutes les libertés formelles s'arrêtent aux portes de l'industrie ; sans doute, au-delà, deviendraient-elles réelles.

Je crois que ce serait une banalité de dire que ce lieu où une « communauté virtuelle » (pour reprendre un peu librement les termes de Pierre Livet) rencontre le monde réel, constitue en fait une société de servage. Cela, on ne l'a sans doute que trop répété, au point de le vider de sens. Non, ce qui frappe au sein de cette société, et qui fait son essence féodale et esclavagiste qui contamine, par l'échange marchand, tous les autres aspects de la vie, c'est qu'elle est, par dessus tout, société d'ignorance, société d'inconscience.

 

*

 

Le 25 mars

Je pressentais un point aveugle d'où divergeaient plusieurs approches possibles : celles des sciences et des techniques, une autre de la gestion économique, et une troisième, celle de l'organisation humaine du travail. Ces trois approches se rencontrent sur la plus grande part de leurs étendues, mais ne parviennent pourtant jamais à se rejoindre au point où elles convergent.

Aucune ne parvient non plus à dominer les autres. En principe, c'est l'économie, la rentabilité, qui se fait contrainte pour l'innovation technique et l'organisation humaine. En réalité, cette rentabilité économique est plutôt un leurre, un tour de passe-passe, ne serait-ce que par le jeu des taxes et des subventions. La rentabilité est un masque que se donnent des contraintes plus obscures.

 

Dans ces sortes de macro-organismes dont nul ne saurait dire à quelles règles, à quelles fins ou à quelles nécessités ils obéissent, les intérêts de chacun — distincts donc de ces obscures règles, fins, ou causes de l'ensemble — sont en conflit perpétuel. Somme toute, ces conflits d'intérêt pourraient bien être le point aveugle, le moyeu autour duquel tournent les autres approches connues. Ces intérêts particuliers sont cependant aussi obscurs, car déterminés profondément en retour par les structures dans lesquelles ils s'inscrivent.

Disons que l'intérêt de chacun est de tirer le meilleur profit de l'organisation technique, humaine et économique. Dans tout cela, je ne vois guère plus de conscience que dans une ruche, si ce n'est une conscience vaine, impuissante, une conscience juste bonne à servir une logique qui lui demeure insaisissable.

 

*

 

Le syndicalisme me semble aujourd'hui la plus noble et la plus efficace tentative humaine de sortir de la ruche. Je parle bien sur du vrai syndicalisme, celui de l'AIT, que l'on pourrait dater de 1886 à 1936.

Je crois qu'il est nécessaire de reconnaître que cette tentative a échoué. Je le souligne, car si rares déjà sont ceux qui reconnaissent le caractère déterminant de ce mouvement, leur pertinence s'arrête à considérer les soixante dernières années comme une panne passagère de l'histoire.

 

*

 

S'ils n'ont pas réussi, c'est qu'ils ont échoué, aurait dit La Palisse. C'est parfaitement vrai et je ne pense pas que l'on puisse sortir de là.

J'y vois un échec de l'homme (quel « homme », les hommes, chaque homme ?) à maîtriser ses propres pratiques ; c'est à dire, plus exactement, une impossibilité jusqu'à aujourd'hui incontournable, de partager un certain contrôle par chacun de ce qu'il fait avec les autres (plutôt que de ce que tous faisons ensemble).

Jusqu'à maintenant je connais deux domaines où cette impossibilité devient pondérable, au point qu'on ne se sente plus tout à fait désarmée devant elle et qu'intervenir devienne concevable : la technique et le langage — et plus précisément là où les deux se recoupent.

Il y a des techniques du langage ; et d'autre part, toute technique implique en elle certains jeux de langage.

 

D'une certaine manière, le problème que j'aborde à nouveau est celui qui se pose de Galilée à Wittgenstein. Il est celui d'une époque de l'histoire humaine, celui d'une civilisation. Je ne sais encore s'il suppose la poursuite de celle-ci, ou une nouvelle. L'une ou l'autre issue en dépend.

 

 

 


 

 

À propos de règles

 

 

 

 

L'écriture est la seule activité dans laquelle les contraintes aient bonne presse. C'est même un cas remarquable d'entorse à l'idéologie.

Qu'est-ce qu'une contrainte ? A priori cela paraît très simple : c'est une règle que l'on s'impose pour écrire, et qui a, peut-être doit-on le préciser, tous les couverts de l'arbitraire.

Par exemple, on va se contraindre de proscrire une lettre de l'alphabet, ou d'écrire des phrases dont le nombre de lettre de chaque mot ira croissant :

L'on dit cela aussi : chaque nouveau marcheur...

Voilà deux types de contraintes tout aussi arbitraires qu'absurdes.

 

Il semblerait, on l'affirme, que de telles contraintes soient très stimulantes pour écrire. Je l'ai constaté, et j'ai constaté surtout que, contre toute attente, plus elles étaient contraignantes, plus elles favorisaient le surgissement de ce que j'appellerai, faute de mieux, une intentionnalité, un vouloir dire.

C'est au premier abord très paradoxal. On pourrait croire que, plus la liberté est grande d'écrire comme on l'entend, plus les auteurs auront loisir de dire tout ce qu'ils veulent dire. C'est le contraire qu'on constate.

 

Il existe des contraintes peut-être moins absurdes, et qui sont en tout cas passées dans la coutume, ce sont celles de la versification. Celles-ci comprennent des règles bien précises concernant le nombre des syllabes, leur prononciation ou leur élision, et les rimes.

 

L'application stricte de telles contraintes tend en général à favoriser un « vouloir dire ». Pourquoi ? À moins qu'il ne soit plus pertinent de se demander : Comment ?

 

Peut-être viendraient-elles bousculer d'autres contraintes qui seraient déjà là, en nous, mais hors de notre portée, qui nous agiraient plutôt qu'on ne les emploierait.

 

*

 

Je n'ai pas beaucoup de goût pour les contraintes absurdes, et peut-être même le terme de contrainte ne s'applique-t-il plus à ce que je propose lorsque j'organise un atelier d'écriture. Peut-être celui de « consigne », ou mieux, de « directive » serait plus adapté. Le terme générique de « règle » pourrait d'ailleurs tout recouvrir.

 

Il serait certainement utile que j'entreprenne l'étude détaillée des directives que je propose. Déjà, sans l'entreprendre, je pressens que ces directives se situent sur ce qu'on pourrait appeler des niveaux différents. Elles portent, selon le cas, sur des aspects très distincts de ce qui constitue l'usage de la langue.

Cette étude, je l'ai partiellement ébauchée de-ci de-là : dans des préfaces, des allocutions, des carnets...(De l'écriture comme geste à la pensée comme mouvement : <http://jdepetris.free.fr/load/geste_mouvement/>) Elle dépend nécessairement de ma perpétuelle production de telles directives, de leur mise à l'épreuve, et de leurs perpétuelles modifications. Bref, l'analyse est rendue difficile par la mouvance de son objet.

 

— Ces directives, où est-ce que je vais les chercher ? Comment est-ce que je les mets au point ?

Dans quelques cas, je suis allé tout bêtement les chercher dans des manuels. J'ai dû de toute façon les réadapter profondément. Dans d'autres cas, un peu moins rares, je les ai tirées d'ouvrages théoriques sur le langage : Benvéniste, Jakobson, Recanati, Saussure, Mounin, Chomsky... ou la littérature : Breton, Paulhan, Ponge, Roussel, Caillois... J'ai cherché à constituer des modèles d'expérimentation pratiques de problèmes théoriques.

Dans la plupart des cas, je suis parti de textes littéraires, parfois des miens. Comment alors m'y suis-je pris ?

J'ai fait sur ces textes un travail très semblable, mais inverse, à ce que proposent les livres scolaires sous le terme d'explication de textes. Au lieu de partir du texte pour tenter l'énoncé des artifices et des moyens que l'auteur y avait mis en œuvre, je propose ceux-ci sous forme de directives pour rédiger un texte.

 

Je recherche les contraintes, pourrais-je dire, auxquelles obéit déjà un texte, les énonce, et les propose comme directives à la rédaction d'un autre texte.

Il se peut aussi que je propose le texte avec les directives qui en ont été tirées. J'ai déjà fait ça avec Bâshô, Saadi, Michaux, Pessoa et quelques autres.

Je pourrais encore proposer directement l'imitation d'un texte.

 

*

 

Que signifie « imiter » un texte ? Cela doit se situer entre recopier mot à mot et s'en inspirer seulement. Entre les deux, imiter présuppose le repérage de quelques traits distinctifs qui serviront de charpente à un nouvel écrit. Proposer d'imiter un texte reviendrait donc à proposer de faire le travail que j'accomplis moi-même lorsque je mets au point un jeu de directives.

Il est alors remarquable que celui qui imite peut le faire largement à son insu ; être du moins incapable de décrire ce travail de construction et de déconstruction qui s'accomplit bien pourtant.

Il est remarquable encore, comme je l'ai déjà relevé, que celui qui sait très bien expliquer peut avoir du mal à imiter, alors que celui qui imitera sans peine peut très bien n'avoir rien remarqué, et ne pas savoir dire, donc, comment il fait.

 

*

 

Tirons déjà quelques conclusions de cette première approche. — Pourquoi cette demande de contraintes qui se traduit par celle des ateliers d'écriture ? L'écriture génère seule ses propres contraintes — au point qu'on tire ces contraintes de textes déjà écrits. Ces demandes résulteraient alors d'une certaine difficulté à écrire de telle sorte que l'énonciation génère son propre système (jeu) de contraintes, ou, dit autrement, de sorte que l'écriture génère sa propre consistance.

 

*

 

Élise Hénu m'avait fait lire un long texte dont les premières pages, étaient construites sur le sujet indéfini « on ». Cela donnait au propos un ton de généralité qui le laissait, disons, un peu mou. Et puis je tombais sur une faute : « on serez ». À partir de celle-ci, la construction basculait sur la deuxième personne du pluriel : « vous », ce qui donnait beaucoup plus de vigueur à la langue, et à l'auteur une prise plus horizontale, plus frontale avec son énonciation.

La faute de conjugaison « on serez » montre bien comment une certaine nécessité interne se fait contrainte à l'insu de l'auteur. Dans cette faute, la nécessité se montre même sous la forme dynamique d'un conflit : la première posture, qui sous-tend le « on », résiste à celle, germinative, du « vous ».

 

*

 

On apprend à parler, à écrire, un peu comme on apprend à dessiner.

On n'apprend pas à dessiner n'importe quoi et ce qu'on veut, mais des choses précises. À l'école communale, au collège, au lycée, aux Beaux-Arts, dans les cours de dessins, le professeur n'apprend pas à ses élèves à dessiner ce qu'ils veulent ; il leur donne des modèles, à reproduire à vue : on aura l'inévitable moulage, le drapé, la nature morte, la vue de la fenêtre, le corps humain, la bouteille et le verre d'eau... la non moins inévitable composition abstraite, la perspective, les ombres, etc... Ce sont là autant de jeux de contraintes auxquelles viendront se joindre celles des matériaux : mine, fusain, plume, pinceau, estompe... papiers et formats.

 

Il est probable qu'à passer ainsi de contraintes à d'autres, l'élève finira par être en mesure de dessiner à peu près ce qu'il veut. En principe, oui ; en réalité, ce qu'on a appris à exécuter surdétermine ce qu'on exécutera par la suite.

Plutôt l'élève dépassera-t-il son apprentissage dans une dynamique conflictuelle assez semblable à celle qui provoque la faute « on serez ».

 

*

 

Sans doute devrait-il être précisé qu'on apprend à parler, à écrire, peut-être à dessiner, en intégrant des ensembles, des jeux, des sets, non seulement d'énoncées (les fameux « jeux de langage » de Wittgenstein) mais aussi de comportements, d'opérations (voir les Investigations philosophiques du même).

 

*

 

Tentons de distinguer deux choses qui ne sont en vérité pas faciles à distinguer : face à une situation, à un problème quelconque, on peut adopter en principe deux types de comportements : l'un consiste à appliquer ce qu'on pourrait appeler un « programme » par avance assimilé, l'autre à trouver des réponses inédites.

Une stricte distinction entre les deux se révèle un véritable casse-tête ; c'est ce que tente pourtant de faire un certain nombre de tests. Les mesures de cœfficient intellectuel — auxquelles on ne doit attribuer que le sérieux qu'elles méritent — tentent de déterminer l'aptitude des sujets à trouver les réponses à des problèmes qu'ils n'ont, en principe, pas appris à résoudre.

Déjà on peut trouver là l'ombre d'un problème épistémologique : est-ce bien l'aptitude à trouver des réponses à des problèmes qu'on n'a pas appris à résoudre, ou l'aptitude à généraliser des méthodes de résolution ?

 

Un exemple tout bête, mais à longue portée : la multiplication est-elle une opération distincte de l'addition — imposant donc un apprentissage distinct — ou n'en est-elle qu'une généralisation — c'est à dire que, si l'on sait parfaitement faire des additions, on sait nécessairement multiplier ?

 

On a parfaitement appris à un enfant à résoudre des problèmes de robinets. On lui propose alors un problème de trains qui se croisent, et il dit qu'il ne sait pas le résoudre.

 

Je connais aussi un petit problème amusant : un plan de nénuphars pousse dans une mare. Il pousse très vite, et chaque semaine il double sa surface. En six mois, il a occupé la moitié de la mare. La mare fait trente mètres carrés. Combien de temps lui faudra-t-il encore pour la recouvrir en totalité ?

À l'énoncé du problème, on est fortement tenté de s'embarquer dans des calculs fort inutiles, qui ne peuvent que nous masquer la solution quasiment fournie avec les données.

 

*

 

Un autre exemple rendra peut-être plus limpide encore mon idée : Suppose que quelqu'un ne sache pas résoudre cette opération :

Il te dit qu'il ne se souvient plus comment on multiplie une fraction.

Cela ne veut-il pas plutôt dire qu'il a oublié la signification d'une telle graphie, qu'il ne sait plus la lire, et non qu'il ne sait pas multiplier des fractions ?

 

En réalité tout individu doué de raison sait multiplier 3/4 par 2/3, pour peu qu'il sache se faire une idée de ce que signifie 3/4 et 2/3, et une telle opération ; bref, s'il comprend ce que signifie une telle association de ces cinq signes : {2, 3, 4, —, x).

 

Il est vrai que si l'on dit à quelqu'un qu'il suffit de multiplier entre eux les numérateurs et les dénominateurs, il peut trouver la solution sans ne rien comprendre ; sans « penser ».

 

*

 

L'application mécanique (je n'aime pas trop cette acception du mot), automatique (ni de celui-ci), disons « sans y penser », de telles règles, peut permettre l'économie d'un important travail intellectuel ; disons « de l'intelligence ».

On peut ainsi réaliser des calculs très savants sans penser.

 

La question alors que je me pose est : Jusqu'à quel point peut-on assimiler ainsi des quantités de règles sans l'aide de la pensée ?

(Je pourrais me demander aussi jusqu'à quel point on est capable de les employer sans penser. Ce n'est pas, en attendant, cette question-là que je me pose, mais seulement celle sur la capacité d'assimiler des règles sans les penser.)

 

*

 

Cette question est manifestement parallèle et quelque peu dépendante d'une autre : Que signifie comprendre une règle ?

Il me semble que comprendre serait quelque chose comme trouver à l'opération, «  » sans connaître par avance la règle à appliquer.

— Et si on l'a apprise par avance ce serait parvenir à retrouver une sorte de regard sur l'opération et sa résolution, qui serait comme celui d'avant un apprentissage.

 

*

 

À l'aide de la répétition et de l'entraînement, on est capable d'assimiler un nombre impressionnant de règles. On peut parvenir à en faire des réflexes, et combiner des chaînes de réflexes de sorte à n'en faire qu'un seul.

Un solide entraînement de cette sorte peut parvenir à une foudroyante efficacité ; une efficacité à côté de laquelle l'usage seul de l'intelligence — celui qui consiste à « comprendre », mais aussi seulement à « penser » — devient dérisoire.

 

Cette répétition ne saurait cependant être que celle de la pensée, au cours de laquelle la pensée s'efface ; elle trace un lit qui la rend inutile.

Mais si elle ne parvenait plus à reparcourir ce lit, c'est qu'il se serait lui aussi effacé.

 

*

 

Jinshu avait écrit :

    Notre corps est comme l'arbre de la Bodhi.

    L'esprit est comme le miroir précieux.

    Aussi devons-nous chaque jour l'épousseter.

 

Houeï-Nêng avait composé en réponse :

    Le miroir précieux n'a pas de forme.

    Tout est rien — Tout est vide.

    Où donc la poussière pourrait-elle se déposer ?

 

 

 


 

 

SUR LA THÉORIE DE L'INCONSCIENT

 

 

 

 

 

 

Au cœur du freudisme il y a, on le sait bien, la théorie de l'inconscient. Avec la théorie de l'inconscient, Freud a soulevé, et presque résolu, un problème philosophique essentiel. S'il ne l'a pas résolu, c'est parce qu'il a fait preuve d'une inconséquence philosophique telle qu'on n'en trouve que très rarement chez un chercheur.

Aborder la conscience, comme l'a fait Freud, à travers le passage de l'inconscient à la conscience, donc comme une « émergence », est pourtant une approche de nature à déstabiliser toutes les écoles de philosophie.

Mais comme Freud ne s'est jamais soucié des problèmes philosophiques qu'il soulevait, les philosophes, qui n'aiment pas en général se poser des questions qui n'aient pas déjà été traduites en termes philosophiques, ne s'en sont pas non plus soucié, se contentant tout au plus d'adopter, ou encore de rejeter, une vulgate « psy » qui a pénétré jusqu'aux comptoirs des bistrots de quartiers.

 

Rien n'est moins évident que de concevoir une pensée qui ne serait pas consciente. A priori, une pensée inconsciente, ce serait comme un homme qui ne serait pas né. Et qu'est-ce que ce serait un homme qui ne serait pas né ? Rien.

— Peut-être alors, une pensée inconsciente, ce serait plutôt une pensée cachée : une pensée que l'on se cache à soi-même.

— Et où se cacheraient donc de telles pensées ? — Dans notre inconscient, dans une part mal éclairée de notre esprit, d'où elles resteraient actives, et où l'on pourrait toujours aller les pêcher.

Freud pensait-il vraiment cela ? Il se pourrait bien qu'il ai vu parfois les choses ainsi, mais ses travaux les plus rigoureux récusent entièrement cette façon de voir.

 

L'Analyse des Rêves montre parfaitement comment « la pensée du rêve » émerge, éclôt, se fraie un chemin à la conscience. « La pensée du rêve » se construit d'abord avec ce qu'elle a à sa disposition : des souvenirs de veille ; les uns récents, encore vivaces ; d'autre anciens, plus profondément ancrés. Elle combine cela, en fait symbole. Éveillé, l'analysant continue ce « travail » en traduisant ce symbolisme dans la parole, et la pensée prend forme : éclôt.

Cette pensée éclose, était-elle virtuellement quelque part ce qu'elle est devenue ? Et que veut dire alors virtuellement ?

 

*

 

Je ne crois pas que Freud ait été très clair sur de tels points, et son œuvre dénote bien des flottements. La question qu'il soulève ainsi, il ne la résout pas, ne parvient même pas à la poser ; sans doute ne la conçoit-il pas, mais il la soulève.

Où était la pensée que je fais éclore avant qu'elle ne soit éclose ? — En « moi », pourrais-je dire, mais cela signifierait seulement qu'elle n'était pas ailleurs, nulle part ailleurs, et qu'il n'était pas forcé que je la fasse éclore, et donc qu'elle soit jamais, et qu'elle n'était en tout cas pas encore telle que je l'ai fait éclore.

Bref, je pourrais presque dire qu'elle n'était pas, si ce n'est que je la poursuivais bien quand même.

 

*

 

Il semble que l'ambiguïté dans laquelle Freud tient la théorie de l'inconscient soit déterminée par la théorie de la sexualité. Freud se tenait à la théorie de la sexualité comme, si j'ose dire, à un garde-fou. La sexualité tient lieu dans le freudisme de référent ultime. Si la pensée existe, existe bien en tant que pensée — a un sens — et n'est pourtant pas consciente, c'est parce que son sens serait sexuel. Sans cette fonction de la sexualité, il n'y aurait plus de sens ultime, et donc plus de pensée.

Et pourtant, il y a bien émergence de la pensée dans la conscience, et pas seulement des pensées conscientes et une conscience qui pense.

Freud craignait, contre Jung, en abandonnant la théorie de la sexualité, qu'on ne tombe dans l'occultisme. Il y aurait pourtant bien eu une autre issue.

 

*

 

Paradoxalement, on a dénié à la théorie de l'inconscient sa scientificité parce qu'elle ne serait pas réfutable. Or, non seulement elle est réfutable, mais l'œuvre freudienne est ponctuée de quantité de réfutations.

Bien sûr, on peut toujours dire que la signification (l'interprétation) donnée à un rêve, un lapsus ou un symptôme est irréfutable. Bien sûr qu'elle l'est ! Si l'odeur des tilleuls me rappelle la statue d'un faune dans un jardin de Briançon, qui pourrait le contester ou le savoir à ma place ?

Ce qui est autrement plus contestable, c'est que de telles associations puissent trouver un terme, et, plus précisément, que ce terme soit un retour à leur source — une sorte de matrice inconsciente — qui serait d'ordre sexuel ; et que l'interprétation s'achèverait donc dans une signification sexuelle.

Certes, que la statue d'un faune se prête volontiers à quelque interprétation sexuelle, et même l'odeur du tilleul, qui évoque l'infusion et, de là, le lit, qui est un meuble particulièrement propice à la sexualité, cela n'est pas récusable. Ce qui l'est, c'est que la sexualité ait une signification ultime, qu'elle « ne puisse pas vouloir dire autre chose » : qu'elle ne soit pas, à son tour, symbolique. Si l'on réfute cela, on ne détruit pas la théorie de l'inconscient, on lui ouvre plutôt de nouvelles dimensions.

Il est remarquable que les psychanalystes s'éloignent aujourd'hui à reculons de la théorie de la sexualité sans la réfuter. Il est d'ailleurs devenu bien difficile de continuer à faire comme si l'on savait ce que veut dire « sexualité ».

 

*

 

Ce qui est essentiel dans l'analyse des rêves, ce n'est pas tant la valeur, en tant que telle, de souvenirs oubliés, ou ignorés parce qu'insignifiants, mais qu'ils s'articulent comme un langage, comme des symboles (comme les signes de rébus) ; d'insignifiants, qu'ils deviennent, littéralement, signifiants.

 

La réminiscence d'un souvenir enfoui n'est plus alors l'enjeu essentiel, comme il a pu l'être dans un premier temps pour Freud lui-même. Ce qui importe, c'est l'articulation de la pensée à l'aide de ces réminiscences, de ces impressions mnémoniques.

C'est cela qui a frappé si vivement André Breton à la fin de la Première Guerre Mondiale, cela seul, au détriment d'une quantité de points qui, pour être mineurs, ne finissent pas moins très souvent par masquer l'essentiel.

La psychanalyse commence vraiment à m'intéresser au moment où cette articulation d'impressions, déjà si proche du langage, entre proprement dans le langage, passe à l'énonciation.

 

 

 


 

 

Notes sur des questions déjà abordées par ailleurs

 

 

 

 

 

 

1) L'expérience sensible

 

Le 25 avril

Hier, j'ai dirigé un séminaire d'écriture sur le vin : on a dégusté une bouteille de Rasteau 1995.

Je me suis explicitement servi du vin pour parler de l'expérience littéraire.

Le vin, ce peut être l'ivresse, le dérèglement des sens. Pour Abou Nouwas le vin est essentiellement l'ivresse. Le vin peut être encore la communion, la fête. Le vin du Banquet est d'abord le vin du partage... La dégustation du vin est tout autre chose. Elle vise à percevoir le plus profondément le goût, l'arôme, la couleur.

L'œnologie est une « science » très particulière, une science qui repose sur une culture particulière. L'œnologie fait des goûts et des arômes un système de signes — de signes sensuels, pas intellectuels. Le vocabulaire de l'œnologue est troublant, troublant son chevauchement de la description et de la métaphore.

 

De Mallarmé à, disons, Ricardou, il y a en France une approche de l'écrit qui n'est pas sans rapport avec celle de l'œnologie. L'œnologie n'est pas une étude scientifique, au sens où le serait une étude chimique, qui correspondrait, dans les lettres, aux sciences du langage : sémantique, sémiologie...

(Cette approche de l'écrit n'est pas davantage en tout cas une recherche de l'ivresse et du dérèglement, même si le Surréalisme laisse planer quelque ambiguïté sur ce plan.)

J'ai aussi parlé du rôle du vin dans une tradition empiriste : chez Hume et chez Peirce — l'intimité profonde du sensuel et du cognitif.

 

Hier soir, tous n'avaient pas la même maîtrise d'un langage du vin, ni davantage la même connaissance du vin. Pierre sait bien goûter un vin mais n'a pas, ou ne veut pas utiliser un vocabulaire d'œnologue.

 

Ce que le vin évoque n'est pas loin de rappeler les problèmes que soulève l'interprétation freudienne : ce que je dis du vin est-il bien dans le vin, ou bien est-ce que je l'invente en en parlant ?

Mais cette question cache la bonne : si je ressens, comment puis-je douter que je ressente ?

 

Le problème est que l'étiquette seule peut aussi faire ressentir quantité d'impressions. Quand je dis l'étiquette — c'est à dire le nom, l'origine, le prix même, la garantie de qualité, l'ambiance évoquée par la graphie... — j'entends aussi son sens figuré : le rituel de la dégustation, les valeurs attachées au vin dans la tradition française, etc... Ces deux sens se recoupent.

 

La dégustation fixe l'attention sur le seul liquide dans sa coupe de verre dont la forme est bien adaptée à l'usage : bulle capturant l'arôme, long pied pour la protéger de la chaleur des mains et pour l'isoler au regard...

On s'intéresse à la chose, et non aux valeurs symboliques, aux coutumes culturelles et aux rites : sa robe, son nez, sa bouche... On s'y intéresse pour la faire disparaître, on la découvre dans sa disparition, son effacement. Elle se dévoile, se déploie dans sa disparition, comme les mots qu'on prononce, qu'on entend, les textes qu'on écrit, qu'on lit.

 

Bien sûr, l'étiquette, dans tous les sens du terme, ne peut manquer de jouer son rôle, et tous les contenus culturels qui lui sont attachés ; comme jouent aussi des expériences privées. Le rapport que j'ai avec le village de Rasteau, ses environs, je ne peux les séparer de ma dégustation.

L'important est entre ce culturel et ce privé : il y a un monde à conquérir entre les deux : le monde réel.

Tenter de percer ces sédimentations au bénéfice de l'expérience sensible ; peut-être en les faisant tomber aussi dans l'expérience sensible.

 

 

 


 

 

2) L'interlocuteur fictif

 

Le rapport entre « ce que je veux dire » et « ce que je me propose de faire » inclut « ce que je veux dire à qui ».

Ce « qui » peut, naturellement, être virtuel. Il est toujours plus ou moins virtuel.

 

C'est ce que le freudisme repère comme « transfert » : la production de l'interlocuteur virtuel.

Cette virtualité de l'interlocuteur est certainement ce que l'on maîtrise le moins dans toute énonciation, alors qu'on en est pourtant le seul maître, en ce sens que personne ne les produit (pas plus la virtualité que l'énonciation) à notre place.

 

La notion de communication masque tout cela.

La communication telle qu'on en parle tient une place mineure dans l'emploi du langage. Nous employons généralement du langage pour affiner nos propres appréhensions des faits, des situations, des choses.

Nous disons ce que nous disons d'abord pour mieux comprendre ce que nous voulons dire. Accessoirement, nous le disons pour intervenir directement, comme par un acte, sur le monde. Ce n'est que beaucoup plus accessoirement encore que nous nous soucions « sérieusement » d'une réception de ce que nous voulons dire.

Dans ce dernier cas, il serait nécessaire de préciser alors que ce souci d'être compris ne concerne la plupart du temps que notre interlocuteur virtuel. La plupart du temps, quand nous parlons, nous nous soucions seulement d'être virtuellement compris, c'est à dire compréhensible.

 

 

 


 

 

3) Le problème des lettres

 

Le 9 mai

Le problème des lettres — et c'est bien un problème — que chacun rencontre dès qu'il se mêle de littérature de quelque façon que ce soit, qu'il vende des livres, les imprime, les critique, ou seulement les achète et les lise, et qu'il doit bien résoudre, au moins provisoirement, le problème des lettres donc, est que personne ne se satisfait à n'y voir qu'un commerce.

Et que serait-ce donc, le commerce des lettres si ce n'est le commerce du livre ?

Il y aurait des producteurs, des distributeurs, des vendeurs et des consommateurs de livres, et tout le monde pourrait être content. Or ça ne se passe ainsi que très marginalement.

 

Il ne semble pas être dans la nature de l'écrit, ni sans doute de la langue, ou plus généralement du langage, de trouver dans sa seule dégustation une finalité suffisante. Cela ne nie sans doute pas un plaisir de lire et, moins encore, un plaisir d'écrire ; mais livrés à eux-mêmes, ces plaisirs ne se suffisent pas plus que le plaisir, par exemple, de prendre le train, qui est bien un plaisir lui aussi, et qui peut être intense, mais qui ne sait cependant pas se rendre entièrement étranger au but du voyage.

Et puis, lire sans but ne me paraît pas sain. Comme l'enfant, qui pour la première fois prend le train, rêve de conduire une locomotive, le lecteur, irrésistiblement, se prend à rêver d'écrire. Mais comment pourrait-il autrement se rêver auteur, si ce n'est à écrire à son tour des livres qui fassent rêver à des lecteurs les mêmes rêves que lui ?

 

On voit se dessiner un cercle qui va vite transformer le plaisir en malheur irrémédiable. On imagine alors tous ces lecteurs rêvant de devenir auteurs, le devenant, courtisant les éditeurs, le devenant même parfois, courant les journaux, les revues, en créant au besoin, courtisant encore les associations culturelles, en fondant quelques nouvelles, courtisant aussi les institutions, les pénétrant... On imagine cette masse de gens frustrés de leur plaisir et de leur rêve, s'agitant après eux et les repoussant toujours plus ; mais entraînant toujours de nouveaux adeptes, déployant toujours plus de nouveaux moyens à cela, puisant ces moyens dans ce prosélytisme même, y rêvant une issue là où n'est que la contagion d'une illusion.

Et pourtant l'écriture a bien d'autres usages : fixer la pensée, d'abord, et permettre de l'affûter ; elle se prête aussi aux transmissions et aux rencontres.

 

 

 


 

 

Musique et intention

1. Sur le sens et le corps

 

 

 

 

 

29-30 mai

Observe les gestes que chacun fait en parlant.

Ce n'est pas la signification de ces gestes qui m'importe, car, littéralement, ils n'en ont pas. Ils sont pourtant l'indice d'un caractère très important de la parole ; d'un caractère extrêmement difficile à saisir.

Ces gestes sont en relation étroite avec un aspect purement sonore, purement musical, de la parole.

À moins d'écouter parler une langue qui nous soit entièrement étrangère, il est très dur de détacher toute son attention du sens pour ne la consacrer qu'au son, à la musique. Il est plus facile de ne se préoccuper que des gestes, et des attitudes aussi, de la physionomie, en coupant le son d'un téléviseur, par exemple.

Il y aurait là l'ébauche d'une danse, qui accompagne aussi l'ébauche d'un chant.

 

*

 

Je suis convaincu qu'il fut un temps où les hommes ne parlaient pas mais chantaient, chantaient en dansant.

Depuis un siècle seulement qu'il existe des enregistrements sonores et cinématographiques, on voit nettement se dessiner une tendance à la sobriété dans l'expression. Je ne crois pas que les hommes aient toujours usé de la parole avec autant de retenue.

Évidemment je ne peux rien en savoir. Les livres restent silencieux et les images parfaitement immobiles.

 

*

 

Je suis resté stupéfait la première fois que j'ai écouté réciter le Coran. J'avais bien auparavant entendu des appels de muezzin, dans des films ou des reportages, mais je ne savais pas qu'ils récitaient le Coran, ou ne le pensais pas, en tout cas ne l'entendais pas. Puis j'ai appris à manipuler l'Arabe, et un jour, un peu par hasard, j'ai mis la main sur une cassette enregistrée de La Sourate de l'Aube. Je crois que je n'avais jamais très bien compris avant que ces « homélies » chantées du haut des minarets étaient bien le Coran — le Coran dont j'avais lu les traductions, et dont je pouvais me référer à la version originale.

 

***

 

Je vais peut-être un peu vite en affirmant que les gestes ne signifient rien.

On peut observer qu'un orateur a souvent un stylo à la main. En vérité, c'est assez récent : je n'ai jamais fait une telle observation avant les années quatre-vingts.

Moi-même, je me suis mis à sortir mon stylo dès que je dois parler en public. Ce stylo, manié quelque peu avec ostentation, a un effet manifeste sur l'écoute : il la fait irrésistiblement glisser vers la lecture.

Mimer, le stylo à la main, le geste de souligner, sur une feuille peut-être imaginaire, est une manière certaine d'attirer l'attention sur une idée, plus particulièrement peut-être sur la littéralité des termes, ou encore de mettre des italiques dans l'oralité.

 

À vrai dire, cet exemple est à la limite du contre-exemple : la parole tente alors de se faire oublier comme parole, avec sa musique et sa gestuelle, pour suggérer l'écrit.

C'est un artifice d'orateur du second degré : jusqu'à quel point, en effet, l'écrit serait-il autre chose que la suggestion de la parole ?

 

*

 

Les gestes qui accompagnent la parole suggèrent des mouvements, les ébauchent. Ils fonctionnent évidemment en accord avec la musique des phrases.

 

*

 

Les termes de « musique » et de « sonore » sont un peu ambiguës car ils supposent trop leur implication réciproque. En réalité le son n'implique pas la musique et toute sonorité n'est pas musicale. À l'inverse, et c'est moins évident, la musique n'implique pas nécessairement le son.

Bien sûr, un autre terme que « musique » serait ici bienvenu pour évoquer le mouvement harmonique, silencieux ou non, mais ce terme n'existe pas. Le terme même d' « harmonique » n'est pas très clair, et, au fond pas juste du tout.

 

*

 

Le terme de « musique » est en définitive assez juste en ce qu'il désigne un mouvement qui ne serait ni réductible à un effet de causalité, ou au moyen d'une finalité, ni interprétable en termes de signification.

Cette notion de « musique » est inséparable de celle de « danse ». À vrai dire, il me faudrait un terme générique pour désigner les deux ou l'un ou l'autre ; ce qui est commun à l'un ou l'autre, leur intersection : ce qui fait du son une musique et du mouvement une danse. Et cette notion devrait même recouvrir ce qui n'est ni sonore ni mouvant, comme une peinture ou une architecture, et qui possède bien cependant un « mouvement ».

De ce point de vue, la représentation graphique, plastique, de ce qui est bien un mouvement, est particulièrement indicative de ce que je tente de cerner.

 

*

 

Ce que je tente de cerner, peut-être est-il plus facile de dire d'abord ce que ce n'est pas.

Ce n'est pas un processus causal. Je peux voir en face de moi le mouvement de la mer, celui des feuillages, des lignes de faille dans les roches. Tous ces mouvements, je peux les interpréter de façon suffisante en termes de causalité.

Ces mouvements sont très différents de ceux des mouettes dans le ciel, ou de la passante qui traverse la rue. Il y a dans ces derniers de l'imprévisible, du moins un tout autre imprévisible que dans les précédents.

Je peux très bien distinguer en moi-même ces deux sortes de mouvements. Par exemple, la compensation, quand je marche, de mon centre de gravité est strictement causale, mais pas mon pas, moins encore mes changements de rythme et de direction.

Je peux faire aussi des mouvements plus ou moins codés : un salut de la tête, par exemple, à un passant que je connais.

La musique dont je parle est bien capable d'intégrer toutes ces sortes de mouvements mais elle ne s'y résume pas.

 

*

 

Il m'est arrivé de côtoyer des danseurs. Les danseurs ont une très grande maîtrise de leurs gestes et de leur corps ; ils les ont travaillés, mais pas du tout dans le sens de l'efficace. Ils sont très différents des ouvriers. On retrouve aussi cela chez les acteurs. On les croirait très habiles à première vue, mais ils ne le sont pas. Ils ont tous les signes de l'habileté, contrairement à l'ouvrier qui très souvent ne les a pas. On les démasque tout de suite dès que les gestes demandent de l'efficacité.

 

*

 

Observe les gestes et les mouvements du danseur. Il fait mine de s'élancer, de saisir, de lancer, mais il ne s'élance nulle part, ne saisit rien, ne lance rien. Il évoque une sorte de monde irréel, absent.

 

*

 

Que les mouvements du danseur soient harmonieux, voire harmoniques, ne me semble pas essentiel. Et je ne suis d'ailleurs pas sûr que l'on sache toujours ce que ces mots veulent dire.

Si « harmonie » a un sens, je suppose qu'il ne doit pas être très éloigné de « rigueur numérique ». Mais sans doute entend-on aussi « grâce », ce qui semble vouloir dire que la rigueur numérique se fait oublier, se rend invisible par sa seule présence. « Harmonie » veut sans doute tout dire et son contraire.

Il m'apparaît plutôt que la musique et la danse ont besoin de valeurs numériques pour faire ressortir ce qui ne s'y réduit pas.

 

Ainsi, tous les objets dans un tableau figuratif sont-ils rangés selon des lignes de perspective qui ne sont pourtant pas dessinées ; qui ont peut-être été tracées par le peintre pendant sa composition, mais ont pu aussi bien ne pas l'avoir été.

 

*

 

Le mouvement du danseur est sans but, ses pas n'ont pas la fonction de le conduire où que ce soit.

Ses gestes ne sont pas pour autant un code. Peut-être peuvent-ils évoquer quelque activité, quelque geste précis et finalisé, mais il n'est pas dans la nature, dans l'essence de la danse, de figurer quoi que ce soit. Danser n'est pas mimer, et l'on peut mimer sans danser.

 

***

 

On pourrait dire que la danse sculpte l'espace. Et il est vrai qu'elle produit bien un espace, qui n'est pas exactement l'espace physique où elle se déroule.

C'est cependant oublier l'autre aspect plus important qu'est le temps. Elle sculpte aussi, elle sculpte surtout, le temps.

 

Même dans l'immobilité de l'image, de l'espace sculptural, le temps intervient du moment qu'il y a musique et danse. Et qu'est-ce que le mouvement dans un tableau, si ce n'est celui du regard ?

Quelle que soit la fixité d'une image, elle suppose toujours un certain ordre et un certain sens pour la lire ; d'une certaine manière elle guide le parcours des yeux.

(Ce n'est cependant pas seulement de cela qu'il s'agit.)

 

*

 

Ne semble-t-il pas que toutes ces notions sont grossières : celle d'espace, de temps, de mouvement ; bien trop grossières pour saisir ce dont il est question ici ?

Grossières constructions de l'esprit qui ne peuvent fonctionner que dans de non moins grossières schématisations géométriques.

Impossible de dissocier réellement ces constructions les unes des autres, j'entends intuitivement, et de les dissocier surtout des propriétés des matériaux. Espace, temps et mouvement s'évaporent très vite dès qu'extraites de propriétés matérielles.

 

*

 

Entre ces propriétés matérielles et leurs schématisations géométriques, n'y aurait-il pas le passage, ou la diffraction, entre causalité et rationalité ?

(Je n'en sais rien, c'est une question extrêmement embrouillée qu'il n'est peut-être pas sage de soulever maintenant ; mais il n'est peut-être non plus pas sage de l'ignorer.)

 

*

 

La causalité appartiendrait-elle à la rationalité ? — Il est vrai que les raisons que j'avancerais pour le contester pourrait finir par donner un sens recevable à une telle affirmation.

Qu'est-ce en somme que la causalité ? — C'est quand d'un fait doit nécessairement en découler un autre.

 

Et qu'est-ce que cela veut dire ?

Car en réalité il n'y a jamais eu de faits qui soient donnés parfaitement découpés comme des causes, et d'autres, comme des effets. Ce découpage, c'est l'esprit seul qui le fait. Il n'y a de cause que pour celui qui perçoit une cause, qui la conçoit comme telle, et conçoit ses effets. Peut-être même, devrais-je dire, pour celui qui agit en conséquences.

Cela, je le sais, peu nombreux sont ceux qui le comprennent. « Le vent n'est-il pas la cause qui chasse les nuages ? » Arguera-t-on. — Et qu'est-ce qui est alors la cause de quoi ? Moi je ne vois que d'inextricables interdépendances ; et, à vrai dire, il n'est pas si évident que je les voie. Mais je peux affirmer que l'orientation que je donne à la barre est la cause de celle du voilier. Le départ de la chaîne causale, c'est moi qui l'introduit, qui la fonde par un acte volontaire. Sans cette intervention, je ne perçois aucune causalité, et il n'y a peut-être pas beaucoup de sens à affirmer qu'il y en aurait une malgré tout.

 

La causalité se déduirait-elle de l'exercice de la raison ? Certainement pas. Tout être vivant est sensible à la causalité. En un certain sens, il n'est sensible à rien d'autre.

La causalité est en fait la perception la plus immédiate qu'un être ait des choses et, par là, aussi de l'espace et du temps ; et cela parce qu'il agit, qu'il fonde en agissant cette source des causes et, aussi bien, d'un schème spatio-temporel.

 

*

 

Ce qui est tout à fait trompeur, c'est de confondre un enchaînement causal avec un enchaînement logique. L'enchaînement causal n'est en fait pas du tout logique, pas plus que l'enchaînement logique n'est causal.

 

Je me suis souvent demandé en quoi il serait logique qu'une poulie accroisse ma force de traction, ou d'autres choses de ce genre. Je n'y ai jamais trouvé la moindre trace de logique. C'est ainsi que les matériaux et les forces réagissent ; c'est tout.

Que nous puissions sur de tels phénomènes asseoir par induction des inférences logiques, c'est manifeste, mais rien en eux n'est logique — en tout cas semble-t-il de toute évidence impossible d'en tirer des déductions tant qu'on n'en fait pas l'expérience.

 

***

 

Se méfier de la notion d'harmonie qui renvoie à la mesure.

En principe tout est mesurable.

Si je dessine le jardin qui est en face de moi, mes traits s'inscriront certainement dans les lois de la perspective ; mais je n'ai pas nécessairement à penser aux principes de la perspective, ni à tracer des lignes de fuite pour y parvenir. Je peux dessiner seulement comme je vois.

Je n'ai pas non plus à calculer les progressions logarithmiques des notes que je fredonne.

 

Tout est-il effectivement mesurable ? Ce n'est pas ainsi en pratique que la question se pose.

Mesurer c'est établir un rapport et des proportions.

Si l'on se sert d'un bâton comme d'un levier, il est assez facile de l'étalonner de part et d'autre du point d'appui. C'est cela établir des rapports et des proportions. On peut aussi établir le rapport entre le son et la longueur d'une corde qui vibre.

On ne sait pas très bien où seraient les limites de tels jeux ; d'autant qu'on peut très bien ne plus jouer qu'avec les valeurs numériques seules, en ignorant délibérément les rapports concrets d'où on les a déduites.

 

*

 

Mesurer c'est toujours comparer des longueurs, ou encore des ouvertures d'angles. Ce qui suppose des objets propres à opérer ces mesures : règles, compas... Aussi, la mesure, le nombre, est d'abord un rapport, ce qui inclut à la fois la comparaison et le fractionnement.

Le concept de nombre suppose celui d'unité, et l'unité n'est que le PPCM de deux longueurs, ou de deux ouvertures d'angles. (Le grand drame de l'histoire des mathématiques est l'irréductibilité des mesures de longueur et des mesures angulaires.)

 

*

 

Mesurer la hauteur d'un son, cela consistait jusqu'à il y a peu de temps, à se fier à son oreille. Il n'y a pas non plus très longtemps qu'on peut mesurer une intensité lumineuse, ou encore la valeur exacte d'une couleur, ou d'un goût.

Il y a beaucoup plus longtemps que l'on sait mesurer une température.

À vrai dire, on savait très bien mesurer ces choses avant, et on le sait toujours, en se fiant seulement à ses sensations.

Mesurait-on vraiment ? Pouvait-on vraiment alors parler de mesures lorsqu'on n'avait pas le moyen de ramener un son à une longueur d'onde ? — Il me semble difficile de dire non en voyant une portée musicale.

Je me demande plutôt si l'on mesure bien dans les deux cas la même chose.

 

 

 


 

 

2. L'inscription orale

 

 

 

 

juin

La linguistique se laisse trop impressionner par la distinction entre écrit et oral ; elle s'y arrête trop, et par là même, l'ignore. Et si l'écriture n'était qu'un cas particulier de ressassement ?

 

Posons deux usages distincts de la langue, ou plutôt deux sortes d'énoncés : les uns s'inscrivent dans une situation dont ils font partie intégrante ; les autres se répètent, s'inscrivent dans la mémoire et ainsi s'émancipent de la situation.

 

Les premiers s'oublient, ou, s'ils restent en mémoire, ce n'est qu'en s'inscrivant dans la situation qui se remémore, et dont la séparation leur ferait perdre tout sens, toute intelligibilité et, finalement, leur nature même d'énoncés.

Les seconds se répètent. Pour se répéter, ils doivent s'inscrire s'inscrire au moins dans la mémoire. Ils doivent aussi s'émanciper de la situation.

 

Ce sont là deux choses à la fois distinctes et inséparables que se répéter et s'émanciper d'une situation.

S'émanciper, cela peut signifier que l'énoncé ne s'inscrit plus dans la situation mais que la situation s'inscrit en lui.

 

*

 

Rien n'est moins évident que de se remémorer un énoncé, de l'inscrire dans la mémoire. En principe, un énoncé s'efface instantanément au profit de sa signification.

En principe, on retient seulement la signification d'un énoncé, et si l'on doit répéter, nul ne se sent tenu de répéter mot pour mot.

 

On peut se demander comment il est possible de retenir une signification sans retenir une littéralité, mais c'est en réalité assez simple. Il est ensuite tout aussi simple de reformuler un énoncé qui pourra être très différent.

 

*

 

J'avais proposé comme atelier d'écriture la lecture des deux premières pages de L'Homme sans qualités de Musil, et la tentative de les reconstituer de mémoire.

Les résultats furent très inégaux, non pas tant par les différentes aptitudes à mémoriser, mais par le choix plutôt des éléments, et même des caractères du texte qui pouvaient être retenus.

Quelqu'un sut très bien reprendre la posture, le ton, la distanciation du narrateur, mêlant récit, descriptions, réflexions et anecdotes dans leur juste proportion et dans le respect des temps et des personnes grammaticales. Son texte ressemblait bien à celui de Musil si ce n'est que tout était différent, aucun élément mémorisé n'était juste. À le juger sur la précision des détails, on aurait pu dire qu'il n'avait rien retenu et tout compris de travers.

Une autre n'avait retenu que les éléments narratifs mettant en scène les deux premiers personnages, et avait rejeté tous le reste comme digression accessoire.

 

Une arriva à une reconstitution étonnante, à la fois des éléments et de la structure du texte. Je n'aurais jamais cru qu'une telle exactitude fût possible. Je suivais sa lecture en même temps sur le texte original : seuls les mots changeaient.

Tous ces éléments sont très intéressants quant à ce qu'on appelle « se souvenir de ce qu'on a lu », ou « entendu ».

 

*

 

La mémorisation des paroles est tout à fait distincte de la mémorisation des significations.

Des générations d'écoliers ont appris des choses semblables à : Si votre ramage ressemble à votre plumage, /Vous êtes le phénix des hôtes de ces bois. Sans parvenir à une idée bien claire de la signification de tous ces termes.

 

Le saut qualitatif décisif entre deux sortes d'énoncés est là : quand il y a mémorisation des termes ; inscription dans la mémoire, au regard de laquelle l'inscription graphique n'est qu'un cas particulier.

 

L'aspect musical, vocal — l'air et les sonorités — acquièrent dans cette inscription mnésique une importance accrue par rapport à l'aspect sémantique.

L'air, les sonorités, plus prégnantes, nous aident à retrouver les mots justes, et non l'inverse.

 

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Pourquoi les chanteurs donnent-ils lieu à de véritables cultes chez les très jeunes gens ? Parce qu'il leurs donnent les moyens d'une étonnante expérience.

Dans un premier temps, on est séduit par un chant, et par une voix. Pour cela il n'est même pas nécessaire de comprendre des mots. Ce chant vient nous habiter, tourne en tête et fait fredonner.

La réitération de l'air fait advenir les paroles. Les paroles commencent à hanter avant même qu'elles ne soient toutes comprises, et moins encore, donc, la signification de la chanson entière.

 

On peut distinguer ainsi trois strates du chant : l'air, les paroles, le sens. On peut même en définir quatre, en plaçant au début la voix. Tandis qu'on avance dans ces strates successives, les suivantes étayent en retour les premières. Trouvant les paroles, on se rapproche mieux de l'air original ; découvrant mieux le sens, on complète les paroles mal interprétées, on se rapproche encore de l'air, du ton juste, de l'intonation de la voix.

 

Cette expérience est souvent vécue par les très jeunes gens comme une véritable initiation mystique à la parole. Et il y a en effet de quoi surprendre ceux qui ne partagent pas cette expérience.

Les chanteurs auxquels un tel culte est voué n'ont la plupart du temps ni des paroles ni des musiques extraordinaires. Leurs voix non plus ne sont pas nécessairement remarquables, et les « messages » de leurs chansons sont souvent assez pauvres. La pauvreté même de ces quatre strates prises séparément, les sert, laisse intacte le miracle de leur intime unification.

 

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N'est-ce pas surprenant ? Ce qui de la parole s'inscrit d'abord est ce qui en est le plus musical (donc sonore).

Je parle bien sûr de l'inscription, et pas de l'écriture qui n'en est qu'une modalité.

 

Il est clair que toute écriture, j'entends toute marque plastique servant de support à la mémoire, est plus ou moins fragmentaire. Elle n'est à vrai dire qu'un repère. Quelle que soit l'élaboration d'un système graphique, il ne peut prétendre coder toute la subtilité de l'énoncé sonore.

 

*

 

Al Farabi donnait une définition de la grammaire qui ne manque pas de surprendre aujourd'hui. Succinctement, la grammaire, pour les grammairiens du millénaire antérieur, est la discipline qui enseigne comment vocaliser le langage — c'est à dire comment on habille de sons le squelette des lettres.

Il est vrai qu'une telle définition ne peut parfaitement se comprendre qu'au sein de la langue arabe, avec son écriture bien particulière.

L'écriture arabe classique comporte au moins trois strates. On a d'abord les lettres, au nombre de vingt-deux, qui sont des consonnes. L'écriture courante s'en contente généralement, ce qui permet d'écrire très rapidement à la vitesse où l'on parle.

À ces vingt-deux lettres consonantiques s'ajoutent les accents, inscrits au dessus ou au dessous des lettres, qui marquent les voyelles : deux triplets : a, u, i, ã, un, in ; plus une voyelle muette notée par un petit rond. On a encore deux autres signes : le hamza, qui marque l'attaque vocalique, et une sorte de petit 'm' à l'envers qui se trace sous les six voyelles prononcées pour indiquer le redoublement de la consonne ; et quelques autres broutilles plus ou moins combinatoires.

À cette double série de signes graphiques, s'ajoutent encore une série d'accentuations diverses dont je ne connais à peu près rien, et qu'on ne rencontre que dans des calligraphies anciennes et traditionnelles.

 

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L'inscription, c'est avant tout la répétition, la réitération.

L'écriture n'est rien d'autre qu'un moyen de répéter des paroles. Ceci est une très importante banalité.

L'écriture n'existe que pour être lue. Et, d'une certaine façon, n'existe que quand elle est lue, c'est à dire, quand la parole est ressassée.

Aussi l'importance du ressassement, de la répétition, ne doit pas être masquée par celle de l'écriture seule, qui n'en est qu'un possible instrument.

 

*

 

Qu'est-ce exactement que répéter ?

Il y a au moins deux façons de répéter : l'une, en sachant qu'on répète ; l'autre, en l'ignorant.

Indépendamment de cette distinction, une autre encore est à faire : on peut répéter exactement, mot pour mot, et l'on peut répéter en modifiant, en corrigeant, ajoutant ou supprimant.

Ces deux distinctions se combinent ainsi :

On peut répéter :

1. Consciemment sans ne rien changer - et ceci de deux façons :

1.1. Consciemment sans ne rien changer consciemment

1.2. Consciemment sans ne rien changer inconsciemment

2. Inconsciemment sans ne rien changer

3. Consciemment en corrigeant - et ceci encore de deux façons :

3.1. Consciemment en corrigeant consciemment

3.1. Consciemment en corrigeant inconsciemment

4. Inconsciemment en corrigeant.

 

***

 

Comme d'habitude autour de quoi je tourne soulève des quantités de questions annexes. La mémoire, pas exemple, qu'est-ce que ce peut bien être ?

J'ai tout de suite dit « inscription dans la mémoire ». Je n'ai pourtant pas la moindre idée de la signification du mot « mémoire » si je le considère seul. Pour moi, c'est une locution toute entière dans laquelle « mémoire » qualifie simplement un type d'inscription — celle de l'enfant qui retient, par exemple : « Si votre ramage... des hôtes de ces bois ».

Je devrais écrire ainsi : « inscription-dans-la-mémoire », et ne pas m'attarder à la signification de chaque terme.

On peut inscrire des signes sonores sur un disque, sur un rouleau, on peut les transcrire en lettres, qu'on inscrit sur du papier, une stèle, une tablette, on peut les transcrire en données numériques, etc... et l'on peut aussi les « inscrire-dans-la-mémoire »... ce qui est presque synonyme de « nulle part ».

 

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— Nulle part ?

On est tenté de faire appel ici à la biologie, à la neurologie : dans la tête, donc.

Ce serait un détour bien complexe pour ce qu'on sait faire sans même s'en rendre compte.

 

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« Répéter comme un perroquet », voilà une expression intéressante. Elle est à mettre en relation avec le culte des chanteurs chez les très jeunes gens : nul doute qu'il y a au départ quelque chose comme « répéter comme un perroquet ».

 

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Presque tous les animaux sont capables de répéter des signes sonores ou une gestuelle.

Sur ce point, il serait intéressant d'étudier plus attentivement le mouvement animal (musculaire) selon les trois catégories : causalité, finalité, intentionnalité (vouloir dire).

On pourrait encore dire : réaction, intention, expression.

 

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Descartes est allé très loin en n'accordant aux animaux que des réactions, c'est à dire en niant qu'ils aient une âme. Cela revient à refuser aux animaux ce qui en fait des animaux : « Les animaux n'existent pas. Ce que nous avons pris pour des animaux ne sont que des machines organiques. »

 

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La notion musicale de « temps » est décisive dans l'oralité. Elle déploie dans la versification toute son importance.

La linguistique est étonnement silencieuse sur ce point essentiel qu'est la versification et le découpage des syllabes.

L'hémistiche du vers que citait Roubaud lors du colloque Poésie et Logique : Je brûle pour Thésée. On découpe donc la diction ainsi : Je - brû - le - pour - Thé - sée. Mais il n'est pas impensable de le dire ainsi : Je - brûl - pour - Thé - sée. Ou même : J'brûl - pour - Thé - sée.

Même la phonologie n'est pas très attentive à la « mesure », qu'elle néglige en comparaison de l'intonation et de la durée.

 

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Hier, le 18 juin, j'ai fait une lecture de AURORE II.2. Une lecture difficile car, privé de pupitre, je ne pouvais tenir en main le micro, ce qui gênait ma mobilité et m'obligeait à baisser le regard sur mes feuilles. Maudits organisateurs !

Aurore a été écrit d'une façon particulière : d'un trait, sans ponctuer, sans me relire. Je me suis donc rapproché au plus près de l'oral, d'un enregistrement oral improvisé. Je ne me suis pas interdit les corrections. Elles ont cependant été mineures et peu nombreuses. Je n'ai d'ailleurs pu corriger efficacement qu'en relisant vite et à haute voix.

Le rythme, le mouvement, disons le chant, est essentiel à ce texte. Un élément déterminant du chant, de la musique, de la langue est la métrique.

La métrique est la parente pauvre de la linguistique contemporaine, même de la phonologie, qui s'intéressent plus aux phonèmes, aux tons, à l'accentuation.

Le mètre est basé sur les syllabes, non sur les phonèmes. Un groupe de voyelles peut former une ou plusieurs syllabes. Le phonème a un rôle déterminant dans l'indication de sens ("encore" n'est pas "encre"), mais les syllabes déterminent la métrique. Ainsi, néant prononcé en une ou deux syllabes, change la métrique sans ne rien changer au sens (comme "bou-le-ver-sant" et "boule-ver-sant").

La métrique est au cœur de toutes les grandes traditions littéraires, et sans doute des mineures. On pourrait dire que la littérature — part distincte de l'écriture — commence avec le souci de la métrique. Une parole — ce que ça veut dire — peut être défigurée si, après avoir été retranscrite, elle est prononcée sans sa métrique.

 

Ce soir, au cours de l'atelier d'écriture, on va lire Aurore à haute voix en cherchant à reconstituer sa métrique. On va se mettre en tête qu'il ne s'agit pas seulement de répéter des phonèmes, mais des syllabes.

 

Pour mieux y parvenir, on se servira aussi de vers réguliers : un passage d'un de mes livres inédits, Quadrature : La Tour.

Il me semble que la métrique guide autrement la pensée. La linguistique ne conçoit pas d'unité intermédiaire entre phonèmes et ce qu'on appelle parfois sèmes (unités minimales de sens et/ou de fonction : racines, suffixes, préfixes...). La parole articulerait donc des phonèmes en sèmes, et des sèmes en phrases, en locutions. La métrique alors n'apparaît plus. On connaît le son, pas le chant. Et pourtant, le chant aussi articule la pensée, et de même le geste, le mouvement du corps.

Comment donc ?

On pourra essayer ce soir de déblayer le chemin.

 

En attendant, on peut essayer d'écrire suivant une fixe métrique : je propose celle, impaire, du Tanka : 7-7-5-7-5 syllabes.

Si l'on y tient, on pourra aussi tenter des mètres pairs. On se dispensera de rimer.